La Théorie physique/SECONDE PARTIE/Chapitre VI/V

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Chevalier & Rivière (p. 321-328).
§ V.Critique de la méthode newtonienne (suite). — Second exemple : L’Électrodynamique.

Personne, après Newton, n’a, plus nettement qu’Ampère, déclaré que toute théorie physique se devait tirer de l’expérience par la seule induction ; aucune œuvre ne s’est plus exactement moulée sur les Philosophiæ naturalis Principia mathematica que la Théorie mathématique des Phénomènes électrodynamiques uniquement déduite de l’expérience.

« L’époque que les travaux de Newton ont marquée dans l’histoire des Sciences n’est pas seulement celle de la plus importante des découvertes que l’homme ait faites sur les causes des grands phénomènes de la nature ; c’est aussi l’époque où l’esprit humain s’est ouvert une nouvelle route dans les sciences qui ont pour objet l’étude de ces phénomènes. » C’est par ces lignes qu’Ampère commence l’exposé de sa Théorie mathématique ; il continue en ces termes :

« Newton fut loin de penser » que la loi de la pesanteur universelle « pût être inventée en partant de considérations abstraites plus ou moins plausibles. Il établit qu’elle devait être déduite des faits observés, ou plutôt de ces lois empiriques qui, comme celles de Kepler, ne sont que des résultats généralisés d’un grand nombre de faits. »

« Observer d’abord les faits, en varier les circonstances autant qu’il est possible, accompagner ce premier travail de mesures précises pour en déduire des lois générales, uniquement fondées sur l’expérience, et déduire de ces lois, indépendamment de toute hypothèse sur la nature des forces qui produisent les phénomènes, la valeur mathématique de ces forces, c’est-à-dire la formule qui les représente, telle est la marche qu’a suivie Newton. Elle a été, en général, adoptée en France par les savants auxquels la Physique doit les immenses progrès qu’elle a faits dans ces derniers temps, et c’est elle qui m’a servi de guide dans toutes mes recherches sur les phénomènes électrodynamiques. J’ai consulté uniquement l’expérience pour établir les lois de ces phénomènes, et j’en ai déduit la formule qui peut seule représenter les forces auxquelles ils sont dus ; je n’ai fait aucune recherche sur la cause même qu’on peut assigner à ces forces, bien convaincu que toute recherche de ce genre doit être précédée de la connaissance purement expérimentale des lois, et de la détermination, uniquement déduite de ces lois, de la valeur de la force élémentaire. »

Il n’est pas besoin d’une critique bien attentive ni bien perspicace pour reconnaître que la Théorie mathématique des phénomènes électrodynamiques ne procède nullement suivant la méthode qu’Ampère lui assigne, qu’elle n’est pas uniquement déduite de l’expérience. Les faits d’expérience, pris dans leur brutalité native, ne sauraient servir au raisonnement mathématique ; pour alimenter ce raisonnement, ils doivent être transformés et mis sous forme symbolique. Cette transformation, Ampère la leur fait subir. Il ne se contente pas de réduire les appareils en métal dans lesquels circulent les courants à de simples figures géométriques ; une telle assimilation s’impose trop naturellement pour donner prise à un doute sérieux. Il ne se contente pas, non plus, d’user de la notion de force, empruntée à la Mécanique, et des divers théorèmes qui constituent cette science ; à l’époque où il écrit, ces théorèmes peuvent être considérés comme hors de contestation. Il fait appel, en outre, à tout un ensemble d’hypothèses entièrement nouvelles, entièrement gratuites, parfois même quelque peu surprenantes. Au premier rang de ces hypothèses, il convient de mentionner l’opération intellectulle par laquelle il décompose en éléments infiniment petits le courant électrique qui, en réalité, ne peut être brisé sans cesser d’être ; puis, la supposition que toutes les actions électrodynamiques réelles se résolvent en actions fictives, sollicitant les paires que les éléments de courant forment deux à deux ; puis, le postulat que les actions mutuelles de deux éléments se réduisent à deux forces appliquées aux éléments, dirigées suivant la droite qui les joint, égales entre elles et directement opposées ; puis, cet autre postulat que la distance de deux éléments entre simplement dans la formule de leur action mutuelle par l’inverse d’une certaine puissance.

