La Théorie physique/PREMIERE PARTIE/Chapitre IV/V

La bibliothèque libre.
Chevalier & Rivière (p. 108-119).
§ V. — La Physique anglaise et le modèle mécanique.

On trouve à chaque instant, dans les traités de Physique publiés en Angleterre, un élément qui étonne à un haut degré l’étudiant français ; cet élément, qui accompagne presque invariablement l’exposé d’une théorie, c’est le modèle. Rien ne fait mieux saisir la façon, bien différente de la nôtre, dont procède l’esprit anglais dans la constitution de la science, que cet usage du modèle.

Deux corps électrisés sont en présence ; il s’agit de donner une théorie de leurs attractions ou de leurs répulsions mutuelles. Le physicien français ou allemand, qu’il se nomme Poisson ou Gauss, place par la pensée, dans l’espace extérieur à ces corps, cette abstraction qu’on nomme un point matériel, accompagnée de cette autre abstraction qu’on nomme une charge électrique ; il cherche alors à calculer une troisième abstraction, la force à laquelle le point matériel est soumis ; il donne des formules qui, pour chaque position possible de ce point matériel, permettent de déterminer la grandeur et la direction de cette force ; de ces formules, il déduit une série de conséquences ; il montre notamment qu’en chaque point de l’espace la force est dirigée suivant la tangente à une certaine ligne, la ligne de force ; que toutes les lignes de force traversent normalement certaines surfaces dont il donne l’équation, les surfaces d’égal niveau potentiel ; qu’elles sont, en particulier, normales aux surfaces des deux conducteurs électrisés, qui figurent au nombre des surfaces d’égal niveau potentiel ; il calcule la force à laquelle est soumis chaque élément de ces deux surfaces ; enfin il compose toutes ces forces élémentaires selon les règles de la Statique ; il connaît alors les lois des actions mutuelles des deux corps électrisés.

Toute cette théorie de l’Électrostatique constitue un ensemble de notions abstraites et de propositions générales, formulées dans le langage clair et précis de la géométrie et de l’algèbre, reliées entre elles par les règles d’une sévère logique ; cet ensemble satisfait pleinement la raison d’un physicien français, son goût de la clarté, de la simplicité et de l’ordre.

Il n’en va pas de même pour un Anglais ; ces notions abstraites de point matériel, de force, de ligne de force, de surface d’égal niveau potentiel, ne satisfont pas son besoin d’imaginer des choses concrètes, matérielles, visibles et tangibles. « Tant que nous nous en tenons à ce mode de représentation, dit un physicien anglais[1], nous ne pouvons nous former une représentation mentale des phénomènes qui se passent réellement. » C’est pour satisfaire à ce besoin qu’il va créer un modèle.

Le physicien français ou allemand concevait, dans l’espace qui sépare les deux conducteurs, des lignes de force abstraites, sans épaisseur, sans existence réelle ; le physicien anglais va matérialiser ces lignes, les épaissir jusqu’aux dimensions d’un tube qu’il remplira de caoutchouc vulcanisé ; à la place d’une famille de lignes de force idéales, concevables seulement par la raison, il aura un paquet de cordes élastiques, visibles et tangibles, solidement collées par leurs deux extrémités aux surfaces des deux conducteurs, distendues, cherchant à la fois à se raccourcir et à grossir ; lorsque les deux conducteurs se rapprochent l’un de l’autre, il voit ces cordes élastiques les tirer, il voit chacune d’elles se ramasser et s’enfler ; tel est le célèbre modèle des actions électrostatiques imaginé par Faraday, admiré, comme une œuvre de génie, par Maxwell et par l’École anglaise tout entière.

L’emploi de semblables modèles mécaniques, rappelant, par certaines analogies plus ou moins grossières, les particularités de la théorie qu’il s’agit d’exposer, est constant dans les traités de Physique anglais ; les uns en font seulement un usage modéré ; d’autres, au contraire, font appel à chaque instant à ces représentations mécaniques. Voici un livre[2] destiné à exposer les théories modernes de l’électricité, à exposer une théorie nouvelle ; il n’y est question que de cordes qui se meuvent sur des poulies, qui s’enroulent autour de tambours, qui traversent des perles, qui portent des poids ; de tubes qui pompent de l’eau, d’autres qui s’enflent et se contractent ; de roues dentées qui engrènent les unes les autres, qui entraînent des crémaillères ; nous pensions entrer dans la demeure paisible et soigneusement ordonnée de la raison déductive ; nous nous trouvons dans une usine.

