La Thébaïde en Amérique/Chapitre V

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CHAPITRE CINQUIÈME.

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QUEL EST, DE NOS JOURS, UN DES PLUS GRANDS OBSTACLES À LA SAINTETÉ.



Dans les premiers âges du christianisme, une vie extraordinaire, héroïque, merveilleuse, était le résultat immédiat de la foi, qui était si vive, et de l’amour, qui ne connaissait pas d’obstacles. Dans le Moyen-Age, la foi et l’amour faisaient entreprendre des choses, qui paraissaient extravagantes et folles aux yeux des sages du monde ; et ces choses s’accomplissaient chaque jour, pour confondre la sagesse mondaine. Aujourd’hui, dans notre siècle protestant et positif, siècle de machines et d’argent, siècle de raison froide et calculatrice ; dans notre siècle, la foi est tellement affaiblie, la lumière divine si obscurcie par les sombres nuages de l’erreur, les passions animales tellement déchaînées, que les hommes ne comprennent plus rien aux choses de Dieu ; la vie de la plupart des Saints est regardée comme plus admirable qu’imitable. — Plus admirable qu’imitable ! et pourquoi ? La religion est la même ; la grâce la même ; le bras de Dieu n’est pas raccourci : qui donc a changé ? — c’est l’homme qui ne veut plus ! Si l’homme voulait aujourd’hui comme il a voulu autrefois, il opérerait les mêmes œuvres admirables, les mêmes merveilles de sainteté. L’homme s’est animalisé, il s’est matérialisé : l’argent, voilà son idole !

Nous ne savons plus aimer et souffrir : comment donc pourrions-nous devenir des Saints ? Tout est possible et facile à l’amour : dès que l’on trouve impossible ou difficile une chose, c’est que l’on n’aime pas, ou l’on aime peu. Vainqueur de tout, même de la mort, l’amour est lui même invincible : c’est l’amour qui fait les héros ! C’est dans le cœur qu’est la volonté ; tout ce que le cœur veut est facile. Le dévouement est une inspiration, un mouvement impétueux de l’âme, un enthousiasme, un acte d’héroïsme : dans tout cela il ne peut y avoir long raisonnement, froid calcul, prévoyance, inquiétude, hésitation. C’est l’égoïsme, c’est la vertu ordinaire qui procède ainsi. Le dévouement est un élan spontané, un entraînement, une sorte de folie ; car tout ce qui n’est pas vulgaire, commun, parait extravagant ; et voilà pourquoi l’amour de la croix est appelé une folie ; et voilà pourquoi l’amour divin, qui fait les Saints, est appelé aussi une folie. Notre siècle est d’un égoïsme glacial ; il calcule et combine avec une admirable exactitude : son égoïsme l’a rendu habile mathématicien. Autrefois, le Saint disait avec le cœur : je veux, et il agissait. Aujourd’hui, avant d’agir, l’homme calcule avec l’esprit ; il pèse tout, et il agit selon les chances de succès réels, temporels et terrestres. Aussi, il n’y a plus de grands hommes ni de grandes vertus : il n’y a que des hommes et des vertus ordinaires ; et tout acte de dévouement sublime paraît une étrangeté, une folie : l’on n’y croit plus ! Et celui qui pense avoir le plus échappé à cette influence du siècle y est encore soumis en maintes circonstances.

Comme nous le dit le jeune philosophe Lyonnais, Blanc Saint-Bonnet :

« Les hommes de ce siècle parlent avec complaisance de leur prudence froide, de leurs calculs d’intérêt bien entendu, de leur peu de disposition à céder aux sentiments : il faut les en féliciter ! Nous savons ce qu’il leur en coûte pour se réduire à cet état, de castors civilisés. »

De là vient qu’aujourd’hui nous avons tant d’admiration pour les Saints, et si peu l’esprit d’imitation. De là vient que nous trouvons la plupart de leurs actions plutôt admirables qu’imitables.

Oui, en lisant les vies des Saints, nous avons de la peine à croire qu’ils étaient de la même race que nous : quels logiciens, quels hommes d’amour, quels héros étaient les Saints ! Ils l’étaient, eh bien ! pourquoi ne le serions-nous pas comme eux ?

