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La Théorie physique/SECONDE PARTIE/Chapitre IV/III

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Chevalier & Rivière (p. 248-257).

§ III. — L’interprétation théorique des phénomènes rend seule possible l’usage des instruments. .

L’importance de cette opération intellectuelle, par laquelle les phénomènes réellement observés par le physicien sont interprétés selon les théories admises, ne se marque pas seulement en la forme prise par le résultat de l’expérience ; elle se manifeste également par les moyens qu’emploie l’expérimentateur.

Il serait, en effet, impossible d’user des instruments que l’on trouve dans les laboratoires de Physique, si l’on ne substituait aux objets concrets qui composent ces instruments une représentation abstraite et schématique qui donne prise au raisonnement mathématique ; si l’on ne soumettait cette combinaison d’abstractions à des déductions et à des calculs qui impliquent adhésion aux théories.

Au premier abord, cette affirmation étonnera peut-être le lecteur.

Une foule de gens emploient la loupe, qui est un instrument de Physique ; cependant, pour en faire usage, ils n’ont nul besoin de remplacer ce morceau de verre bombé, poli, brillant, pesant, enchâssé dans le cuivre ou dans la corne, par l’ensemble de deux surfaces sphériques limitant un milieu doué d’un certain indice de réfraction, bien que cet ensemble seul soit accessible aux raisonnements de la Dioptrique ; ils n’ont aucun besoin d’avoir étudié la Dioptrique, de connaître la théorie de la loupe. Il leur a suffi de regarder un même objet d’abord à l’œil nu, puis avec la loupe, pour constater que cet objet gardait le même aspect dans les deux cas, mais qu’il paraissait, dans le second, plus grand que dans le premier ; dès lors, si la loupe leur fait voir un objet que l’œil nu ne percevait pas, une généralisation toute spontanée, jaillie du sens commun, leur permet d’affirmer que cet objet a été grossi par la loupe au point d’être rendu visible, mais qu’il n’a été ni créé, ni déformé par la lentille de verre. Les jugements spontanés du sens commun suffisent ainsi à justifier l’emploi qu’ils font de la loupe au cours de leurs observations ; les résultats de ces observations ne dépendront en aucune façon des théories de la Dioptrique.

L’exemple choisi est emprunté à l’un des instruments les plus simples et les plus grossiers de la Physique ; néanmoins, est-il bien vrai que l’on puisse user de cet instrument sans faire aucun appel aux théories de la Dioptrique ? Les objets vus à la loupe paraissent cernés des couleurs de l’arc-en-ciel ; n’est-ce pas la théorie de la dispersion qui nous apprend à regarder ces couleurs comme créées par l’instrument, à en faire abstraction lorsque nous décrivons l’objet observé ? Et combien cette remarque devient plus grave s’il s’agit non plus d’une simple loupe, mais d’un microscope puissant ! À quelles singulières erreurs on s’exposerait parfois si l’on attribuait naïvement aux objets observés la forme et la couleur que l’instrument nous révèle ; si une discussion, tirée des théories optiques, ne nous permettait de faire la part des apparences et la part des réalités !

Cependant, avec ce microscope destiné à la description purement qualitative d’objets concrets très petits, nous sommes encore bien loin des instruments qu’emploie le physicien ; les expériences combinées au moyen de ces instruments ne doivent pas aboutir à un récit de faits réels, à une description d’objets concrets, mais à une évaluation numérique de certains symboles créés par les théories.

Voici, par exemple, l’instrument qu’on appelle une boussole des tangentes. Sur un cadre circulaire s’enroule un fil de cuivre entouré de soie ; au centre du cadre, un petit barreau d’acier aimanté est suspendu par un fil de cocon ; une aiguille d’aluminium, portée par ce barreau, se meut sur un cercle divisé en degrés et permet de repérer avec précision l’orientation du barreau. Si les deux extrémités du fil de cuivre sont mises en relation avec les pôles d’une pile, l’aimant subit une déviation que nous pouvons lire sur le cercle divisé ; elle est, par exemple, de 30°.

La simple constatation de ce fait n’implique aucune adhésion aux théories physiques ; mais elle ne suffit pas non plus à constituer une expérience de Physique ; le physicien, en effet, ne se propose pas de connaître la déviation éprouvée par l’aimant, mais bien de mesurer l’intensité du courant qui traverse le fil de cuivre.

Or, pour calculer la valeur de cette intensité d’après la valeur, 30°, de la déviation observée, il faut reporter cette dernière valeur dans une certaine formule. Cette formule est une conséquence des lois de l’Électromagnétisme ; pour qui ne regarderait pas comme exacte la théorie électromagnétique de Laplace et d’Ampère, l’emploi de cette formule, le calcul qui doit faire connaître l’intensité du courant, seraient de véritables non-sens.