Bien loin que l’usage de semblables modèles mécaniques facilite l’intelligence d’une théorie à un lecteur français, il faut au contraire à celui-ci, dans bien des cas, un effort sérieux pour saisir le fonctionnement de l’appareil, parfois très compliqué, que l’auteur anglais lui décrit, pour reconnaître des analogies entre les propriétés de cet appareil et les propositions de la théorie qu’il s’agit d’illustrer ; cet effort est souvent beaucoup plus grand que celui dont le Français a besoin pour comprendre dans sa pureté la théorie abstraite que le modèle prétend incarner.

L’Anglais, au contraire, trouve l’usage du modèle tellement nécessaire à l’étude de la Physique que, pour lui, la vue du modèle finit par se confondre avec l’intelligence même de la théorie. Il est curieux de voir cette confusion formellement acceptée et proclamée par celui-là même qui est, aujourd’hui, la plus haute expression du génie scientifique anglais, par celui qui, longtemps illustre sous le nom de William Thomson, a été élevé à la pairie avec le titre de lord Kelvin.

« Mon objet, dit W. Thomson en ses Leçons de Dynamique moléculaire[3], est de montrer comment on peut, en chacune des catégories de phénomènes physiques que nous avons à considérer, et quels que soient ces phénomènes, construire un modèle mécanique qui remplisse les conditions requises. Lorsque nous considérons les phénomènes d’élasticité des solides, nous éprouvons le besoin de présenter un modèle de ces phénomènes. Si, à un autre moment, nous avons à considérer les vibrations de la lumière, il nous faut un modèle de l’action qui se manifeste en ces effets. Nous éprouvons le besoin de rattacher à ce modèle notre compréhension de l’ensemble. Il me semble que le vrai sens de cette question : Comprenons-nous ou ne comprenons-nous pas tel sujet de Physique ? est celui-ci : Pouvons-nous construire un modèle mécanique correspondant ? J’ai une extrême admiration pour le modèle mécanique de l’induction électromagnétique qui est dû à Maxwell ; il a créé un modèle capable d’exécuter toutes les opérations merveilleuses que l’électricité effectue par les courants induits, etc. ; on ne saurait douter qu’un modèle mécanique de ce genre ne soit extrêmement instructif et ne marque un pas vers une théorie mécanique nettement définie de l’Électromagnétisme. »

« Je ne suis jamais satisfait, dit encore W. Thomson en un autre passage[4], tant que je n’ai pu construire un modèle mécanique de l’objet que j’étudie ; si je puis faire un modèle mécanique, je comprends ; tant que je ne puis pas faire un modèle mécanique, je ne comprends pas ; et c’est pourquoi je ne comprends pas la théorie électromagnétique de la lumière. Je crois fermement en une théorie électromagnétique de la lumière ; quand nous comprendrons l’électricité, le magnétisme et la lumière, nous les verrons comme les parties d’un tout ; mais je demande à comprendre la lumière le mieux possible sans introduire des choses que je comprends encore moins. Voilà pourquoi je m’adresse à la Dynamique pure. Je puis trouver un modèle en Dynamique pure ; je ne le puis en Électromagnétisme. »

Comprendre un phénomène physique, c’est donc, pour les physiciens de l’École anglaise, composer un modèle qui imite ce phénomène ; dès lors, comprendre la nature des choses matérielles, ce sera imaginer un mécanisme dont le jeu représentera, simulera, les propriétés des corps ; l’École anglaise est acquise entièrement aux explications purement mécaniques des phénomènes physiques.

La théorie purement abstraite que Newton a prônée, que nous avons longuement étudiée, paraîtra bien peu intelligible aux adeptes de cette École.

« Il est, écrit W. Thomson[5], une classe de théories qui ont pour fondements un petit nombre de généralisations de l’expérience ; ces théories sont, aujourd’hui, très usitées ; dans certains cas, elles ont donné des résultats nouveaux et importants, que l’expérience a vérifiés ultérieurement. Telles sont la théorie dynamique de la chaleur, la théorie ondulatoire de la lumière, etc. La première repose sur cette conclusion de l’expérience que la chaleur est une forme de l’énergie ; elle renferme beaucoup de formules qui sont, pour le moment, obscures et sans interprétation possible, parce que nous ne connaissons pas les mouvements et les déformations des molécules des corps… La même difficulté se rencontre dans la théorie de la lumière. Avant que nous puissions dissiper l’obscurité de cette théorie, il nous faudrait connaître quelque chose de la constitution ultime ou moléculaire des corps ou groupes de molécules ; jusqu’à présent, les molécules ne nous sont connues que sous forme d’agrégats. »

Cette prédilection pour les théories explicatives et mécaniques n’est pas, assurément, un caractère qui suffise à distinguer les doctrines anglaises des traditions scientifiques qui fleurissent en d’autres pays ; les théories mécaniques ont revêtu leur forme la plus absolue en un génie français, le génie de Descartes ; le Hollandais Huygens et l’École suisse des Bernoulli ont lutté pour garder aux principes de l’atomisme toute leur rigidité. Ce qui distingue l’École anglaise, ce n’est point d’avoir tenté la réduction de la matière à un mécanisme, c’est la forme particulière de ses tentatives pour obtenir cette réduction.

