La Toison d’or/Chapitre I

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La Toison d’or
NouvellesLemerreŒuvres de Théophile Gautier (p. 221-236).



CHAPITRE PREMIER


Tiburce était réellement un jeune homme fort singulier ; sa bizarrerie avait surtout l’avantage de n’être pas affectée, il ne la quittait pas comme son chapeau et ses gants en rentrant chez lui : il était original entre quatre murs, sans spectateurs, pour lui tout seul.

N’allez pas croire, je vous prie, que Tiburce fût ridicule, et qu’il eût une de ces manies agressives, insupportables à tout le monde ; il ne mangeait pas d’araignées, ne jouait d’aucun instrument et ne lisait de vers à personne ; c’était un garçon posé, tranquille, parlant peu, écoutant moins, et dont l’œil à demi ouvert semblait regarder en dedans.

Il vivait accroupi sur le coin d’un divan, étayé de chaque côté par une pile de coussins, s’inquiétant aussi peu des affaires du temps que de ce qui se passe dans la lune. — Il y avait très peu de substantifs qui fissent de l’effet sur lui, et jamais personne ne fut moins sensible aux grands mots. Il ne tenait en aucune façon à ses droits politiques et pensait que le peuple est toujours libre au cabaret.

Ses idées sur toutes choses étaient fort simples : il aimait mieux ne rien faire que de travailler ; il préférait le bon vin à la piquette, et une belle femme à une laide ; en histoire naturelle, il avait une classification on ne peut plus succincte : ce qui se mange et ce qui ne se mange pas. — Il était d’ailleurs parfaitement détaché de toute chose humaine, et tellement raisonnable qu’il paraissait fou.

Il n’avait pas le moindre amour-propre ; il ne se croyait pas le pivot de la création, et comprenait fort bien que la terre pouvait tourner sans qu’il s’en mêlât ; il ne s’estimait pas beaucoup plus que l’acarus du fromage ou les anguilles du vinaigre ; en face de l’éternité et de l’infini, il ne se sentait pas le courage d’être vaniteux ; ayant quelquefois regardé par le microscope et le télescope, il ne s’exagérait pas l’importance humaine ; sa taille était de cinq pieds quatre pouces, mais il se disait que les habitants du soleil pouvaient bien avoir huit cents lieues de haut.

Tel était notre ami Tiburce.

On aurait tort de croire, d’après ceci, que Tiburce fût dénué de passions. Sous les cendres de cette tranquillité couvait plus d’un tison ardent. Pourtant on ne lui connaissait pas de maîtresse en titre, et il se montrait peu galant envers les femmes. Tiburce, comme presque tous les jeunes gens d’aujourd’hui, sans être précisément un poète ou un peintre, avait lu beaucoup de romans et vu beaucoup de tableaux ; en sa qualité de paresseux, il préférait vivre sur la foi d’autrui ; il aimait avec l’amour du poète, il regardait avec les yeux du peintre, et connaissait plus de portraits que de visages ; la réalité lui répugnait, et, à force de vivre dans les livres et les peintures, il en était arrivé à ne plus trouver la nature vraie.

Les madones de Raphaël, les courtisanes du Titien lui rendaient laides les beautés les plus notoires : la Laure de Pétrarque, la Béatrix de Dante, l’Haydée de Byron, la Camille d’André Chénier, lui faisaient paraître vulgaires les femmes en chapeau, en robe et en mantelet dont il aurait pu devenir l’amant : il n’exigeait cependant pas un idéal avec des ailes à plumes blanches et une auréole autour de la tête ; mais ses études sur la statuaire antique, les écoles d’Italie, la familiarité des chefs-d’œuvre de l’art, la lecture des poètes, l’avaient rendu d’une exquise délicatesse en matière de formes, et il lui eût été impossible d’aimer la plus belle âme du monde, à moins qu’elle n’eût les épaules de la Vénus de Milo. — Aussi Tiburce n’était-il amoureux de personne.