Ces diverses suppositions sont si peu évidentes, si peu forcées, que plusieurs d’entre elles ont été critiquées ou rejetées par des successeurs d’Ampère ; d’autres hypothèses, également propres à traduire symboliquement les expériences fondamentales de l’Électrodynamique, ont été proposées par d’autres physiciens ; mais nul d’entre eux n’est parvenu à donner cette traduction sans formuler aucun postulat nouveau, et il serait absurde d’y prétendre.

La nécessité où se trouve le physicien de traduire symboliquement les faits d’expérience avant de les introduire dans ses raisonnements lui rend impraticable la voie purement inductive qu’Ampère a tracée ; cette voie lui est également interdite parce que chacune des lois observées n’est point exacte, mais simplement approchée.

L’approximation des expériences d’Ampère est des plus grossières. Des faits observés il donne une traduction symbolique propre au progrès de sa théorie ; mais combien il lui eût été facile de profiter de l’incertitude des observations pour en donner une traduction toute différente ! Écoutons Wilhelm Weber[1] :

« Ampère a tenu à indiquer expressément, dans le titre de son Mémoire, que sa théorie mathématique des phénomènes électrodynamiques est uniquement déduite de l’expérience, et l’on y trouve, en effet, exposée en détail, la méthode, aussi simple qu’ingénieuse, qui l’a conduit à son but. On y trouve, avec toute l’étendue et la précision désirables, l’exposé de ses expériences, les déductions qu’il en tire pour la théorie et la description des instruments qu’il emploie. Mais, dans des expériences fondamentales, comme celles dont il est question ici, il ne suffit pas d’indiquer le sens général d’une expérience, de décrire les instruments qui ont servi à l’exécuter et de dire, d’une manière générale, qu’elle a donné le résultat qu’on en attendait ; il est indispensable d’entrer dans les détails de l’expérience elle-même, de dire combien de fois elle a été répétée, comment on en a modifié les conditions et quel a été l’effet de ces modifications ; en un mot, de livrer une espèce de procès-verbal de toutes les circonstances permettant au lecteur d’asseoir un jugement sur le degré de sûreté et de certitude du résultat. Ampère ne donne point ces détails précis sur ses expériences, et la démonstration de la loi fondamentale de l’Électrodynamique attend encore ce complément indispensable. Le fait de l’attraction mutuelle de deux fils conducteurs a été vérifié maintes et maintes fois et est hors de tout conteste ; mais ces vérifications ont toujours été faites dans des conditions et avec des moyens tels qu’aucune mesure quantitative n’était possible, et il s’en faut que ces mesures aient jamais atteint le degré de précision qui était nécessaire pour qu’on pût considérer la loi de ces phénomènes comme démontrée. »

« Plus d’une fois. Ampère a tiré de l’absence de toute action électrodynamique les mêmes conséquences que d’une mesure qui lui aurait donné un résultat égal à zéro et, par cet artifice, avec une grande sagacité et une habileté plus grande encore, il est parvenu à réunir les données nécessaires à l’établissement et à la démonstration de sa théorie ; mais ces expériences négatives, dont il faut se contenter en l’absence de mesures positives directes », ces expériences où toutes les résistances passives, tous les frottements, toutes les causes d’erreur, tendent précisément à produire l’effet que l’on souhaite d’observer, « ne peuvent avoir toute la valeur ni la force démonstrative de ces mesures positives, surtout quand elles ne sont pas obtenues avec les procédés et dans les conditions de véritables mesures, ce qu’il était d’ailleurs impossible de faire avec les instruments qu’employait Ampère ».

Des expériences aussi peu précises laissent au physicien le soin de choisir entre une infinité de traductions symboliques également possibles ; elles ne confèrent aucune certitude à un choix qu’elles n’imposent nullement ; seule, l’intuition, qui devine la forme de la théorie à établir, dirige ce choix. Ce rôle de l’intuition est particulièrement important dans l’œuvre d’Ampère ; il suffit de parcourir les écrits de ce grand géomètre pour reconnaître que sa formule fondamentale de l’Électrodynamique a été trouvée tout entière par une sorte de divination ; que les expériences invoquées par lui ont été imaginées après coup, et combinées tout exprès, afin qu’il pût exposer selon la méthode newtonienne une théorie qu’il avait construite par une série de postulats.