Le P. Binet nous dit, dans son vieux langage :

« Ce qu’un homme a fait, de vrai, un autre peut le faire, puisque la grâce de Dieu frappe toujours à la porte du cœur humain. C’était cette sainte pensée qui perçait toujours le cœur de Saint-Augustin : « Pourquoi, disait-il, ne pourrais-je pas bien faire ce que tant d’hommes et tant de femmes ont fait heureusement ? »

« La transmigration des âmes, c'est « une frénésie de quelques anciens philosophes ; mais la transmigration des vertus, c’est une chose qui se fait tous les jours dans l’Église de Dieu, par le moyen de la grâce de Dieu, et d’une sainte imitation. »

Voici maintenant la réflexion d’un agiographe moderne :

« D’après ce principe que les saints étant des hommes comme nous, nous devons être des saints comme eux » pourquoi n’y aurait-il pas encore, et ici comme ailleurs, des Antoine, des François d’Assise, des Dominique et des Jean de la Croix ? Pourquoi n’y aurait-il pas des Thècle, des Catherine de Sienne, des Thérèse, des Magdeleine de Pazzi et des Rose de Lima ?

« On parle sans cesse d’exemples plutôt admirables qu’imitables ; mais il n’en est point qui ne puissent être imités par ceux qui ont reçu le même attrait… Il y a des exemples extraordinaires qui furent provoqués par un mouvement particulier de l’Esprit-Saint : à moins d’un mouvement semblable, il ne faut pas les suivre. »

Si nous avions une foi vive, si nous aimions, nous ne trouverions pas si difficile de marcher sur les traces de Jésus-Christ, et de rivaliser d’héroïsme avec les Saints. Nous ne dirions pas, toutes les fois qu’il s’agit de grandes choses : c’est trop parfait pour nous ; c’était bon pour les Saints. — Et tout cela vient de notre égoïsme et de notre lâcheté. Oui, l’égoïsme, voilà la maladie du siècle.

« Autrefois, nous dit Rohrbacher, que de merveilleuses conversions ! que de prodigieuses pénitences ! Aujourd’hui, peut-être, nous n’allons pas si loin dans le mal, mais nous n'allons pas non plus aussi loin dans le bien : nous sommes médiocres en tout ; nous ne sommes ni froids ni chauds ; nous sommes tièdes. Craignons que le Seigneur ne nous rejette, et qu’il n’appelle quelques nouveaux barbares pour occuper notre place au ciel. »

Nous sommes arrivés à l’époque prévue par l’Aigle de Meaux :

« Je prévois, disait-il, que les libertins et les esprits-forts pourront être discrédités, non par aucune horreur de leurs sentiments, mais parce qu’on tiendra tout dans l’indifférence, excepté les plaisirs et les affaires. »

En effet, comme autrefois, l’homme n’aspire plus avec ardeur à devenir un ange ; il semble se contenter de ne pas tomber jusqu’au niveau de la brute. Il ne tient pas à monter très haut, pourvu qu’il ne tombe pas trop bas : le médiocre, le juste-milieu, voilà l’assiette ordinaire où il se trouve heureux. Et cependant nous ne cesserons de lui crier, au nom d’une religion divine : Ô homme, aspire à ce qu’il y a de plus parfait ; aspire à égaler l’ange, à ressembler à Dieu ; c’est là ta glorieuse destination :

To be sublimely great, or to be nothing !
(SOUTHERN.)


Pascal le disait déjà aux fidèles de son temps :

« Ce qui nous trompe, en comparant ce qui s’est passé autrefois dans l’Église à ce qui s’y passe maintenant, c’est qu’ordinairement on regarde Saint Athanase, Sainte Thérèse et les autres Saints, comme couronnés de gloire. — Présentement que le temps a éclairci les choses, cela paraît véritablement ainsi : Mais au temps que l’on persécutait ce grand Saint, c’était un homme qui s’appelait Athanase ; et sainte Thérèse, dans le sien, une religieuse comme les autres. « Élie était un homme comme nous et sujet aux mêmes passions que nous, dit l’apôtre saint Jacques, (Jac. 5, 17.) pour désabuser les chrétiens de cette fausse idée qui nous fait rejeter l’exemple des Saints, comme disproportionné à notre état : c’étaient des Saints, disons-nous, ce n’est pas comme nous. »

Dans le même siècle, le Cardinal Bona écrivait la même chose :

