La Théorie physique/SECONDE PARTIE/Chapitre VII/VI

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Chevalier & Rivière (p. 441-445).

§ VI. — Importance en Physique de la méthode historique.


Comment le maître chargé d’exposer la Physique prémunira-t-il ses élèves contre les dangers d’une telle méthode ? Comment pourra-t-il leur faire embrasser du regard l’immense étendue du territoire qui sépare le domaine de l’expérience vulgaire, où rognent les lois de sens commun, du domaine théorique, ordonné par les principes clairs ? Comment pourra-t-il, en même temps, leur faire suivre la double démarche par laquelle l’esprit établit une communication continuelle et réciproque entre ces deux domaines ; entre la connaissance empirique qui, privée de théorie, réduirait la Physique à une matière informe, et la théorie mathématique qui, séparée de l’observation, détachée du témoignage des sens, ne donnerait à la science qu’une forme vide de matière ?

Mais cette méthode, pourquoi chercher à l’imaginer de toutes pièces ? N’avons-nous pas sous les yeux un étudiant qui, dans l’enfance, ignorait tout des théories physiques et qui, dans l’âge adulte, est parvenu à la pleine connaissance de toutes les hypothèses sur lesquelles reposent ces théories ? Cet étudiant, dont l’éducation s’est poursuivie durant des millénaires, c’est l’humanité. Pourquoi, dans la formation intellectuelle de chaque homme, n’imiterions-nous pas le progrès par lequel s’est formée la science humaine ? Pourquoi ne préparerions-nous pas l’entrée de chaque hypothèse dans l’enseignement par un exposé sommaire, mais fidèle, des vicissitudes qui ont précédé son entrée dans la Science ?

La méthode légitime, sûre, féconde, pour préparer un esprit à recevoir une hypothèse physique, c’est la méthode historique. Retracer les transformations par lesquelles la matière empirique s’est accrue, tandis que la forme théorique s’ébauchait ; décrire la longue collaboration par laquelle le sens commun et la logique déductive ont analysé cette matière et modelé cette forme jusqu’à ce que l’une s’adaptât exactement à l’autre, c’est le meilleur moyen, voire le seul moyen, de donner à ceux qui étudient la Physique une idée juste et une vue claire de l’organisation si complexe et si vivante de cette science.

Sans doute, il n’est pas possible de reprendre étape par étape la marche lente, hésitante, tâtonnante, par laquelle l’esprit humain est parvenu à la vue claire de chaque principe physique ; il y faudrait trop de temps ; pour entrer dans l’enseignement, il faut que l’évolution de chaque hypothèse se raccourcisse et se condense ; il faut qu’elle se réduise dans le rapport qu’a la durée de l’éducation d’un homme à la durée de la formation de la science ; à l’aide d’une abréviation semblable, les métamorphoses par lesquelles un être passe de l’état d’embryon à l’état adulte reproduisent la lignée, réelle ou idéale, par laquelle cet être se rattache à la souche première des êtres vivants.

Cette abréviation, d’ailleurs, est presque toujours aisée, pourvu que l’on veuille bien négliger tout ce qui est simplement fait accidentel, nom d’auteur, date d’invention, épisode ou anecdote, pour s’attacher aux seuls faits historiques qui paraissent essentiels aux yeux du physicien, aux seules circonstances où la théorie se soit enrichie d’un principe nouveau, où elle ait vu se dissiper une obscurité, disparaître une idée erronée.

Cette importance qu’acquiert, dans l’étude de la Physique, l’histoire des méthodes par lesquelles les découvertes se sont faites marque, de nouveau, l’extrême différence entre la Physique et la Géométrie.

En Géométrie, où les clartés de la méthode déductive se soudent directement aux évidences du sens commun, l’enseignement peut se donner d’une manière entièrement logique ; il suffit qu’un postulat soit énoncé pour que l’étudiant saisisse aussitôt les données de la connaissance commune que condense un tel jugement ; il n’a pas besoin, pour cela, de connaître la voie par laquelle ce postulat a pénétré dans la science. L’histoire des Mathématiques est, assurément, l’objet d’une curiosité légitime ; mais elle n’est point essentielle à l’intelligence des Mathématiques. Il n’en est pas de même en Physique. Là, nous l’avons vu, il est interdit à l’enseignement d’être purement et pleinement logique. Dès lors, le seul moyen de relier les jugements formels de la théorie à la matière des faits que ces jugements doivent représenter, et cela en évitant la subreptice pénétration des idées fausses, c’est de justifier chaque hypothèse essentielle par son histoire.

Faire l’histoire d’un principe physique, c’est, en même temps, en faire l’analyse logique. La critique des procédés intellectuels que la Physique met en jeu se lie d’une manière indissoluble à l’exposé de l’évolution graduelle par laquelle la déduction perfectionne la théorie, en fait une image toujours plus précise, toujours mieux ordonnée des lois que révèle l’observation.

Seule, d’ailleurs, l’histoire de la Science peut garder le physicien des folles ambitions du Dogmatisme comme des désespoirs du Pyrrhonisme.

En lui retraçant la longue série des erreurs et des hésitations qui ont précédé la découverte ôfi chaque principe, elle le met en garde contre les fausses évidences ; en lui rappelant les vicissitudes des Ecoles cosmologiques, en exhumant de l’oubli où elles gisent les doctrines autrefois triomphantes, elle le fait souvenir que les plus séduisants systèmes ne sont que des représentations provisoires et non des explications définitives.

Et, d’autre part, en déroulant à ses yeux la tradition continue par laquelle la science de chaque époque est nourrie des systèmes des siècles passés, par laquelle elle est grosse de la Physique de l’avenir ; en lui citant les prophéties que la théorie a formulées et que l’expérience a réalisées, elle crée et fortifie en lui cette conviction que la théorie physique n’est point un système purement artificiel, aujourd’hui commode et demain sans usage ; qu’elle est une classification de plus en plus naturelle, un reflet de plus en plus clair des réalités que la méthode expérimentale ne saurait contempler face à face.

Chaque fois que l’esprit du physicien est sur le point de verser en quelque excès, l’étude de l’histoire le redresse par une correction appropriée ; l’histoire pourrait définir le rôle qu’elle joue à l’égard du physicien en empruntant ce mot de Pascal[1] : « S’il se vante, je l’abaisse ; s’il s’abaisse, je le vante. » Elle le maintient ainsi en cet état de parfait équilibre d’où il peut sainement apprécier l’objet et la structure de la théorie physique.


  1. Pascal: Pensées. Édition Havet, art. 8.