La Théorie physique/SECONDE PARTIE/Chapitre III

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Chevalier & Rivière (p. 213-232).


CHAPITRE III

LA DÉDUCTION MATHEMATIQUE ET LA THÉORIE PHYSIQUE


§ I. — À peu près physique et précision mathématique.


Lorsqu’on se propose de construire une théorie physique, on a d’abord à choisir, parmi les propriétés que révèle l’observation, celles que l’on regardera comme des qualités premières, et à les représenter par des symboles algébriques ou géométriques.

Cette première opération, à l’étude de laquelle nous avons consacré les deux chapitres précédents, étant achevée, on en doit accomplir une seconde : Entre les symboles algébriques ou géométriques qui représentent les propriétés premières, on doit établir des relations ; ces relations serviront de principes aux déductions par lesquelles la théorie se développera.

Il semblerait donc naturel d’analyser maintenant cette seconde opération, l’énoncé des hypothèses. Mais avant de tracer le plan des fondations qui porteront un édifice, de choisir les matériaux avec lesquels on les bâtira, il est indispensable de savoir quel sera l’édifice, de connaître les pressions qu’il exercera sur ses assises. C’est donc seulement à la fin de notre étude que nous pourrons préciser les conditions qui s’imposent au choix des hypothèses.

Nous allons, dès lors, aborder immédiatement l’examen de la troisième opération constitutive de toute théorie, le développement mathématique.

La déduction mathématique est un intermédiaire ; elle a pour objet de nous enseigner qu’en vertu des hypothèses fondamentales de la théorie, la réunion de telles circonstances entraînera telles conséquences ; que tels faits se produisant, tel autre fait se produira ; de nous annoncer, par exemple, en vertu des hypothèses de la Thermodynamique, que si nous soumettons un bloc de glace à telle compression, ce bloc fondra lorsque le thermomètre marquera tel degré.

La déduction mathématique introduit-elle directement dans ses calculs les faits que nous nommons les circonstances sous la forme concrète où nous les observons ? En tire-t-elle le fait que nous nommons la conséquence sous la forme concrète où nous le constaterons ? Assurément non. Un appareil de compression, un bloc de glace, un thermomètre, sont des choses que le physicien manipule dans son laboratoire ; ce ne sont point des éléments sur lesquels le calcul algébrique ait prise. Le calcul algébrique ne combine que des nombres. Donc, pour que le mathématicien puisse introduire dans ses formules les circonstances concrètes d’une expérience, il faut que ces circonstances aient été, par l’intermédiaire de mesures, traduites en nombres ; que, par exemple, les mots : une telle pression, aient été remplacés par un certain nombre d’atmosphères, qu’il mettra dans son équation à la place de la lettre . De même, ce que le mathématicien obtiendra au bout de son calcul, c’est un certain nombre ; il faudra recourir aux méthodes de mesure pour faire correspondre à ce nombre un fait concret et observable ; par exemple, pour faire correspondre une certaine indication du thermomètre à la valeur numérique prise par la lettre que contenait l’équation algébrique.

Ainsi, à son point de départ comme à son point d’arrivée, le développement mathématique d’une théorie physique ne peut se souder aux faits observables que par une traduction. Pour introduire dans les calculs les circonstances d’une expérience, il faut faire une version qui remplace le langage de l’observation concrète par le langage des nombres ; pour rendre constatable le résultat que la théorie prédit à cette expérience, il faut qu’un thème transforme une valeur numérique en une indication formulée dans la langue de l’expérience. Les méthodes de mesure sont, nous l’avons déjà dit, le vocabulaire qui rend possibles ces deux traductions en sens inverse.

Mais qui traduit, trahit ; traduttore, traditore ; il n’y a jamais adéquation complète entre les deux textes qu’une version fait correspondre l’un à l’autre. Entre les faits concrets, tels que le physicien les observe, et les symboles numériques par lesquels ces faits sont représentés dans les calculs du théoricien, la différence est extrême. Cette différence, nous aurons, plus tard, occasion de l’analyser et d’en marquer les principaux caractères. Pour le moment, un seul de ces caractères va retenir notre attention.

Considérons, tout d’abord, ce que nous nommerons un fait théorique c’est-à-dire cet ensemble de données mathématiques par lesquelles un fait concret est remplacé dans les raisonnements et les calculs du théoricien. Prenons, par exemple, ce fait : La température est distribuée de telle manière sur tel corps.