« Nous croyons qu’il est très difficile de régler notre vie sur celle des Saints, parce que nous les imaginons comme des esprits dégagés du corps. Mais, si nous voulons les imiter, comme nous y sommes obligés, nous devons les considérer d’une autre manière : ils ont été des hommes comme nous, infectés de la même corruption, exposés aux mêmes tentations, aux mêmes dangers ; et cependant, par la foi ils ont conquis les royaumes, ils ont accompli les devoirs de la justice et de la vertu, ils ont fait des choses merveilleuses. Élie, nous dit Saint Jacques, était sujet à toutes les misères de la vie. On peut dire la même chose de tous les autres Saints, dont nous admirons la rare vertu et les actions héroïques : ils ont été semblables à nous, formés du même limon, et exposés aux mêmes tentations sur la terre ; et ils nous ont cependant presque infiniment surpassés par le courage avec lequel ils se sont élevés au-dessus des faiblesses de la chair, de l’orgueil du monde, et de l’envie des démons. Pourquoi donc reculons-nous ? Il nous est facile d’imiter les Saints, si nous le voulons, en mettant notre confiance, non dans nos propres forces, mais dans le secours de Dieu : par là, nous monterons au faîte de la perfection, où ils sont heureusement parvenus. Une grande partie de la sainteté consiste à vouloir efficacement l’acquérir. » (Principes de la Vie Chrétienne.)

Et de nos jours M. Jeancard, le biographe de Saint-Alphonse Marie de Liguori, nous le rappelle encore :

« L’éloignement des temps produit comme une illusion de perspective dans la manière d’envisager la personne et les actions des Saints. On ne les voit point tels qu’ils furent, comme des hommes semblables à nous, et qui, par les efforts d’une volonté soutenue de la grâce, se sont élevés à ce haut degré d’héroïsme que nous admirons en eux. L’imagination les place en quelque sorte au-dessus de l’humanité ; environnés qu’ils sont de tous les genres de dons surnaturels et merveilleux, ils paraissent d’une autre espèce que nous, ils n’ont rien de nos vices, et nous les croyons inaccessibles à nos faiblesses ; nous regardons leurs œuvres comme le propre de leur nature, tandis que nous devrions reconnaître la grandeur de leurs sacrifices, et nous trouver encouragés. Au lieu de dire, avec Saint-Augustin : ce qu’ils ont fait, nous pouvons le faire, nous disons : ils étaient des Saints, et nous ne saurions atteindre si haut ! Comme si les dons de Dieu avaient tari, et que sa grâce ne pût encore faire de nous des vases d’élection !!!

« Il n’y aura pas lieu à des erreurs aussi funestes, si vous retracez la vie d’un saint personnage qui, à une époque peu éloignée de celle où vous vivez, lorsque déjà l'on semblait ne plus croire à la vertu, eût fait éclater, au sein de l’affreuse corruption de son siècle, une sainteté qui rappelle les plus beaux jours du christianisme. Sa conduite dépose de la sainteté toujours subsistante de l’Église elle-même, et elle nous apprend que la perfection évangélique ne doit point nous être étrangère. Nos contemporains ont vécu et conversé avec lui ; à mesure qu’il est plus rapproché de nous, il n’en paraît que mieux homme comme nous ; et en admirant en sa personne les opérations de la grâce, nous trouverons qu’il n’y a pas de présomption à aspirer là même où il est parvenu. Soutenus de Dieu, nous sentons que nous pourrons parcourir la même voie. C’est là comme un grand fait qui répond, d’une manière péremptoire, à tous les prétextes du temps, des mœurs et de la fragilité de notre nature. »

« C’est donc mal à nous, dit M. Collombet, dans sa vie de Sainte-Thérèse, de nous contenter d’un vague respect et d’une admiration stérile pour ces grands personnages que l’Église appelle Saints ; de prendre pour prétexte que nous ne nous sentons pas appelés à une si sublime carrière ; de déclarer, avec la fatuité de nos jours, que ces oraisons, ces extases, ces ravissements nous touchent, nous étonnent, nous paraissent quelque chose de grand, lorsque le bruit en vient à nos oreilles ; …… de dire que tout cela est un idéal qui a eu son temps et qui est aujourd’hui fini ; qui convient peut-être à l’état particulier de quelques âmes, mais qui ne peut plus faire marcher l’humanité vers la perfection promise. »

Ce qui manque aujourd’hui, c’est donc un sain enthousiasme, un généreux esprit d’imitation, une noble et glorieuse rivalité ; ce qui manque, c’est une volonté appuyée sur la foi, et qui reçoive de l’amour une impulsion puissante ; c’est une volonté forte, ferme, constante et invincible ; c’est cette volonté qui a fait tous les grands Saints, dans tous les temps.