Sans doute, partout où les théories mécaniques ont germé, partout où elles se sont développées, elles ont dû leur naissance et leur progrès à une défaillance de la faculté d’abstraire, à une victoire de l’imagination sur la raison. Si Descartes et les philosophes qui l’ont suivi ont refusé d’attribuer à la matière toute qualité qui n’était pas purement géométrique ou cinématique, c’est parce qu’une telle qualité était occulte ; parce que, concevable seulement à la raison, elle demeurait inaccessible à l’imagination ; la réduction de la matière à la géométrie par les grands penseurs du xviie siècle marque clairement qu’à cette époque le sens des profondes abstractions métaphysiques, épuisé par les excès de la Scolastique en décadence, s’était assoupi.

Mais chez les grands physiciens de France, de Hollande, de Suisse, d’Allemagne, le sens de l’abstraction peut avoir des défaillances ; il ne sommeille jamais complètement. Il est vrai, l’hypothèse que tout, dans la nature matérielle, se ramène à la géométrie et à la cinématique, est un triomphe de l’imagination sur la raison. Mais, après avoir cédé sur ce point essentiel, la raison, du moins, reprend ses droits lorsqu’il s’agit de déduire les conséquences, de construire le mécanisme qui doit représenter la matière ; les propriétés de ce mécanisme doivent résulter logiquement des hypothèses qui ont été prises comme fondements du systhème cosmologique. Descartes, par exemple, et Malebranche après lui, une fois admis le principe que l’étendue est l’essence de la matière, ont bien soin d’en déduire que la matière a partout la même nature ; qu’il ne peut y avoir plusieurs substances matérielles différentes ; que, seules, les formes et les mouvements peuvent distinguer l’une de l’autre les différentes parties de la matière ; qu’une même quantité de matière occupe toujours un même volume, en sorte que la matière est incompressible ; et ils cherchent à construire logiquement un système qui explique les phénomènes naturels en ne faisant intervenir que ces deux éléments : la figure des parties mues et le mouvement dont elles sont animées.

Non seulement la construction du mécanisme qui servira à expliquer les lois de la Physique est soumise à certaines exigences logiques et tenue de respecter certains principes, mais encore les corps qui servent à composer ces mécanismes ne sont nullement semblables aux corps visibles et concrets que nous observons et que nous manions chaque jour ; ils sont formés d’une matière abstraite, idéale, définie par les principes de la Cosmologie dont se réclame le physicien ; matière qui ne tombe point sous les sens, qui est visible et saisissable à la seule raison ; matière cartésienne, qui n’est qu’étendue et mouvement, ou matière atomistique, qui ne possède aucune propriété, si ce n’est la figure et la dureté.

Lorsqu’un physicien anglais cherche à construire un modèle propre à représenter un ensemble de lois physiques, il ne s’embarrasse d’aucun principe cosmologique, il ne s’astreint à aucune exigence logique. Il ne cherche pas à déduire son modèle d’un système philosophique ni même à le mettre d’accord avec un tel système. Il n’a qu’un objet : créer une image visible et palpable des lois abstraites que son esprit ne pourrait saisir sans le secours de ce modèle. Pourvu que le mécanisme soit bien concret, bien clair aux yeux de l’imagination, il lui importe peu que la cosmologie atomiste s’en déclare satisfaite ou que les principes du Cartésianisme le condamnent.

Le physicien anglais ne demande donc à aucune métaphysique de lui fournir les éléments avec lesquels il composera ses mécanismes ; il ne cherche pas à savoir quelles sont les propriétés irréductibles des éléments ultimes de la matière. W. Thomson, par exemple, ne se pose jamais des questions philosophiques telles que celles-ci : La matière est-elle continue ou formée d’éléments individuels ? Le volume d’un des éléments ultimes de la matière est-il variable où invariable ? De quelle nature sont les actions qu’exerce un atome, sont-elles efficaces à distance ou seulement au contact ? Ces questions ne se présentent même pas à son esprit ; ou plutôt, lorsqu’elles se présentent à lui, il les repousse comme oiseuses et nuisibles au progrès de la science :

