La Théorie physique/SECONDE PARTIE/Chapitre VII/IV

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Chevalier & Rivière (p. 423-427).

§ IV. — De la présentation des hypothèses dans l’enseignement de la Physique.

Au professeur qui veut exposer les hypothèses sur lesquelles sont fondées les théories physiques, la logique ne donne pas plus d’indications qu’elle n’en donne à l’inventeur. Elle lui enseigne seulement que l’ensemble des hypothèses physiques constitue un système de principes dont les conséquences doivent représenter l’ensemble des lois établies par les expérimentateurs. Dès lors, un exposé vraiment logique de la Physique débuterait par l’énoncé de toutes les hypothèses dont les diverses théories feront usage, il se poursuivrait en déduisant une foule de conséquences de ces hypothèses, et il conclurait en mettant face à face cette multitude de conséquences et la multitude des lois expérimentales qu’elles doivent représenter.

Il est clair qu’un tel mode d’exposition de la Physique, qui serait seul parfaitement logique, est absolument impraticable ; il est donc certain qu’aucun enseignement de la Physique ne peut être donné sous une forme qui ne laisse rien à désirer au point de vue logique ; toute exposition des théories physiques sera forcément un compromis entre les exigences de la logique et les besoins intellectuels de l’étudiant.

Le maître, nous l’avons déjà dit, devra se contenter de formuler, tout d’abord, un certain groupe, plus ou moins étendu, d’hypothèses, d’en déduire un certain nombre de conséquences qu’il soumettra, sans plus tarder, au contrôle des faits. Ce contrôle, évidemment, ne sera pas pleinement convainquant ; il impliquera adhésion à certaines propositions qui découlent de conséquences non encore formulées. L’élève se scandaliserait, sans doute, des cercles vicieux qu’il y apercevrait s’il n’était dûment averti d’avance ; s’il ne savait que la vérification des formules, ainsi tentée, est une vérification hâtive, une anticipation sur les délais imposés par la stricte logique à toute application de la théorie.

Par exemple, un professeur qui a posé l’ensemble des hypothèses sur lesquelles reposent la Mécanique générale et la Mécanique céleste, qui en a déduit un certain nombre de chapitres de ces deux sciences, n’attendra pas d’avoir traité la Thermodynamique, l’Optique, la théorie de l’électricité et du magnétisme, pour comparer ses théorèmes à diverses lois expérimentales. Cependant, en faisant cette comparaison, il lui arrivera de se servir d’une lunette astronomique, de tenir compte de dilatations, de corriger des causes d’erreur provenant de l’électrisation ou de l’aimantation, partant d’invoquer les théories qu’il n’a pas encore exposées. L’élève non prévenu crierait au paralogisme ; il cessera au contraire de s’étonner s’il a compris que ces vérifications lui sont présentées par avance, afin d’éclairer aussitôt que possible, par des exemples, les propositions théoriques qui lui ont été exposées, mais qu’elles devraient, logiquement, venir beaucoup plus tard, alors qu’il posséderait le système entier de la Physique théorique.

Cette impossibilité pratique d’exposer le système de la Physique sous la forme même qu’exigerait la rigueur logique, cette nécessité de tenir une sorte d’équilibre entre ce que réclame cette rigueur et ce que peut assimiler l’intelligence de l’élève, rendent particulièrement délicat l’enseignement de cette science. Il est bien permis au maître, en effet, de donner une leçon où le logicien pointilleux trouverait à redire ; mais cette tolérance est subordonnée à certaines conditions ; l’élève doit savoir que la leçon recueillie par lui n’est exempte ni de lacunes, ni d’affirmations non encore justifiées ; il doit voir clairement où se trouvent ces lacunes et quelles sont ces affirmations ; il faut, en un mot, que l’enseignement, forcément boiteux et incomplet, dont il se doit contenter ne fasse point germer d’idées fausses en son esprit.

La lutte contre l’idée fausse, si prompte à se glisser en un tel enseignement, sera donc le constant souci du maître.

Aucune hypothèse isolée, aucun groupe d’hypothèses, séparé du reste de la Physique, n’est susceptible d’une vérification expérimentale absolument autonome ; aucun experimentum crucis ne peut trancher entre deux hypothèses, et entre ces deux hypothèses seulement ; le maître, cependant, ne pourra attendre que toutes les hypothèses aient été énoncées pour soumettre certaines d’entre elles au contrôle de l’observation ; il ne pourra se dispenser de présenter certaines expériences, l’expérience de Foucault, l’expérience d’Otto Wiener, par exemple, comme entraînant l’adhésion à une certaine supposition au préjudice de la supposition contraire ; mais il devra soigneusement marquer jusqu’à quel point le contrôle qu’il décrit anticipe sur les théories non encore exposées ; comment la soi-disant expérience cruciale implique l’acceptation préalable d’une foule de propositions que l’on est convenu de ne plus contester.

Aucun système d’hypothèses ne peut être tiré par induction de la seule expérience ; l’induction, cependant, peut indiquer, en quelque sorte, la voie qui conduit à certaines hypothèses ; il ne sera point interdit de le remarquer ; il ne sera point interdit, par exemple, au début d’un exposé de la Mécanique céleste, de prendre les lois de Képler et de montrer comment la traduction mécanique de ces lois conduit à des énoncés qui semblent appeler l’hypothèse de l’attraction universelle ; mais, ces énoncés une fois obtenus, il faudra attentivement observer à quel point ils diffèrent de l’hypothèse qu’on leur substitue.

En particulier, toutes les fois que l’on demandera à l’induction expérimentale de suggérer une hypothèse, on devra bien se garder de donner une expérience irréalisée pour une expérience faite, une expérience purement fictive pour une expérience faisable ; on devra surtout, cela va de soi, proscrire avec rigueur l’appel à l’expérience absurde.