En un tel fait théorique, il n’y a rien de vague, rien d’indécis ; tout est déterminé d’une manière précise ; le corps étudié est défini géométriquement ; ses arêtes sont de véritables lignes sans épaisseur, ses pointes de véritables points sans dimensions ; les diverses longueurs, les divers angles qui déterminent sa figure sont exactement connus ; à chaque point de ce corps correspond une température, et cette température est, pour chaque point, un nombre qui ne se confond avec aucun autre nombre.

En face de ce fait théorique, plaçons le fait pratique dont il est la traduction. Ici, plus rien de la précision que nous constations il y a un instant. Le corps n’est plus un solide géométrique ; c’est un bloc concret ; si aiguës que soient ses arêtes, chacune d’elles n’est plus l’intersection géométrique de deux surfaces, mais une échine plus ou moins arrondie, plus ou moins dentelée ; ses pointes sont plus ou moins écachées et émoussées ; le thermomètre ne nous donne plus la température en chaque point, mais une sorte de température moyenne relative à un certain volume dont l’étendue même ne peut pas être très exactement fixée ; nous ne saurions, d’ailleurs, affirmer que cette température est tel nombre, à l’exclusion de tout autre nombre ; nous ne saurions déclarer, par exemple, que cette température est rigoureusement égale à 10° ; nous pouvons seulement affirmer que la différence entre cette température et 10° ne surpasse pas une certaine fraction de degré dépendant de la précision de nos méthodes thermométriques.

Ainsi, tandis que les contours de l’image sont arrêtés par un trait d’une précise dureté, les contours de l’objet sont flous, enveloppés, estompés. Il est impossible de décrire le fait pratique sans atténuer, par l’emploi des mots à peu près, ce que chaque proposition a de trop déterminé ; au contraire, tous les éléments qui constituent le fait théorique sont définis avec une rigoureuse exactitude.

De là cette conséquence : Une infinité de faits théoriques différents peuvent être pris pour traduction d’un même fait pratique.

Dire, par exemple, dans l’énoncé du fait théorique, que telle ligne a une longueur de 1 centimètre, ou de 0cm,999, ou de 0cm,993, ou de 1cm,002, ou de 1cm,003, c’est formuler des propositions qui, pour le mathématicien, sont essentiellement différentes ; mais c’est ne rien changer au fait pratique dont le fait théorique est la traduction, si nos moyens de mesure ne nous permettent pas d’apprécier les longueurs inférieures au dixième de millimètre. Dire que la température d’un corps est 10°, ou 9° 99, ou 10° 01, c’est formuler trois faits théoriques incompatibles ; mais ces trois faits théoriques incompatibles correspondent à un seul et même fait pratique, si la précision de notre thermomètre n’atteint pas au cinquantième degré.

Un fait pratique ne se traduit donc pas par un fait théorique unique, mais par une sorte de faisceau qui comprend une infinité de faits théoriques différents ; chacun des éléments mathématiques qui se réunissent pour constituer un de ces faits peut varier d’un fait à l’autre ; mais la variation dont chacun de ces éléments est susceptible ne peut excéder une certaine limite ; cette limite est celle de l’erreur qui peut entacher la mesure de cet élément ; plus les méthodes de mesure sont parfaites, plus l’approximation qu’elles comportent est grande, plus cette limite est étroite ; mais elle ne resserre jamais au point de s’évanouir.



§ II. — Déductions mathématiques physiquement utiles ou
inutiles.

Ces remarques sont bien simples ; elles sont familières au physicien au point d’être banales ; elles n’en ont pas moins, pour le développement mathématique d’une théorie physique, de graves conséquences.

Lorsque les données numériques d’un calcul sont fixées d’une manière précise, ce calcul, si long et si compliqué soit-il, fait également connaître l’exacte valeur numérique du résultat. Si l’on change la valeur des données, on change, en général, la valeur du résultat. Partant, lorsqu’on aura représenté les conditions d’une expérience par un fait théorique nettement défini, le développement mathématique représentera par un autre fait théorique nettement défini le résultat que doit fournir cette expérience ; si l’on change le fait théorique qui traduit les conditions de l’expérience, le fait théorique qui en traduit le résultat changera également. Si, par exemple, dans la formule, déduite des hypothèses thermodynamiques, qui relie le point de fusion de la glace à la pression, nous remplaçons la lettre , qui représente la pression, par un certain nombre, nous connaîtrons le nombre qu’il faut substituer à la lettre , symbole de la température de fusion ; si nous changeons la valeur numérique attribuée à la pression, nous changerons aussi la valeur numérique du point de fusion.