« L’idée de l’atome, dit-il[6], s’est trouvée constamment associée à des suppositions inadmissibles comme la dureté infinie, la rigidité absolue, les mystiques actions à distance, l’indivisibilité ; aussi, à notre époque, les chimistes et bon nombre d’autres hommes raisonnables et curieux de la nature, perdant patience avec cet atome, l’ont relégué dans le royaume de la métaphysique ; ils en font un objet plus petit que tout ce qu’on peut concevoir. Mais, si l’atome est d’une inconcevable petitesse, pourquoi l’action chimique n’est-elle pas infiniment rapide ? La chimie est impuissante à traiter cette question et beaucoup d’autres problèmes d’une plus haute importance ; elle est arrêtée par la rigidité de ses suppositions premières, qui l’empêchent de regarder un atome comme une portion réelle de matière, occupant un espace fini, d’une petitesse qui n’échappe pas à toute mesure, et servant à constituer tout corps palpable. »

Les corps avec lesquels le physicien anglais construit ses modèles ne sont pas des conceptions abstraites élaborées par la métaphysique ; ce sont des corps concrets, semblables à ceux qui nous entourent, solides ou liquides, rigides ou flexibles, fluides ou visqueux ; et par solidité, fluidité, rigidité, flexibilité, viscosité, il ne faut pas entendre des propriétés abstraites, dont la définition se tirerait d’une certaine cosmologie ; ces propriétés ne sont nullement définies, mais imaginées au moyen d’exemples sensibles : la rigidité évoque l’image d’un bloc d’acier ; la flexibilité, celle d’un fil de cocon ; la viscosité, celle de la glycérine. Pour exprimer d’une manière plus saisissante ce caractère concret des corps avec lesquels il fabrique ses mécanismes, W. Thomson ne craint pas de les désigner par les termes les plus vulgaires ; il les appelle des renvois de sonnette, des ficelles, de la gelée. Il ne saurait marquer d’une manière plus nette qu’il ne s’agit pas de combinaisons destinées à être conçues par la raison, mais de mécaniques destinées à être vues par l’imagination.

Il ne saurait, non plus, nous avertir plus clairement que les modèles qu’il nous propose ne doivent pas être pris pour des explications des lois naturelles ; celui qui leur attribuerait une telle signification s’exposerait à d’étranges surprises.

Navier et Poisson ont formulé une théorie de l’élasticité des corps cristallisés ; 18 coefficients, en général distincts les uns des autres, caractérisent chacun de ces corps[7]. W. Thomson a cherché à illustrer cette théorie au moyen d’un modèle mécanique. « Nous n’avons pu, dit-il[8], nous déclarer satisfaits que nous ne soyons parvenus à créer un modèle avec 18 modules indépendants. » Huit boules rigides, placées aux huit sommets d’un parallélipipède, et reliées les unes aux autres par un nombre suffisant de ressorts à boudin, composent le modèle proposé. À son aspect, grand serait le désappointement de celui qui aurait attendu une explication des lois de l’élasticité ; comment, en effet, s’expliquerait l’élasticité des ressorts à boudin ? Aussi, le grand physicien anglais n’a-t-il point donné ce modèle pour une explication. « Bien que la constitution moléculaire des solides qui a été supposée dans ces remarques, et qui a été illustrée mécaniquement dans notre modèle, ne doive pas être regardée comme vraie en nature, néanmoins la construction d’un modèle mécanique de ce genre est certainement très instructive. »

  1. O. Lodge : Op. cit., p. 16.
  2. O. Lodge : Op. cit., passim.
  3. W. Thomson : Lectures on molecular Dynamics, and the Wawe-Theory of Light. John Hopkins University, Baltimore, 1884, p. 131. Voir aussi : Sir W. Thomson (lord Kelvin) ;  : Conférences scientifiques et allocutions, trad. par P. Lugol et annotées par M. Brillouin : Constitution de la matière, Paris, 1893.
  4. W. Thomson : Lectures on molecular Dynamics, p. 270.
  5. W. Thomson and P.-G. Tait : Treatise on natural Philosophy, vol. I, Ire part., art. 385.
  6. W. Thomson : The Size of Atoms, Nature, mars 1810. — Réimprimé dans Thomson and Tait : Treatise on Natural Philosophy, IIe part., app. F.
  7. Du moins selon W. Thomson. En réalité, Navier n’a jamais traité que des corps isotropes. Selon la théorie de Poisson, l’élasticité d’un corps cristallisé dépend seulement de 15 coefficients ; les principes de la théorie de Navier, appliqués aux corps cristallisés, conduisent à un résultat semblable.
  8. W. Thomson : Lectures on molecular Dynamics, p. 131.