Cette préoccupation de la beauté se trahissait par la quantité de statuettes, de plâtres moulés, de dessins et de gravures qui encombraient et tapissaient sa chambre, qu’un bourgeois eût trouvée une habitation peu vraisemblable ; car il n’avait d’autres meubles que le divan cité plus haut et quelques carreaux de diverses couleurs épars sur le tapis. N’ayant pas de secrets, il se passait facilement de secrétaire, et l’incommodité des commodes était un fait démontré pour lui.

Tiburce allait rarement dans le monde, non par sauvagerie, mais par nonchalance ; il accueillait très bien ses amis et ne leur rendait jamais de visite. — Tiburce était-il heureux ? non, mais il n’était pas malheureux ; seulement, il aurait bien voulu pouvoir s’habiller de rouge. Les gens superficiels l’accusaient d’insensibilité, et les femmes entretenues ne lui trouvaient pas d’âme, mais au fond c’était un cœur d’or, et sa recherche de la beauté physique trahissait aux yeux attentifs d’amères déceptions dans le monde de la beauté morale. – À défaut de la suavité du parfum, il cherchait l’élégance du vase ; il ne se plaignait pas, il ne faisait pas d’élégies, il ne portait pas ses manchettes en pleureuse, mais l’on voyait bien qu’il avait souffert autrefois, qu’il avait été trompé et qu’il ne voulait plus aimer qu’à bon escient. Comme la dissimulation du corps est bien plus difficile que celle de l’âme, il s’en tenait à la perfection matérielle ; mais, hélas ! un beau corps est aussi rare qu’une belle âme. D’ailleurs Tiburce, dépravé par les rêveries des romanciers, vivant dans la société idéale et charmante créée par les poètes, l’œil plein des chefs-d’œuvre de la statuaire et de la peinture, avait le goût dédaigneux et superbe, et ce qu’il prenait pour de l’amour n’était que de l’admiration d’artiste. — Il trouvait des fautes de dessin dans sa maîtresse ; — sans qu’il s’en doutât, la femme n’était pour lui qu’un modèle.

Un jour, ayant fumé son hooka, regardé la triple Léda du Corrège dans son cadre à filets, retourné en tous sens la dernière figurine de Pradier, pris son pied gauche dans sa main droite et son pied droit dans sa main gauche, posé ses talons sur le bord de la cheminée, Tiburce, au bout de ses moyens de distraction, fut obligé de convenir vis-à-vis de lui-même qu’il ne savait que devenir, et que les grises araignées de l’ennui descendaient le long des murailles de sa chambre toute poudreuse de somnolence.

Il demanda l’heure, — on lui répondit qu’il était une heure moins un quart, ce qui lui parut décisif et sans réplique. Il se fit habiller et se mit à courir les rues ; en marchant, il réfléchit qu’il avait le cœur vide et sentit le besoin de faire une passion, comme on dit en argot parisien.

Cette louable résolution prise, il se posa les questions suivantes : « Aimerai-je une Espagnole au teint d’ambre, aux sourcils violents, aux cheveux de jais ? une Italienne aux linéaments antiques, aux paupières orangées cernant un regard de flamme ? une Française fluette avec un nez à la Roxelane et un pied de poupée ? une Juive rouge avec une peau bleu de ciel et des yeux verts ? une négresse noire comme la nuit et luisante comme un bronze neuf ? Aurai-je une passion brune ou une passion blonde ? Perplexité grande ! »

Comme il allait tête baissée, songeant à tout cela, il se cogna contre quelque chose de dur qui fit un saut en arrière en proférant un horrible jurement. Ce quelque chose était un peintre de ses amis : ils entrèrent tous deux au Musée. — Le peintre, grand enthousiaste de Rubens, s’arrêtait de préférence devant les toiles du Michel-Ange néerlandais qu’il louait avec une furie d’admiration tout à fait communicative. Tiburce, rassasié de la ligne grecque, du contour romain, du ton fauve de maîtres d’Italie, prenait plaisir à ces formes rebondies, à ces chairs satinées, à ces carnations épanouies comme des bouquets de fleurs, à toute cette santé luxurieuse que le peintre d’Anvers fait circuler sous la peau de ses figures en réseaux d’azur et de vermillon. Son œil caressait avec une sensualité complaisante ces belles épaules nacrées et ces croupes de sirènes inondées de cheveux d’or et de perles marines. Tiburce, qui avait une très grande faculté d’assimilation, et qui comprenait également bien les types les plus opposés, était en ce moment-là aussi flamand que s’il fût né dans les polders et n’eût jamais perdu de vue le fort de Lillo et le clocher d’Antwerpen.