Or, selon ce que nous avons vu au § Ier si l’on se donne d’une manière concrète les conditions d’une expérience, on ne pourra pas les traduire par un fait théorique déterminé sans ambiguïté ; on devra leur faire correspondre tout un faisceau de faits théoriques, en nombre infini. Dès lors, les calculs du théoricien ne présageront pas le résultat de l’expérience sous forme d’un fait théorique unique, mais sous forme d’une infinité de faits théoriques différents.

Pour traduire, par exemple, les conditions de notre expérience sur la fusion de la glace, nous ne pourrons pas substituer au symbole de la pression une seule et unique valeur numérique, la valeur 10 atmosphères, par exemple ; si l’erreur que comporte l’emploi de notre manomètre a pour limite le dixième d’atmosphère, nous devrons supposer que puisse prendre toutes les valeurs comprises entre 9atm,95 et 10atm,05. Naturellement, à chacune de ces valeurs de la pression, notre formule fera correspondre une valeur différente du point de fusion de la glace.

Ainsi les conditions d’une expérience, données d’une manière concrète, se traduisent par un faisceau de faits théoriques ; à ce premier faisceau de faits théoriques, le développement mathématique de la théorie en fait correspondre un second, destiné à figurer le résultat de l’expérience.

Ces derniers faits théoriques ne pourront nous servir sous la forme même où nous les obtenons ; il nous les faudra traduire et mettre sous forme de faits pratiques ; alors seulement nous connaîtrons vraiment le résultat que la théorie assigne à notre expérience. Nous ne devrons pas, par exemple, nous arrêter lorsque nous aurons tiré de notre formule thermodynamique diverses valeurs numériques de la lettre  ; il nous faudra chercher à quelles indications réellement observables, lisibles sur l’échelle graduée de notre thermomètre, correspondent ces indications.

Or, lorsque nous aurons fait cette nouvelle traduction, inverse de celle qui nous occupait tout à l’heure, ce thème, destiné à transformer les faits théoriques en faits pratiques, qu’aurons-nous obtenu ?

Il pourra se faire que le faisceau de faits théoriques, en nombre infini, par lequel la déduction mathématique assigne à notre expérience le résultat qu’elle doit produire, nous fournisse, après traduction, non pas plusieurs faits pratiques différents, mais un seul et unique fait pratique. Il pourra arriver, par exemple, que deux des valeurs numériques trouvées pour la lettre ne diffèrent jamais d’un centième de degré, et que le centième degré marque la sensibilité limite de notre thermomètre ; en sorte que toutes ces valeurs théoriques différentes de correspondent pratiquement à une seule et même lecture sur l’échelle du thermomètre.

Dans un semblable cas, la déduction mathématique aura atteint son but ; elle nous aura permis d’affirmer qu’en vertu des hypothèses sur lesquelles repose la théorie, telle expérience, faite dans telles conditions pratiquement données, doit fournir tel résultat concret et observable ; elle aura rendu possible la comparaison entre les conséquences de la théorie et les faits.

Mais il n’en sera pas toujours ainsi. À la suite de la déduction mathématique, une infinité de faits théoriques se présentent comme conséquences possibles de notre expérience ; en traduisant ces faits théoriques en langage concret, il pourra se faire que nous obtenions non plus un fait pratique unique, mais plusieurs faits pratiques que la sensibilité de nos instruments nous permettra de distinguer les uns des autres. Il pourra se faire, par exemple, que les diverses valeurs numériques données par notre formule thermodynamique pour le point de fusion de la glace présentent de l’une à l’autre un écart atteignant un dixième de degré, ou même un degré, tandis que notre thermomètre nous permet d’apprécier le centième de degré. Dans ce cas, la déduction mathématique aura perdu son utilité ; les conditions d’une expérience étant pratiquement données, nous ne pourrons plus annoncer, d’une manière pratiquement déterminée, le résultat qui doit être observé.