Cette formule s’applique à toutes les boussoles des tangentes possibles, à toutes les déviations, à toutes les intensités de courant ; pour en tirer la valeur de l’intensité particulière qu’il s’agit de mesurer, il faut la spécialiser, non seulement en y introduisant la valeur particulière de la déviation, 30°, qui vient d’être observée, mais encore en l’appliquant non pas à n’importe quelle boussole des tangentes, mais à la boussole particulière qui a été employée. Comment se fait cette spécialisation ? Certaines lettres figurent, dans la formule, les constantes caractéristiques de l’instrument : le rayon du fil circulaire que traverse le courant, le moment magnétique de l’aimant, la grandeur et la direction du champ magnétique au lieu où se trouve l’instrument ; ces lettres, on les remplace par les valeurs numériques qui conviennent à l’instrument employé et au laboratoire où il se trouve.

Or, cette façon d’exprimer que nous nous sommes servis de tel instrument, que nous avons opéré dans tel laboratoire, que suppose-t-elle ? Elle suppose qu’au fil de cuivre d’une certaine grosseur où nous avons lancé le courant, nous substituions une circonférence de cercle, ligne géométrique sans épaisseur, entièrement définie par son rayon ; qu’à la pièce d’acier aimantée d’une certaine grandeur, d’une certaine forme, pendue à un fil de coton, nous substituions un axe magnétique horizontal infiniment petit, mobile, sans frottement, autour d’un axe vertical et doué d’un certain moment magnétique ; qu’au laboratoire où l’expérience s’est faite nous substituions un certain espace entièrement défini par un champ magnétique qui a une certaine direction et une certaine intensité.

Ainsi, tant qu’il s’est agi seulement de lire la déviation de l’aimant, nous avons touché et regardé un certain assemblage de cuivre, d’acier, d’aluminium, de verre, de soie, reposant, par trois vis calantes, sur une certaine console d’un certain laboratoire sis à la Faculté des Sciences de Bordeaux, au rez-de-chaussée ; mais ce laboratoire où le visiteur ignorant de la Physique peut entrer, cet instrument que l’on peut examiner sans connaître un mot d’Électromagnétisme, lorsqu’il s’est agi d’achever l’expérience en interprétant les lectures faites, en appliquant la formule de la boussole des tangentes, nous les avons abandonnés ; nous leur avons substitué l’assemblage d’un champ magnétique, d’un axe magnétique, d’un moment magnétique, d’un courant circulaire doué d’une certaine intensité, c’est-à-dire un groupement de symboles auxquels les théories physiques donnent seules un sens, qui sont inconcevables à ceux qui ignorent l’Électromagnétisme.

Donc, lorsqu’un physicien fait une expérience, deux représentations bien distinctes de l’instrument sur lequel il opère occupent simultanément son esprit ; l’une est l’image de l’instrument concret qu’il manipule en réalité ; l’autre est un type schématique du même instrument, construit au moyen de symboles fournis par les théories ; et c’est sur cet instrument idéal et symbolique qu’il raisonne, c’est à lui qu’il applique les lois et les formules de la Physique.

Ces principes permettent de définir ce qu’il convient d’entendre lorsqu’on dit que l’on accroît la précision d’une expérience en éliminant les causes d’erreur par des corrections appropriées ; nous allons voir, en effet, que ces corrections ne sont autre chose que des perfectionnements apportés à l’interprétation théorique de l’expérience.

Au fur et à mesure que la Physique progresse, on voit se resserrer l’indétermination du groupe de jugements abstraits que le physicien fait correspondre à un même fait concret ; l’approximation des résultats expérimentaux va croissant, non seulement parce que les constructeurs fournissent des instruments de plus en plus précis, mais aussi parce que les théories physiques donnent, pour établir la correspondance entre les faits et les idées schématiques qui servent à les représenter, des règles de plus en plus satisfaisantes. Cette précision croissante s’achète, il est vrai, par une complication croissante, par l’obligation d’observer, en même temps que le fait principal, une série de faits accessoires, par la nécessité de soumettre les constatations brutes de l’expérience à des combinaisons, à des transformations de plus en plus nombreuses et délicates ; ces transformations que l’on fait subir aux données immédiates de l’expérience, ce sont les corrections.

Si l’expérience de Physique était la simple constatation d’un fait, il serait absurde d’y apporter des corrections ; lorsque l’observateur aurait regardé attentivement, soigneusement, minutieusement, il serait ridicule de lui dire : Ce que vous avez vu n’est pas ce que vous auriez dû voir ; permettez-moi de faire quelques calculs qui vous enseigneront ce que vous auriez dû constater.