Ampère avait d’ailleurs trop de candeur pour dissimuler bien savamment ce que son exposition entièrement déduite de l’expérience avait d’artificiel ; à la fin de sa Théorie mathématique des phénomènes électrodynamiques, il écrit les lignes suivantes : « Je crois devoir observer, en finissant ce Mémoire, que je n’ai pas encore eu le temps de faire construire les instruments représentés dans la figure 4 de la planche première et dans la figure 20 de la seconde planche. Les expériences auxquelles ils sont destinés n’ont donc pas encore été faites. » Or, le premier des deux appareils dont il est ici question avait pour objet de réaliser le dernier des quatre cas d’équilibre fondamentaux qui sont comme les colonnes de l’édifice construit par Ampère ; c’est à l’aide de l’expérience à laquelle cet appareil était destiné que se devait déterminer la puissance de la distance selon laquelle procèdent les actions électrodynamiques. Bien loin donc que la théorie électrodynamique d’Ampère ait été entièrement déduite de l’expérience, l’expérience n’a eu qu’une part très faible à sa formation ; elle a été simplement l’occasion qui a éveillé l’intuition du physicien de génie, et cette intuition a fait le reste.

C’est par les recherches de Wilhelm Weber que la théorie tout intuitive d’Ampère a été pour la première fois soumise à une comparaison minutieuse avec les faits ; mais cette comparaison n’a point été menée par la méthode newtonienne ; de la théorie d’Ampère prise dans son ensemble, Weber a déduit certains effets susceptibles d’être calculés ; les théorèmes de la Statique et de la Dynamique, voire même certaines propositions d’Optique, lui ont permis d’imaginer un appareil, l’électrodynamomètre, par lequel ces mêmes effets peuvent être soumis à des mesures précises ; l’accord des prévisions du calcul avec les résultats des mesures confirme alors, non telle ou telle proposition isolée de la théorie d’Ampère, mais tout l’ensemble d’hypothèses électrodynamiques, mécaniques et optiques qu’il faut invoquer pour interpréter chacune des expériences de Weber.

Là donc où Newton avait échoué, Ampère, à son tour, et plus rudement encore, a achoppé. C’est que deux écueils inévitables rendent impraticable au physicien la voie purement inductive. En premier lieu, nulle loi expérimentale ne peut servir au théoricien avant d’avoir subi une interprétation qui la transforme en loi symbolique ; et cette interprétation implique adhésion à tout un ensemble de théories. En second lieu, aucune loi expérimentale n’est exacte ; elle est seulement approchée ; elle est donc susceptible d’une infinité de traductions symboliques distinctes ; et parmi toutes ces traductions, le physicien doit choisir celle qui fournira à la théorie une hypothèse féconde, sans que l’expérience guide aucunement son choix. Cette critique de la méthode newtonienne nous ramène aux conclusions auxquelles nous avait déjà conduits la critique de la contradiction expérimentale et de l’experimentum crucis. Ces conclusions méritent que nous les formulions avec netteté. Les voici :

Chercher à séparer chacune des hypothèses de la Physique théorique des autres suppositions sur lesquelles repose cette science, afin de la soumettre isolément au contrôle de l’observation, c’est poursuivre une chimère ; car la réalisation et l’interprétation de n’importe quelle expérience de Physique impliquent adhésion à tout un ensemble de propositions théoriques.

Le seul contrôle expérimental de la théorie physique qui ne soit pas illogique consiste à compulser le système entier de la théorie physique à tout l’ensemble des lois expérimentales et à apprécier si celui-ci est représenté par celui-là d’une manière satisfaisante.


  1. Wilhelm Weber : Elektrodijnamische Maassbestimmungen, Leipzig, 1846. — Traduit dans la Collection de Mémoires relalifs à la Physique, publiés par la Société française de Physique ; tome III : Mémoires sur l’Électrodynamique.