Une déduction mathématique, issue des hypothèses sur lesquelles repose une théorie, peut donc être utile ou oiseuse selon que des conditions pratiquement données d’une expérience elle permet ou non de tirer la prévision pratiquement déterminée du résultat.

Cette appréciation de l’utilité d’une déduction mathématique n’est pas toujours absolue ; elle dépend du degré de sensibilité des appareils qui doivent servir à observer le résultat de l’expérience. Supposons, par exemple, qu’aune pression pratiquement donnée, notre formule thermodynamique fasse correspondre un faisceau de points de fusion de la glace ; qu’entre deux de ces points de fusion, la différence surpasse parfois un centième de degré, mais qu’elle n’atteigne jamais un dixième de degré ; la déduction mathématique qui a fourni cette formule sera réputée utile par le physicien dont le thermomètre apprécie seulement le dixième de degré, et inutile par le physicien dont l’instrument décide sûrement un écart de température d’un centième de degré. On voit par là combien le jugement porté sur l’utilité d’un développement mathématique pourra varier d’une époque à l’autre, d’un laboratoire à l’autre, d’un physicien à l’autre, selon l’habileté des constructeurs, selon la perfection de l’outillage, selon l’usage auquel on destine les résultats de l’expérience.

Cette appréciation peut dépendre aussi de la sensibilité des moyens de mesure qui servent à traduire en nombres les conditions pratiquement données de l’expérience.

Reprenons la formule de thermodynamique qui nous a constamment servi d’exemple. Nous sommes en possession d’un thermomètre qui distingue avec certitude une différence de température d’un centième de degré ; pour que notre formule nous annonce, sans ambiguïté pratique, le point de fusion de la glace sous une pression donnée, il sera nécessaire et suffisant qu’elle nous fasse connaître au centième de degré près la valeur numérique de la lettre

Or, si nous employons un manomètre grossier, incapable de distinguer deux pressions lorsque leur différence n’atteint pas dix atmosphères, il peut arriver qu’une pression pratiquement donnée corresponde, dans la formule, à des points de fusion s’écartant les uns des autres de plus d’un centième de degré ; tandis que si nous déterminions la pression avec un manomètre plus sensible, discernant sûrement deux pressions qui diffèrent d’une atmosphère, la formule ferait correspondre à une pression donnée un point de fusion connu avec une approximation supérieure au centième de degré. Inutile lorsqu’on fait usage du premier manomètre, la formule deviendrait utile si l’on se servait du second.


§ III. — Exemple de déduction mathématique à tout jamais
inutilisable.

Dans le cas que nous venons de prendre pour exemple, nous avons augmenté la précision des procédés de mesure qui servaient à traduire en faits théoriques les conditions pratiquement données de l’expérience ; par là, nous avons resserré de plus en plus le faisceau de faits théoriques que cette traduction fait correspondre à un fait pratique unique ; en même temps, le faisceau de faits théoriques par lequel notre déduction mathématique représente le résultat annoncé de l’expérience s’est resserré, lui aussi ; il est devenu assez étroit pour que nos procédés de mesure lui fassent correspondre un fait pratique unique ; à ce moment, notre déduction mathématique est devenue utile.

Il semble qu’il en doive toujours être ainsi. Si, comme donnée, on prend un fait théorique unique, la déduction mathématique lui fait correspondre un autre fait théorique unique ; dès lors, on est naturellement porté à formuler cette conclusion : Quelque délié que soit le faisceau de faits théoriques que l’on veuille obtenir comme résultat, la déduction mathématique pourra toujours lui assurer cette minceur, pourvu que l’on resserre suffisamment le faisceau de faits théoriques qui représente les données.

Si cette intuition atteignait la vérité, une déduction mathématique issue des hypothèses sur lesquelles repose une théorie physique ne pourrait jamais être inutile que d’une manière relative et provisoire ; quelque délicats que soient les procédés destinés à mesurer les résultats d’une expérience, on pourrait toujours, en rendant assez précis et assez minutieux les moyens par lesquels on traduit en nombres les conditions de cette expérience, faire en sorte que, de conditions pratiquement déterminées, notre déduction tire un résultat pratiquement unique. Une déduction, aujourd’hui inutile, deviendrait utile le jour où l’on accroîtrait notablement la sensibilité des instruments qui servent à apprécier les conditions de l’expérience.