Le rôle logique des corrections se comprend au contraire fort bien lorsqu’on se souvient qu’une expérience de Physique n’est pas seulement la constatation d’un ensemble de faits, mais encore la traduction de ces faits en un langage symbolique, au moyen de règles empruntées aux théories physiques. Il en résulte, en effet, que le physicien compare sans cesse l’un à l’autre deux instruments : l’instrument réel qu’il manipule, et l’instrument idéal et symbolique sur lequel il raisonne ; que, par exemple, le mot manomètre désigne pour Regnault deux choses essentiellement distinctes, mais indissolublement liées l’une à l’autre : d’une part, une suite de tubes de verre, solidement reliés les uns aux autres, adossés à la tour du Lycée Henri IV, remplis d’un métal liquide fort pesant que les chimistes nomment mercure ; d’autre part, une colonne de cet être de raison que les mécaniciens nomment un fluide parfait, doué en chaque point d’une certaine densité et d’une certaine température, défini par une certaine équation de compressibilité et de la dilatation. C’est sur le premier de ces deux manomètres que l’aide de Regnault pointe la lunette de son cathétomètre ; mais c’est au second que le grand physicien applique les lois de l’Hydrostatique.

L’instrument schématique n’est pas et ne peut pas être l’exact équivalent de l’instrument réel ; mais on conçoit qu’il en puisse donner une image plus ou moins parfaite ; on conçoit qu’après avoir raisonné sur un instrument schématique trop simple et trop éloigné de la réalité, le physicien cherche à lui substituer un schéma plus compliqué, mais plus ressemblant ; ce passage d’un certain instrument schématique à un autre qui symbolise mieux l’instrument concret, c’est essentiellement l’opération que désigne, en Physique, le mot correction.

Un aide de Regnault lui donne la hauteur de la colonne de mercure contenue dans un manomètre ; Regnault la corrige ; est-ce qu’il soupçonne son aide d’avoir mal vu, de s’être trompé dans ses lectures ? Non ; il a pleine confiance dans les observations qui ont été faites ; s’il n’avait pas cette confiance, il ne pourrait pas corriger l’expérience ; il ne pourrait que la recommencer. Si donc, à cette hauteur déterminée par son aide, Regnault en substitue une autre, c’est en vertu d’opérations intellectuelles destinées à rendre moins disparates entre eux le manomètre idéal, symbolique, qui n’existe qu’en sa raison et auquel s’appliquent ses calculs, et le manomètre réel, en verre et en mercure, qui se dresse devant ses yeux et sur lequel son aide fait des lectures. Regnault pourrait représenter ce manomètre réel par un manomètre idéal, formé d’un fluide incompressible, ayant partout même température, soumis en tout point de sa surface libre à une pression atmosphérique indépendante de la hauteur ; entre ce schéma trop simple et la réalité, le disparate serait trop grand et, partant, la précision de l’expérience serait insuffisante. Alors il conçoit un nouveau manomètre idéal, plus compliqué que le premier, mais représentant mieux le manomètre réel et concret ; il compose ce nouveau manomètre avec un fluide compressible ; il admet que la température varie d’un point à l’autre ; il admet également que la pression barométrique change lorsqu’on s’élève dans l’atmosphère ; toutes ces retouches au schéma primitif constituent autant de corrections : correction relative à la compressibilité du mercure, correction relative à l’inégal échauffement de la colonne mercurielle, correction de Laplace relative à la hauteur barométrique ; toutes ces corrections ont pour effet d’accroître la précision de l’expérience.

Le physicien qui, par des corrections, complique la représentation théorique des faits observés pour permettre à cette représentation de serrer de plus près la réalité, est semblable à l’artiste qui, après avoir achevé un dessin au trait, y ajoute des ombres pour mieux exprimer sur une surface plane le relief du modèle.

Celui qui ne verrait dans les expériences de Physique que des constatations de faits ne comprendrait pas le rôle que les corrections jouent dans ces expériences ; il ne comprendrait pas davantage ce qu’on entend en parlant des erreurs systématiques que comporte une expérience.

Laisser subsister, dans une expérience, une cause d’erreur systématique, c’est omettre une correction qui pourrait être faite et qui accroîtrait la précision de l’expérience ; c’est se contenter d’une image théorique trop simple alors qu’on pourrait lui substituer une image plus compliquée, mais représentant mieux la réalité ; c’est se contenter d’une esquisse au trait, alors que l’on pourrait faire un dessin ombré.

Dans ses expériences sur la compressibilité des gaz, Regnault avait laissé subsister une cause d’erreur systématique qu’il n’avait pas aperçue et qui a été signalée depuis ; il avait négligé l’action de la pesanteur sur le gaz soumis à la compression. Qu’entend-on dire lorsqu’on reproche à Regnault de n’avoir pas tenu compte de cette action, d’avoir omis cette correction ? Veut-on dire que ses sens l’ont trompé alors qu’il observait les phénomènes produits sous ses yeux ? Nullement. On lui reproche d’avoir trop simplifié l’image théorique de ces faits en se représentant comme un fluide homogène le gaz soumis à la compression, alors qu’en le regardant comme un fluide dont la pression varie avec la hauteur suivant une certaine loi, il aurait obtenu une nouvelle image abstraite, plus compliquée que la première, mais reproduisant plus fidèlement la réalité.