La Théorie physique/SECONDE PARTIE/Chapitre VI/VII

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Chevalier & Rivière (p. 337-342).
§ VII.Conséquences relatives au développement mathématique de la Théorie physique.

Par les précédentes discussions, l’exacte nature de la théorie physique et des liens qu’elle a avec l’expérience nous apparaît de plus en plus nette et précise.

Les matériaux avec lesquels cette théorie se construit sont, d’un côté, les symboles mathématiques qui lui servent à représenter les diverses quantités et les diverses qualités du monde physique ; de l’autre côté, les postulats généraux qui lui servent de principes. Avec ces matériaux, elle doit bâtir un édifice logique ; elle est donc tenue, en traçant le plan de cet édifice, de respecter scrupuleusement les lois que la Logique impose à tout raisonnement déductif, les règles que l’Algèbre prescrit à toute opération mathématique.

Les symboles mathématiques dont use la théorie n’ont de sens que dans des conditions bien déterminées ; définir ces symboles, c’est énumérer ces conditions. Hors de ces conditions, la théorie s’interdira de faire usage de ces signes. Ainsi, par définition, une température absolue ne peut être que positive, la masse d’un corps est invariable ; jamais, dans ses formules, la théorie ne donnera à la température absolue une valeur nulle ou négative ; jamais, dans ses calculs, elle ne fera varier la masse d’un corps déterminé.

La théorie a pour principe des postulats, c’est-à-dire des propositions qu’il lui est loisible d’énoncer comme il lui plaît, pourvu qu’il n’y ait contradiction ni entre les termes d’un même postulat, ni entre deux postulats distincts. Mais une fois ces postulats posés, elle est tenue de les garder avec une jalouse rigueur. Si, par exemple, elle a placé le principe de la conservation de l’énergie à la base de son système, elle doit s’interdire toute affirmation en désaccord avec ce principe.

Ces règles s’imposent de tout leur poids à une théorie physique qui se construit ; un seul manquement rendrait le système illogique et nous obligerait à le renverser pour en rebâtir un autre ; mais elles s’imposent seules. Au cours de son développement, une théorie physique est libre de choisir la voie qui lui plaît, pourvu qu’elle évite toute contradiction logique ; en particulier, elle est libre de ne tenir aucun compte des faits d’expérience. Il n’en est plus de même lorsque la théorie a atteint son entier développement. Lorsque l’édifice logique est parvenu au faîte, il devient nécessaire de comparer l’ensemble des propositions mathématiques, obtenues comme conclusions de ces longues déductions, à l’ensemble des faits d’expérience ; moyennant l’emploi des procédés de mesure adoptés, il faut s’assurer que le second ensemble trouve, dans le premier, une image suffisamment ressemblante, un symbole suffisamment précis et complet. Si cet accord entre les conclusions de la théorie et les faits d’expérience ne se manifestait pas avec une approximation satisfaisante, la théorie pourrait bien être logiquement construite ; elle n’en devrait pas moins être rejetée, parce qu’elle serait contredite par l’observation, parce qu’elle serait physiquement fausse.

Cette comparaison entre les conclusions de la théorie et les vérités d’expérience est donc indispensable, puisque, seul, le contrôle des faits peut donner à la théorie une valeur physique ; mais ce contrôle des faits doit frapper exclusivement les conclusions de la théorie, car, seules, elles se donnent pour une image de la réalité ; les postulats qui servent de point de départ à la théorie, les intermédiaires par lesquels on passe des postulats aux conclusions n’ont pas à lui être soumis.

Très complètement, dans ce qui précède, nous avons analysé l’erreur de ceux qui prétendent soumettre directement un des postulats fondamentaux de la Physique à l’épreuve des faits par un procédé tel que l’experimentum crucis ; et surtout l’erreur de ceux qui n’acceptent comme principes que « des inductions[1] consistant exclusivement à ériger en lois générales non pas l’interprétation, mais le résultat même d’un très grand nombre d’expériences ».

De cette erreur, une autre est bien voisine ; elle consiste à exiger que toutes les opérations faites par le mathématicien au cours des déductions qui relient les postulats aux conclusions aient un sens physique ; à ne vouloir « raisonner[2] que sur des opérations réalisables » ; à « n’introduire que des grandeurs accessibles à l’expérience ».

Selon cette exigence, toute grandeur introduite par le physicien dans ses formules devrait être reliée, par l’intermédiaire d’un procédé de mesure, à une propriété d’un corps ; toute opération algébrique effectuée sur ces grandeurs devrait, par l’emploi de ces procédés de mesure, se traduire en langage concret ; ainsi traduite, elle devrait exprimer un fait réel ou possible.

Semblable exigence, légitime lorsqu’il s’agit des formules finales auxquelles aboutit la théorie, n’a aucune raison d’être en ce qui concerne les formules et les opérations intermédiaires qui établissent le passage des postulats aux conclusions.

Prenons un exemple :

J. Willard Gibbs a étudié théoriquement la dissociation d’un composé gazeux parfait en ses éléments, regardés également comme des gaz parfaits. Une formule a été obtenue, qui exprime la loi de l’équilibre chimique au sein d’un tel système. Je me propose de discuter cette formule. Dans ce but, laissant invariable la pression que supporte le mélange gazeux, je considère la température absolue qui figure dans la formule et je la fais varier de 0 à + ∞.

Si, à cette opération mathématique, on veut attribuer un sens physique, on verra se dresser en foule les objections et les difficultés. Aucun thermomètre ne peut faire connaître les températures inférieures à une certaine limite, aucun ne peut déterminer les températures suffisamment élevées ; ce symbole que nous nommons température absolue ne peut, par les procédés de mesure dont nous disposons, être traduit en quelque chose qui ait un sens concret, à moins que sa valeur numérique ne demeure comprise entre un certain minimum et un certain maximum. D’ailleurs, aux températures suffisamment basses, cet autre symbole que la Thermodynamique nomme gaz parfait n’est plus l’image, même approchée, d’aucun gaz réel.

Ces difficultés, et bien d’autres qu’il serait trop long d’énumérer, s’évanouissent si l’on prend garde aux remarques que nous avons formulées. Dans la construction de la théorie, la discussion dont nous venons de parler n’est qu’un intermédiaire ; il n’est point juste de lui chercher un sens physique. C’est seulement lorsque cette discussion nous aura conduits à une série de propositions, que nous aurons à soumettre ces propositions au contrôle des faits ; alors, nous examinerons si, entre les limites où la température absolue peut se traduire en indications thermométriques concrètes, où l’idée de gaz parfait est à peu près réalisée par les fluides que nous observons, les conclusions de notre discussion s’accordent avec les résultats de l’expérience.

En exigeant que les opérations mathématiques par lesquelles les postulats produisent leurs conséquences aient toujours un sens physique, on impose au géomètre d’insupportables entraves qui paralysent toutes ses démarches ; il en arrive, avec G. Robin, à redouter l’emploi du calcul différentiel ; en fait, s’il se piquait de satisfaire sans cesse et scrupuleusement à cette exigence, il ne pourrait presque plus développer aucun calcul ; dès ses premiers pas, la déduction théorique se trouverait arrêtée. Une idée plus exacte de la méthode physique, une plus juste démarcation entre les propositions qui ont à se soumettre au contrôle des faits et celles qui en sont dispensées, rendront au géomètre toute sa liberté et lui permettront d’user, pour le plus grand développement des théories physiques, de toutes les ressources de l’Algèbre.


  1. Gustave Robin : OEuvres scientifiques. Thermodynamique générale. Introduction, p. xiv.
  2. G. Robin, loc. cit.