Le mathématicien moderne se tient fort en garde contre ces apparentes évidences qui, si souvent, ne sont que piperies. Celle que nous venons d’invoquer n’est qu’un leurre. On peut citer des cas où elle est en contradiction manifeste avec la vérité. Telle déduction, à un fait théorique unique, pris comme donnée, fait correspondre, à titre de résultat, un fait théorique unique. Si la donnée est un faisceau de faits théoriques, le résultat est un autre faisceau de faits théoriques. Mais on a beau resserrer indéfiniment le premier faisceau, le rendre aussi délié que possible, on n’est pas maître de diminuer autant que l’on veut l’écartement du second faisceau ; bien que le premier faisceau soit infiniment étroit, les brins qui forment le second faisceau divergent et se séparent les uns des autres, sans que l’on puisse réduire leurs mutuels écarts au-dessous d’une certaine limite. Une telle déduction mathématique est et restera toujours inutile au physicien ; quelque précis et minutieux que soient les instruments par lesquels les conditions de l’expérience seront traduites en nombres, toujours, à des conditions expérimentales pratiquement déterminées, cette déduction fera correspondre une infinité de résultats pratiques différents ; elle ne permettra plus d’annoncer d’avance ce qui doit arriver en des circonstances données.

D’une telle déduction, à tout jamais inutile, les recherches de M. J. Hadamard nous fournissent un exemple bien saisissant ; il est emprunté à l’un des problèmes les plus simples qu’ait à traiter la moins compliquée des théories physiques, la Mécanique.

Une masse matérielle glisse sur une surface ; aucune pesanteur, aucune force ne la sollicite ; aucun frottement ne gêne son mouvement. Si la surface sur laquelle elle doit demeurer est un plan, elle décrit une ligne droite avec une vitesse uniforme ; si la surface est une sphère, elle décrit un arc de grand cercle, également avec une vitesse uniforme. Si notre point matériel se meut sur une surface quelconque, il décrit une ligne que les géomètres nomment une ligne géodêsique de la surface considérée. Lorsqu’on se donne la position initiale de notre point matériel et la direction de sa vitesse initiale, la géodésique qu’il doit décrire est bien déterminée.

Les recherches de M. Hadamard[1] ont porté, en particulier, sur les géodésiques des surfaces à courbures opposées, à connexions multiples, qui présentent des nappes infinies ; sans nous attarder ici à définir géométriquement de semblables surfaces, bornons-nous à en donner un exemple.

Imaginons le front d’un taureau, avec les éminences d’où partent les cornes et les oreilles, et les cols qui se creusent entre ces éminences ; mais allongeons sans limite ces cornes et ces oreilles, de telle façon qu’elles s’étendent à l’infini ; nous aurons une des surfaces que nous voulons étudier.

Sur une telle surface, les géodésiques peuvent présenter bien des aspects différents.

Il est, d’abord, des géodésiques qui se ferment sur elles-mêmes. Il en est aussi qui, sans jamais repasser exactement par leur point de départ, ne s’en éloignent jamais infiniment ; les unes tournent sans cesse autour de la corne droite, les autres autour de la corne gauche, ou de l’oreille droite, ou de l’oreille gauche ; d’autres, plus compliquées, font alterner suivant certaines règles les tours qu’elles décrivent autour d’une corne avec les tours qu’elles décrivent autour de l’autre corne, ou de l’une des oreilles. Enfin, sur le front de notre taureau aux cornes et aux oreilles illimitées, il y aura des géodésiques qui s’en iront à l’infini, les unes en gravissant la corne droite, les autres en gravissant la corne gauche, d’autres encore en suivant l’oreille droite ou l’oreille gauche.

Malgré cette complication, si l’on connaît avec une entière exactitude la position initiale d’un point matériel sur ce front de taureau et la direction de la vitesse initiale, la ligne géodésique que ce point suivra dans son mouvement sera déterminée sans aucune ambiguïté.

On saura très certainement, en particulier, si le mobile doit demeurer toujours à distance finie ou s’il s’éloignera indéfiniment pour ne plus jamais revenir.

