La Toison d’or/Chapitre II

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La Toison d’or
NouvellesLemerreŒuvres de Théophile Gautier (p. 236-249).



CHAPITRE II


Tiburce, convenablement repu, sortit de l’hôtel des Armes du Brabant dans l’intention consciencieuse et louable de continuer la recherche de son idéal. Il ne fut pas plus heureux que la veille ; de brunes ironies, débouchant de toutes les rues, lui jetaient des sourires sournois et ailleurs ; l’Inde, l’Afrique, l’Amérique, défilèrent devant lui en échantillons plus ou moins cuivrés, on eût dit que la digne ville, prévenue de son dessein, cachait par moquerie, au fond de ses plus impénétrables arrière-cours et derrière ses plus obscurs vitrages, toutes celles de ses filles qui eussent pu rappeler de près ou de loin les figures de Jordaëns et de Rubens : avare de son or, elle prodiguait son ébène.

Outré de cette espèce de dérision muette, Tiburce visita, pour y échapper, les musées et les galeries. — L’Olympe flamand rayonna de nouveau à ses yeux. Les cascades de cheveux recommencèrent à ruisseler par petites ondes rousses avec un frissonnement d’or et de lumière ; les épaules des allégories, ravivant leur blancheur argentée, étincelèrent plus vivement que jamais ; l’azur des prunelles devint plus clair, les joues en fleur s’épanouirent comme des touffes d’œillets ; une vapeur rose réchauffa la pâleur bleuâtre des genoux, des coudes et des doigts de toutes ces blondes déesses ; des luisants satinés, des moires de lumière, des reflets vermeils glissèrent en se jouant sur les chairs rondes et potelées ; les draperies gorge de pigeon s’enflèrent sous l’haleine d’un vent invisible et se mirent à voltiger dans la vapeur azurée ; la fraîche et grasse poésie néerlandaise se révéla tout entière à notre voyageur enthousiaste.

Mais ces beautés sur toile ne lui suffisaient pas. Il était venu chercher des types vivants et réels. Depuis assez longtemps il se nourrissait de poésie écrite et peinte, et il avait pu s’apercevoir que le commerce des abstractions n’était pas des plus substantiels. — Sans doute, il eût été beaucoup plus simple de rester à Paris et de devenir amoureux d’une jolie femme, ou même d’une laide, comme tout le monde ; mais Tiburce ne comprenait pas la nature, et ne pouvait la lire que dans les traductions. Il saisissait admirablement bien tous les types réalisés dans les œuvres des maîtres, mais il ne les aurait pas aperçus de lui-même s’il les eût rencontrés dans la rue ou dans le monde ; en un mot, s’il eût été peintre, il aurait fait des vignettes sur les vers des poètes ; s’il eût été poète, il eût fait des vers sur les tableaux des peintres. L’art s’était emparé de lui trop jeune et l’avait corrompu et faussé ; ces caractères-là sont plus communs que l’on ne pense dans notre extrême civilisation, où l’on est plus souvent en contact avec les œuvres des hommes qu’avec celles de la nature.

Un instant Tiburce eut l’idée de transiger avec lui-même, et se dit cette phrase lâche et malsonnante : « C’est une jolie couleur de cheveux que la couleur châtain. » Il alla même, le sycophante, le misérable, l’homme de peu de foi, jusqu’à s’avouer que les yeux noirs étaient fort vifs et très agréables. Il est vrai de dire, pour l’excuser, qu’il avait battu en tous sens, et cela sans le moindre résultat, une ville que tout autorisait à croire essentiellement blonde. Un peu de découragement lui était bien permis.

Au moment où il prononçait intérieurement ce blasphème, un charmant regard bleu, enveloppé d’une mantille, scintilla devant lui et disparut comme un feu follet par l’angle de la place de Meïr.

Tiburce doubla le pas, mais il ne vit plus rien ; la rue était déserte dans toute sa longueur. Sans doute, la fugitive vision était entrée dans une des maisons voisines, ou s’était éclipsée par quelque passage inconnu ; le Tiburce désappointé, après avoir regardé le puits à volutes de fer, forgé par Quintin-Metzys, le peintre-serrurier, eut la fantaisie, faute de mieux, d’examiner la cathédrale, qu’il trouva badigeonnée de haut en bas d’un jaune serin abominable. Heureusement, la chaire en bois sculpté de Verbruggen, avec ses rinceaux chargés d’oiseaux, d’écureuils, de dindons faisant la roue, et de tout l’attirail zoologique qui entourait Adam et Ève dans le paradis terrestre, rachetait cet empâtement général par la finesse de ses arêtes et le précieux de ses détails ; heureusement, les blasons des familles nobles, les tableaux d’Otto Venius, de Rubens et de Van Dyck cachaient en partie cette odieuse teinte si chère à la bourgeoisie et au clergé.

