La Théorie physique/SECONDE PARTIE/Chapitre I/III

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Chevalier & Rivière (p. 177-180).

§ III. — Quantité et qualité.

Le caractère essentiel de tout attribut appartenant à la catégorie de la quantité est donc le suivant : Chaque état de grandeur d’une quantité peut toujours être formé, par voie d’addition, au moyen d’autres états plus petits de la même quantité ; chaque quantité est la réunion, par une opération commutative et associative, de quantités moindres que la première, mais de même espèce qu’elle, qui en sont les parties.

Ce caractère, la Philosophie péripatéticienne l’exprimait par une formule, trop concise pour rendre pleinement tous les détails de la pensée, en disant : La quantité est ce qui a des parties les unes hors les autres.

Tout attribut qui n’est pas quantité est qualité.

« Qualité, dit Aristote, est un de ces mots qui sont pris en beaucoup de sens. » Qualité, la forme d’une figure de géométrie, qui en fait un cercle ou un triangle ; qualités, les propriétés sensibles des corps, le chaud et le froid, le clair et l’obscur, le rouge et le bleu ; être en bonne santé, qualité ; être vertueux, qualité ; être grammairien, géomètre ou musicien, qualités.

« Il est des qualités, ajoute le Stagirite, qui ne sont pas susceptibles de plus ou de moins ; un cercle n’est pas plus ou moins circulaire ; un triangle n’est pas plus ou moins triangulaire. Mais la plupart des qualités sont susceptibles de plus ou de moins ; elles sont capables d’intensité ; une chose blanche peut devenir plus blanche. »

Au premier abord, on serait tenté d’établir un rapprochement entre les diverses intensités d’une même qualité et les divers états de grandeur d’une même quantité ; de comparer l’élévation d’intensité (intensio) ou l’affaiblissement d’intensité (remissio) à l’accroissement ou à la diminution d’une longueur, d’une surface, d’un volume.

sont divers géomètres. peut être aussi bon géomètre que , ou meilleur géomètre, ou moins bon géomètre. Si est aussi bon géomètre que et aussi bon géomètre que est aussi bon géomètre que . Si est meilleur géomètre que et meilleur géomètre que est meilleur géomètre que .

sont des étoffes rouges dont nous comparons les nuances. L’étoffe peut être d’un rouge aussi éclatant, moins éclatant ou plus éclatant que l’étoffe . Si la nuance de est aussi éclatante que la nuance de et la nuance de aussi éclatante que la nuance de , la nuance de est aussi éclatante que la nuance de . Si l’étoffe est d’un rouge plus vif que l’étoffe et celle-ci d’un rouge plus vif que l’étoffe , l’étoffe est d’un rouge plus vif que l’étoffe .

Ainsi, pour exprimer que deux qualités de même espèce sont ou ne sont pas de même intensité, on peut employer les signes  ; ils garderont les mêmes propriétés qu’en Arithmétique.

L’analogie entre les quantités et les qualités s’arrête là.

Une grande quantité, nous l’avons vu, peut toujours être formée par l’addition d’un certain nombre de petites quantités de même espèce. Le grand nombre de grains que renferme un sac de blé peut toujours être obtenu par la réunion de monceaux de blé dont chacun renferme une moindre quantité de grains. Un siècle est une succession d’années ; une année, une succession de jours, d’heures, de minutes. Un chemin long de plusieurs lieues se parcourt en mettant bout à bout les brefs segments que le marcheur franchit à chaque pas. Un champ de grande étendue peut se morceler en parcelles de moindre surface.

Rien de semblable dans la catégorie de la qualité. Réunissez en un vaste congrès autant de géomètres médiocres que vous en pourrez rencontrer ; vous n’aurez pas l’équivalent d’un Archimède ou d’un Lagrange. Cousez les uns aux autres des lambeaux d’étoffe d’un rouge sombre ; la pièce obtenue ne sera pas d’un rouge éclatant.

Une qualité d’une certaine espèce et d’une certaine intensité ne résulte en aucune manière de plusieurs qualités de même espèce et d’intensité moindre. Chaque intensité d’une qualité a ses caractères propres, individuels, qui la rendent absolument hétérogène aux intensités moins élevées ou aux intensités plus élevées. Une qualité d’une certaine intensité ne contient pas, à titre de partie intégrante, la même qualité portée à une moindre intensité ; elle n’entre pas, à titre de partie, dans la composition de la même qualité rendue plus intense. L’eau bouillante est plus chaude que l’alcool bouillant, et celui-ci plus chaud que l’éther bouillant ; mais ni le degré de chaleur de l’alcool bouillant, ni le degré de chaleur de l’éther bouillant ne sont des parties du degré de chaleur de l’eau bouillante. Celui qui dirait que la chaleur[1] de l’eau bouillante est la somme de la chaleur de l’alcool bouillant et de la chaleur de l’éther bouillant, énoncerait un non-sens. Diderot demandait plaisamment combien il fallait de boules de neige pour chauffer un four ; la question n’est embarrassante que pour qui confond qualité et quantité.

Ainsi, dans la catégorie de la qualité, on ne rencontre rien qui ressemble à la formation d’une grande quantité au moyen de petites quantités qui en soient les parties ; on ne trouve aucune opération, à la fois commutative et associative, qui puisse mériter le nom d’addition et être représentée par le signe  ; partant, sur la qualité, la mesure, issue de la notion d’addition, ne saurait avoir prise.

  1. Il est bien entendu que nous prenons ici le mot chaleur au sens du langage courant, sens qui n’a rien de commun avec celui que les physiciens attribuent au mot quantité de chaleur.