Il en sera tout autrement si les conditions initiales sont données non point mathématiquement, mais pratiquement ; la position initiale de notre point matériel sera non plus un point déterminé sur la surface, mais un point quelconque pris à l’intérieur d’une petite tache ; la direction de la vitesse initiale ne sera plus une droite définie sans ambiguïté, mais une quelconque des droites que comprend un étroit faisceau dont le contour de la petite tache forme le lien ; à nos données initiales pratiquement déterminées correspondra pour le géomètre une infinie multiplicité de données initiales différentes.

Imaginons que certaines de ces données géométriques correspondent à une ligne géodésique qui ne s’éloigne pas à l’infini, par exemple, à une ligne géodésique qui tourne sans cesse autour de la corne droite. La Géométrie nous permet d’affirmer ceci : Parmi les données mathématiques innombrables qui correspondent aux mêmes données pratiques, il en est qui déterminent une géodésique s’éloignant indéfiniment de son point de départ ; après avoir tourné un certain nombre de fois autour de la corne droite, cette géodésique s’en ira à l’infini soit sur la corne droite, soit sur la corne gauche, soit sur l’oreille droite, soit sur l’oreille gauche. Il y a plus ; malgré les limites étroites qui resserrent les données géométriques capables de représenter nos données pratiques, on peut toujours prendre ces données géométriques de telle sorte que la géodésique s’éloigne sur celle des nappes infinies que l’on aura choisie d’avance.

On aura beau augmenter la précision avec laquelle sont déterminées les données pratiques, rendre plus petite la tache où se trouve la position initiale du point matériel, resserrer le faisceau qui comprend la direction initiale de la vitesse, jamais la géodésique qui demeure à distance finie en tournant sans cesse autour de la corne droite ne pourra être débarrassée de ces compagnes infidèles qui, après avoir tourné comme elle autour de la même corne, s’écarteront indéfiniment. Le seul effet de cette plus grande précision dans la fixation des données initiales sera d’obliger ces géodésiques à décrire un plus grand nombre de tours embrassant la corne droite avant de produire leur branche infinie ; mais cette branche infinie ne pourra jamais être supprimée.

Si donc un point matériel est lancé sur la surface étudiée à partir d’une position géométriquement donnée, avec une vitesse géométriquement donnée, la déduction mathématique peut déterminer la trajectoire de ce point et dire si cette trajectoire s’éloigne ou non à l’infini. Mais, pour le physicien, cette déduction est à tout jamais inutilisable. Lorsqu’en effet les données ne sont plus connues géométriquement, mais sont déterminées par des procédés physiques, si précis qu’on les suppose, la question posée demeure et demeurera toujours sans réponse.


§ IV. — Les mathématiques de l’à peu près.

L’exemple que nous venons d’analyser nous est fourni, avons-nous dit, par l’un des problèmes les plus simples qu’ait à traiter la Mécanique, c’est-à-dire la moins complexe des théories physiques. Cette simplicité extrême a permis à M. Hadamard de pénétrer dans l’étude du problème assez avant pour mettre à nu l’inutilité physique absolue, irrémédiable, de certaines déductions mathématiques. Cette décevante conclusion ne se rencontrerait-elle pas dans une foule d’autres problèmes plus compliqués, s’il était possible d’en analyser d’assez près la solution ? La réponse à cette question ne paraît guère douteuse ; les progrès des sciences mathématiques nous prouveront sans doute qu’une foule de problèmes, bien définis pour le géomètre, perdent tout sens pour le physicien.

En voici un[2], qui est bien célèbre, et dont le rapprochement s’impose avec celui qu’a traité M. Hadamard.

Pour étudier les mouvements des astres qui composent le système solaire, les géomètres remplacent tous ces astres : soleil, planètes grosses ou petites, satellites, par des points matériels ; ils supposent que ces points s’attirent deux à deux proportionnellement au produit des masses du couple et en raison inverse du carré de la distance qui en sépare les deux éléments. L’étude du mouvement d’un semblable système est un problème beaucoup plus compliqué que celui dont nous avons parlé aux pages précédentes ; il est célèbre dans la science sous le nom de problème des n corps ; lors même que le nombre des corps soumis à leurs actions mutuelles est réduit à 3, le problème des trois corps demeure pour les géomètres une redoutable énigme.