Quelques béguines en prières étaient disséminées sur le pavé de l’église ; mais la ferveur de leur dévotion inclinait tellement leurs visages sur leurs livres de prières à tranche rouge, qu’il était difficile d’en distinguer les traits. D’ailleurs la sainteté du lieu et l’antiquité de leur tournure empêchaient Tiburce d’avoir envie de pousser plus loin ses investigations.

Cinq ou six Anglais, tout essoufflés d’avoir monté et descendu les quatre cent soixante et dix marches du clocher, que la neige de colombe dont il est recouvert en tout temps fait ressembler à une aiguille des Alpes, examinaient les tableaux et, ne s’en rapportant qu’à demi à l’érudition bavarde de leur cicerone, cherchaient dans leur Guide du voyageur les noms des maîtres, de peur d’admirer une chose pour l’autre, et répétaient à chaque toile, avec un flegme imperturbable : It is a very fine exhibition. — Ces Anglais avaient des figures carrées, et la distance prodigieuse qui existait de leur nez à leur menton montrait la pureté de leur race. Quant à l’Anglaise qui était avec eux, c’était celle que Tiburce avait déjà vue près de la résidence de Laeken ; elle portait les mêmes brodequins verts et les mêmes cheveux rouges. Tiburce, désespérant du blond de la Flandre, fut presque sur le point de lui décocher une œillade assassine ; mais les couplets de vaudeville contre la perfide Albion lui revinrent à la mémoire fort à propos.

En l’honneur de cette compagnie, si évidemment britannique, qui ne se remuait qu’avec un cliquetis de guinées, le bedeau ouvrit les volets qui cachent les trois quarts de l’année les deux miraculeuses peintures de Rubens : le Crucifiement et la Descente de croix.

Le Crucifiement est une œuvre à part, et, lorsqu’il le peignit, Rubens rêvait de Michel-Ange. Le dessin est âpre, sauvage, violent comme celui de l’école romaine ; tous les muscles ressortent à la fois, tous les os et tous les cartilages paraissent, des nerfs d’acier soulèvent des chairs de granit. — Ce n’est plus là le vermillon joyeux dont le peintre d’Anvers saupoudre insouciamment ses innombrables productions, c’est le bistre italien dans sa plus fauve intensité ; les bourreaux, colosses à formes d’éléphant, ont des mufles de tigre et des allures de férocité bestiale ; le Christ lui-même, participant à cette exagération, a plutôt l’air d’un Milon de Crotone cloué sur un chevalet par des athlètes rivaux, que d’un Dieu se sacrifiant volontairement pour le rachat de l’humanité. Il n’y a là de flamand que le grand chien de Sneyders, qui aboie dans un coin de la composition.

Lorsque les volets de la Descente de croix s’entr’ouvrirent, Tiburce éprouva un éblouissement vertigineux, comme s’il eût regardé dans un gouffre de lumière ; la tête sublime de la Madeleine flamboyait victorieusement dans un océan d’or et semblait illuminer des rayons de ses yeux l’atmosphère grise et blafarde tamisée par les étroites fenêtres gothiques. Tout s’effaça autour de lui ; il se fit un vide complet, les Anglais carrés, l’Anglaise rouge, le bedeau violet, il n’aperçut plus rien.

La vue de cette figure fut pour Tiburce une révélation d’en haut ; des écailles tombèrent de ses yeux, il se trouvait face à face avec son rêve secret, avec son espérance inavouée : l’image insaisissable qu’il avait poursuivie de toute l’ardeur d’une imagination amoureuse, et dont il n’avait pu apercevoir que le profil ou un dernier pli de robe, aussitôt disparu ; la chimère capricieuse et farouche, toujours prête à déployer ses ailes inquiètes, était là devant lui, ne fuyant plus, immobile dans la gloire de sa beauté. Le grand maître avait copié dans son propre cœur la maîtresse pressentie et souhaitée ; il lui semblait avoir peint lui-même le tableau ; la main du génie avait dessiné fermement et à grands traits ce qui n’était qu’ébauché confusément chez lui, et vêtu de couleurs splendides son obscure fantaisie d’inconnu. Il reconnaissait cette tête, qu’il n’avait pourtant jamais vue.

Il resta là, muet, absorbé, insensible, comme un homme tombé en catalepsie, sans remuer les paupières et plongeant les yeux dans le regard infini de la grande repentante.