« Voilà qui est convenu, se dit-il en sortant de la galerie, j’aimerai une Flamande. »

Comme Tiburce était l’homme le plus logique du monde, il se posa ce raisonnement tout à fait victorieux, à savoir que les Flamandes devaient être beaucoup plus communes en Flandre qu’ailleurs, et qu’il était urgent pour lui d’aller en Belgique — au pourchas du blond. — Ce Jason d’une nouvelle espèce, en quête d’une autre toison d’or, prit le soir même la diligence de Bruxelles avec la précipitation d’un banqueroutier las du commerce des hommes et sentant le besoin de quitter la France, cette terre classique des beaux-arts, des belles manières et des gardes du commerce.

Au bout de quelques heures, Tiburce vit paraître, non sans joie, sur les enseignes des cabarets, le lion belge sous la figure d’un caniche en culotte de nankin, accompagné de l’inévitable Verkoopt men dranken. Le lendemain soir, il se promenait à Bruxelles sur la Magdalena-Strass, gravissait la Montagne aux herbes potagères, admirait les vitraux de Sainte-Gudule et le beffroi de l’hôtel de ville, et regardait, non sans inquiétude, toutes les femmes qui passaient.

Il rencontra un nombre incalculable de négresses, de mulâtresses, de quarteronnes, de métisses, de griffes, de femmes jaunes, de femmes cuivrées, de femmes vertes, de femmes couleur de revers de botte, mais pas une seule blonde ; s’il avait fait un peu plus chaud, il aurait pu se croire à Séville ; rien n’y manquait, pas même la mantille noire.

Pourtant, en rentrant dans son hôtel, rue d’Or, il aperçut une jeune fille qui n’était que châtain foncé, mais elle était laide ; le lendemain, il vit aussi près de la résidence de Laeken une Anglaise avec des cheveux rouge carotte et des brodequins vert tendre ; mais elle avait la maigreur d’une grenouille enfermée depuis six mois dans un bocal pour servir de baromètre, ce qui la rendait peu propre à réaliser un idéal dans le goût de Rubens.

Voyant que Bruxelles n’était peuplé que d’Andalouses au sein bruni, ce qui s’explique du reste aisément par la domination espagnole qui pesa longtemps sur les Pays-Bas, Tiburce résolut d’aller à Anvers, pensant avec quelque apparence de raison que les types familiers à Rubens, et si constamment reproduits sur ses toiles, devaient se trouver fréquemment dans sa ville natale et bien-aimée.

En conséquence, il se rendit à la station du chemin de fer qui va de Bruxelles à Anvers. — Le cheval de vapeur avait déjà mangé son avoine de charbon, il renâclait d’impatience et soufflait par ses naseaux enflammés, avec un râle strident, d’épaisses bouffées de fumée blanche, entremêlées d’aigrettes d’étincelles. Tiburce s’assit dans sa stalle en compagnie de cinq Wallons immobiles à leurs places comme des chanoines au chapitre, et le convoi partit. — La marche fut d’abord modérée : on n’allait guère plus vite que dans une chaise de poste à dix francs de guides ; bientôt le cheval s’anima et fut pris d’une incroyable furie de vitesse. Les peupliers du chemin fuyaient à droite et à gauche comme une armée en déroute, le paysage devenait confus et s’estompait dans une grise vapeur ; le colza et l’œillette tigraient vaguement de leurs étoiles d’or et d’azur les bandes noires du terrain ; de loin en loin une grêle silhouette de clocher se montrait dans les roulis des nuages et disparaissait sur-le-champ comme un mât de vaisseau sur une mer agitée ; de petits cabarets rose tendre ou vert pomme s’ébauchaient rapidement au fond de leurs courtils sous leurs guirlandes de vigne vierge ou de houblon ; çà et là des flaques d’eau encadrées de vase brune papillotaient aux yeux comme les miroirs des pièges d’alouettes. Cependant le monstre de fonte éructait avec un bruit toujours croissant son haleine d’eau bouillante ; il sifflait comme un cachalot asthmatique, une sueur ardente couvrait ses flancs de bronze. — Il semblait se plaindre de la rapidité insensée de sa course et demander grâce à ses noirs postillons qui l’éperonnaient à grandes pelletées de tourbe. — Un bruit de tampons et de chaînes qui se heurtaient se fit entendre : on était arrivé.