Néanmoins, si l’on connaît à un instant donné, avec une précision mathématique, la position et la vitesse de chacun des astres qui composent le système, on peut affirmer que chaque astre suit, à partir de cet instant, une trajectoire parfaitement définie ; la détermination effective de cette trajectoire peut opposer aux efforts des géomètres des obstacles qui sont loin d’être levés ; il est permis, toutefois, de supposer qu’un jour viendra où ces obstacles seront renversés.

Dès lors, le géomètre peut se poser la question suivante : Les positions et les vitesses des astres qui composent le système solaire étant ce qu’elles sont aujourd’hui, ces astres continueront-ils tous et indéfiniment à tourner autour du soleil ? N’arrivera-t-il pas au contraire qu’un de ces astres finisse par s’écarter de l’essaim de ses compagnons pour aller se perdre dans l’immensité ? Cette question constitue le problème de la stabilité du système solaire, que Laplace avait cru résoudre, dont les efforts des géomètres modernes et, en particulier, de M. Poincaré, ont surtout montré l’extrême difficulté.

Pour le mathématicien, le problème de la stabilité du système solaire a assurément un sens, car les positions initiales des astres et leurs vitesses initiales sont, pour lui, des éléments connus avec une précision mathématique. Mais, pour l’astronome, ces éléments ne sont déterminés que par des procédés physiques ; ces procédés comportent des erreurs que les perfectionnements apportés aux instruments et aux méthodes d’observation réduisent de plus en plus, mais qu’ils n’annuleront jamais. Il se pourrait, dès lors, que le problème de la stabilité du système solaire fût, pour l’astronome, une question dénuée de tout sens ; les données pratiques qu’il fournit au géomètre équivalent, pour celui-ci, à une infinité de données théoriques voisines les unes des autres, mais cependant distinctes ; peut-être, parmi ces données, en est-il qui maintiendraient éternellement tous les astres à distance finie, tandis que d’autres rejetteraient quelqu’un des corps célestes dans l’immensité. Si une telle circonstance, analogue à celle qui s’est offerte dans le problème traité par M. Hadamard, se présentait ici, toute déduction mathématique relative à la stabilité du système solaire serait, pour le physicien, une déduction à tout jamais inutilisable.

On ne peut parcourir les nombreuses et difficiles déductions de la Mécanique céleste et de la Physique mathématique, sans redouter, pour beaucoup de ces déductions, une condamnation à l’éternelle stérilité.

En effet, une déduction mathématique n’est pas utile au physicien tant qu’elle se borne à affirmer que telle proposition, rigoureusement vraie, a pour conséquence l’exactitude rigoureuse de telle autre proposition. Pour être utile au physicien, il lui faut encore prouver que la seconde proposition reste à peu près exacte lorsque la première est seulement à peu près vraie. Et cela ne suffit pas encore ; il lui faut délimiter l’amplitude de ces deux à peu près ; il lui faut fixer les bornes de l’erreur qui peut être commise sur le résultat, lorsque l’on connaît le degré de précision des méthodes qui ont servi à mesurer les données ; il lui faut définir le degré d’incertitude que l’on pourra accorder aux données, lorsqu’on voudra connaître le résultat avec une approximation déterminée.

Telles sont les conditions rigoureuses que l’on est tenu d’imposer à la déduction mathématique si l’on veut que cette langue, d’une précision absolue, puisse traduire, sans le trahir, le langage du physicien ; car les termes de ce dernier langage sont et seront toujours vagues et imprécis, comme les perceptions qu’ils doivent exprimer. À ces conditions, mais à ces conditions seulement, on aura une représentation mathématique de l’à peu près.

Mais qu’on ne s’y trompe pas ; ces Mathématiques de l’à peu près ne sont pas une forme plus simple et plus grossière des Mathématiques ; elles en sont, au contraire, une forme plus complète, plus raffinée ; elles exigent la solution de problèmes parfois fort difficiles, parfois même transcendants aux méthodes dont dispose l’Algèbre actuelle.



  1. J. Hadamard : Les surfaces à courbures opposées et leurs lignes géodésiques. Journal de Mathématiques pures et appliquées, 5e série, t. IV, p. 27 ; 1898.)
  2. J. Hadamard : Loc. cit., p. 71.