Sainte-Magdeleine de Pazzi disait :

« Ô mon Jésus, les saints ont fait pour vous de grandes choses ; je veux suivre leurs exemples. »

La sœur de Saint-Thomas d’Aquin lui demanda un jour, comment elle pourrait se sauver ? il lui répondit ; EN LE VOULANT !

Oui, en le voulant, nous pourrons ce que d’autres ont pu avant nous : or, comme le remarque Brownson, ce beau génie américain, cet illustre converti, ce catholique de tout cœur, catholic to the core :

« To will is always in our power, for will is always free. Will strongly, will firmly, will constantly, and fear not but you will execute, in due time, bravely and successfully. »

Espérons donc, espérons et travaillons en conséquence : il y aura toujours des âmes d’élite qu’un mouvement d’héroïsme détachera de la masse égoïste et entraînera dans une voie exceptionnelle de perfection et de sacrifices : — la voie des conseils évangéliques !

Allez, vous ne connaissez pas le cœur humain, vous qui croyez obtenir de lui l’accomplissement du devoir, en ne lui proposant que le devoir.

« Il suffit, nous dit le Solitaire Auvergnat, d’un peu de philosophie pour comprendre que les préceptes ne seront pas observés là ou les conseils ne le seront pas : en morale, on n’arrive au positif qu’en visant au superlatif. »

Pour exciter notre ferveur et nous animer dans la voie de la perfection, nous ne devons pas chercher des exemples autour de nous, mais dans les Saints qui nous ont précédés, et qui nous sont proposés comme des modèles encourageants : ils étaient des hommes comme nous ; nous devons être des Saints comme eux.

Nous ne pouvons mieux finir ce chapitre que par une leçon d’humilité ;


Humility, that low, sweet root,
From which all heav’nly virtues shoot ;


(MOORE.)

et c’est Brownson qui nous la donnera. Ce n’est pas en jugeant ses frères, mais en se jugeant soi-même sévèrement, que l’on devient un Saint.

« In this world, we are not, save in the Saints, to look for perfection. The characters of all are a mixture of good and evil. None, or, at best, very few, under the human point of view, are totally depraved, destitute of every generous feeling, of every noble quality ; and even the best must mourn over their own shortcomings. We have no right to exclude any human being from our sympathy, or from our love. Alas ! who are we who demand perfection in others, and claim the right to exclude from our kindness and respect those who may have fallen ? Let us look into our own heart, recall our own past lives, and see what we have been, and what we are. What have we whereof to boast, in the presence of this erring brother or this fallen sister ? Alas ! who that knows himself, the rottenness of his own heart, the baseness of his own conduct, and feels in his conscience the load of guilt he has incurred, can look upon himself in any other light than as the very chief of sinners ? Our religion commands us, while we are inexorable in judging ourselves, to be lenient in judging others ; and as long as we feel it but reasonable, as we all do, that we should be loved and esteemed, notwithstanding our vices and crimes, how can we deem it just to withhold our love and esteem from others, who, after all, may be far less vicious, less criminal, in the sight of God, than ourselves ? » (Brownson’s Review, 1848, oct. p. 500, 501.)»

C’est en ce sens, que l’humble Saint François d’Assise se croyait, et se disait le plus grand des pécheurs !

N’oublions pas enfin une vérité importante : si nous voulons devenir des Saints, si nous voulons suivre les traces de Jésus-Christ, nous ne devons pas rechercher et compter pour quelque chose l’estime, les applaudissements et les récompenses des hommes ; nous ne devons pas craindre et fuir le ridicule, le mépris et les humiliations. Ne craignez pas, disait Saint-François d’Assise à ses premiers disciples, ne craignez pas de paraître petits et méprisables, ni d’être traités de fous et d’insensés par les hommes… L’homme n’est dans la réalité, que ce qu’il est aux yeux de Dieu.

Ainsi, c’est par les humiliations qu’on acquiert l’humilité, et c’est par l’humilité qu’on arrive à la sainteté.

Hélas ! qui n’est tenté aujourd’hui de s’écrier avec le Roi-Prophète : Salvum me fac Domine, QUONIAM DEFECIT SANCTUS : quoniam DIMINUTÆ SUNT VERITATES a filiis hominum. — Sauvez-moi, Seigneur ; c’est de vous seul que je puis attendre quelque secours, parce qu’il n’y a plus de Saint sur la terre ; il n’y a plus PERSONNE à qui on puisse se fier ; car les vérités ont été altérées par les enfants des hommes ; elles sont devenues rares parmi eux. (Ps. 11, 2.)


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