Tiburce se mit à courir à droite et à gauche sans dessein arrêté, comme un lapin qu’on sortirait tout à coup de sa cage ; il prit la première rue qui se présenta à lui, puis une seconde, puis une troisième, et s’enfonça bravement au cœur de la vieille ville, cherchant le blond avec une ardeur digne des anciens chevaliers d’aventures.

Il vit une grande quantité de maisons peintes en gris de souris, en jaune serin, en vert céladon, en lilas clair, avec des toits en escalier, des pignons à volute, des portes à bossages vermiculés, à colonnes trapues, ornées de bracelets quadrangulaires comme celles du Luxembourg, des fenêtres renaissance à mailles de plomb, des mascarons, des poutres sculptées, et mille curieux détails d’architecture qui l’auraient enchanté en toute autre occasion ; il jeta à peine un regard distrait sur les madones enluminées, sur les christs qui portent des lanternes au coin des carrefours, les saints de bois ou de cire avec leurs dorloteries et leur clinquant, tous ces emblèmes catholiques si étranges pour un habitant de nos villes voltairiennes. Un autre soin l’occupait : ses yeux cherchaient, à travers les teintes bitumineuses des vitres enfumées, quelque blanche apparition féminine, un bon et calme visage brabançon vermillonné des fraîcheurs de la pêche et souriant dans son auréole de cheveux d’or. Il n’aperçut que des vieille femmes faisant de la dentelle, lisant des livres de prières, ou tapies dans des encoignures et guettant le passage de quelque rare promeneur réfléchi par les glaces de leur espion ou la boule d’acier poli suspendue à la voûte.

Les rues étaient désertes et plus silencieuses que celles de Venise ; l’on n’entendait d’autre bruit que celui des heures sonnant aux carillons des diverses églises sur tous les tons possibles au moins pendant vingt minutes ; les pavés, encadrés d’une frange d’herbe comme ceux des maisons abandonnées, montraient le peu de fréquence et le petit nombre de passants. Rasant le sol comme les hirondelles furtives, quelques femmes, enveloppées discrètement dans les plis sombres de leur faille, filaient à petit bruit le long des maisons, suivies quelquefois d’un petit garçon portant leur chien. — Tiburce hâtait le pas pour découvrir leurs figures enfouies sous les ombres du capuchon, et trouvait des têtes maigres et pâles à lèvres serrées, avec des yeux cerclés de bistre, des mentons prudents, des nez fins et circonspects, de vraies physionomies de dévotes romaines ou de duègnes espagnoles ; son œillade ardente se brisait contre des regards morts, des regards de poisson cuit.

De carrefour en carrefour, de rue en rue, Tiburce finit par aboutir sur le quai de l’Escaut par la porte du Port. Ce spectacle magnifique lui arracha un cri de surprise : une quantité innombrable de mâts, d’agrès et de vergues simulait sur le fleuve une forêt dépouillée de feuilles et réduite au simple squelette. Les guibres et les antennes s’appuyaient familièrement sur le parapet du quai comme des chevaux qui reposent leur tête sur le col de leur voisin d’attelage ; il y avait là des orques hollandaises à croupe rebondie avec leurs voiles rouges, des bricks américains effilés et noirs avec leurs cordages menus comme des fils de soie ; des koffs norvégiens couleur de saumon, exhalant un pénétrant arome de sapin raboté ; des chalands, des chasse-marée, des sauniers bretons, des charbonniers anglais, des vaisseaux de toutes les parties du monde. — Une odeur indéfinissable de hareng saur, de tabac, de suif rance, de goudron fondu, relevée par les âcres parfums des navires arrivant de Batavia, chargés de poivre, de cannelle, de gingembre, de cochenille, flottait dans l’air par épaisses bouffées comme la fumée d’une immense cassolette allumée en l’honneur du commerce.

Tiburce, espérant trouver dans la classe inférieure le vrai type flamand et populaire, entra dans les tavernes et les estaminets ; il y but du faro, du lambick, de la bière blanche de Louvain, de l’ale, du porter, du whiskey, voulant faire par la même occasion connaissance avec le Bacchus septentrional. — Il fuma aussi des cigares de plusieurs espèces, mangea du saumon, de la sauer-kraut, des pommes de terre jaunes, du roastbeeef saignant, et s’assimila toutes les jouissances du pays.

Pendant qu’il dînait, des Allemandes à figures busquées, basanées comme des Bohêmes, avec des jupons courts et des béguins d’Alsaciennes, vinrent piauler piteusement devant sa table un lieder lamentable en s’accompagnant du violon et autres instruments disgracieux. La blonde Allemagne, comme pour narguer Tiburce, s’était barbouillée du hâle le plus foncé ; il leur jeta tout en colère une poignée de cents qui lui valut un autre lieder de reconnaissance plus aigu et plus barbare que le premier.

Le soir, il alla voir dans les musicos les matelots danser avec leurs maîtresses ; toutes avaient d’admirables cheveux noirs vernis et brillants comme l’aile du corbeau ; une fort jolie créole vint même s’asseoir près de lui et trempa familièrement ses lèvres dans son verre, suivant la coutume du pays, et essaya de lier conversation avec lui en fort bon espagnol, car elle était de La Havane ; elle avait des yeux d’un noir si velouté, un teint d’une pâleur si chaude et si dorée, un si petit pied, une taille si mince, que Tiburce, exaspéré, l’envoya à tous les diables, ce qui surprit fort la pauvre créature, peu accoutumée à un pareil accueil.

Parfaitement insensible aux perfections brunes des danseuses, Tiburce se retira à son hôtel des Armes du Brabant. Il se déshabilla fort mécontent, et, en s’entortillant de son mieux dans ces serviettes ouvrées qui servent de draps en Flandre, il ne tarda pas à s’endormir du sommeil des justes.

Il fit les rêves les plus blonds du monde.

Les nymphes et les figures allégoriques de la galerie de Médicis dans le déshabillé le plus galant vinrent lui faire une visite nocturne ; elles le regardaient tendrement avec leurs larges prunelles azurées, et lui souriaient, de l’air le plus amical du monde, de leurs lèvres épanouies comme des fleurs rouges dans la blancheur de lait de leurs figures rondes et potelées. — L’une d’elles, la Néréide du tableau du Voyage de la Reine, poussait la familiarité jusqu’à passer dans les cheveux du dormeur éperdu d’amour ses jolis doigts effilés enluminés de carmin. Une draperie de brocart ramagé cachait fort adroitement la difformité de ses jambes squammeuses terminées en queue fourchue ; ses cheveux blonds étaient coiffés d’algues et de corail, comme il sied à une fille de la mer ; elle était adorable ainsi. Des groupes d’enfants joufflus et vermeils comme des roses nageaient dans une atmosphère lumineuse soutenant des guirlandes de fleurs d’un éclat insoutenable, et faisaient descendre du ciel une pluie parfumée. À un signe que fit la Néréide, les nymphes se mirent sur deux rangs et nouèrent ensemble le bout de leurs longues chevelures rousses, de façon à former une espèce de hamac en filigrane d’or pour l’heureux Tiburce et sa maîtresse à nageoires de poisson ; ils s’y placèrent en effet, et les nymphes les balançaient en remuant légèrement la tête sur un rythme d’une douceur infinie.

Tout à coup un bruit sec se fit entendre, les fils d’or se rompirent, Tiburce roula par terre. Il ouvrit les yeux, et ne vit qu’une horrible figure couleur de bronze qui fixait sur lui de grands yeux d’émail dont le blanc seul paraissait.

« Mein herr, voilà le déjeuner de vous, dit une vieille négresse hottentote, servante de l’hôtel, en posant sur un guéridon un plateau chargé de vaisselle et d’argenterie.

— Ah çà ! j’aurais dû aller en Afrique pour trouver des blondes, » grommela Tiburce en attaquant son beefsteak d’une façon désespérée