Un pied du Christ, blanc d’une blancheur exsangue, pur et mat comme une hostie, flottait avec toute la mollesse inerte de la mort sur la blonde épaule de la sainte, escabeau d’ivoire placé là par le maître sublime pour descendre le divin cadavre de l’arbre de rédemption. – Tiburce se sentit jaloux du Christ. – Pour un pareil bonheur, il eût volontiers enduré la passion. – La pâleur bleuâtre des chairs le rassurait à peine. Il fut aussi profondément blessé que la Madeleine ne détournât pas vers lui son œil onctueux et lustré, où le jour mettait ses diamants et la douleur ses perles ; la persistance douloureuse et passionnée de ce regard qui enveloppait le corps bien-aimé d’un suaire de tendresse, lui paraissait mortifiante pour lui et souverainement injuste. Il aurait voulu que le plus imperceptible mouvement lui donnât à entendre qu’elle était touchée de son amour ; il avait déjà oublié qu’il était devant une peinture, tant la passion est prompte à prêter son ardeur même aux objets incapables d’en ressentir. Pygmalion dut être étonné comme d’une chose fort surprenante que sa statue ne lui rendît pas caresse pour caresse ; Tiburce ne fut pas moins atterré de la froideur de son amante peinte.

Agenouillée dans sa robe de satin vert aux plis amples et puissants, elle continuait à contempler le Christ avec une expression de volupté douloureuse comme une maîtresse qui veut se rassasier des traits d’un visage adoré qu’elle ne doit plus revoir ; ses cheveux s’effilaient sur ses épaules en franges lumineuses ; — un rayon de soleil égaré par hasard rehaussait la chaude blancheur de son linge et de ses bras de marbre doré ; — sous la lueur vacillante, sa gorge semblait s’enfler et palpiter avec une apparence de vie ; les larmes de ses yeux fondaient et ruisselaient comme des larmes humaines.

Tiburce crut qu’elle allait se lever et descendre du tableau.

Tout à coup il se fit nuit : la vision s’éteignit.

Les Anglais s’étaient retirés après avoir dit : Very well, a pretty picture, et le bedeau, ennuyé de la longue contemplation de Tiburce, avait poussé les volets et lui demandait la rétribution habituelle. Tiburce lui donna tout ce qu’il avait dans sa poche ; les amants sont généreux avec les duègnes ; — le bedeau anversois était la duègne de la Madeleine, et Tiburce, pensant déjà à une autre entrevue, avait à cœur de se le rendre favorable.

Le Saint Christophe colossal et l’Ermite portant une lanterne, peints sur l’extérieur des panneaux, morceaux cependant fort remarquables, furent loin de consoler Tiburce de la fermeture de cet éblouissant tabernacle, où le génie de Rubens étincelle comme un ostensoir chargé de pierreries.

Il sortit de l’église emportant dans son cœur la flèche barbelée de l’amour impossible : il avait enfin rencontré la passion qu’il cherchait, mais il était puni par où il avait péché : il avait trop aimé la peinture, il était condamné à aimer un tableau. La nature délaissée pour l’art se vengeait d’une façon cruelle ; l’amant le plus timide auprès de la femme la plus vertueuse garde toujours dans un coin de son cœur une furtive espérance : pour Tiburce, il était sûr de la résistance de sa maîtresse et savait parfaitement qu’il ne serait jamais heureux ; aussi sa passion était-elle une vraie passion, une passion extravagante, insensée et capable de tout ; — elle brillait surtout par le désintéressement.

Que l’on ne se moque pas trop de l’amour de Tiburce : combien ne rencontre-t-on pas de gens très épris de femmes qu’ils n’ont vues qu’encadrées dans une loge de théâtre, à qui ils n’ont jamais adressé la parole, et dont ils ne connaissent même pas le son de voix ? ces gens-là sont-ils beaucoup plus raisonnables que notre héros, et leur idole impalpable vaut-elle la Madeleine d’Anvers ?

Tiburce marchait d’un air mystérieux et fier comme un galant qui revient d’un premier rendez-vous. La vivacité de la sensation qu’il éprouvait le surprenait agréablement ; — lui qui n’avait jamais vécu que par le cerveau, il sentait son cœur ; c’était nouveau : aussi se laissa-t-il aller tout entier aux charmes de cette fraîche impression ; une femme véritable ne l’eût pas touché à ce point. Un homme factice ne peut être ému que par une chose factice ; il y a harmonie : le vrai serait discordant. Tiburce, comme nous l’avons dit, avait beaucoup lu, beaucoup vu, beaucoup pensé et peu senti ; ses fantaisies étaient seulement des fantaisies de tête, la passion chez lui ne dépassait guère la cravate ; cette fois il était amoureux réellement, comme un écolier de rhétorique ; l’image éblouissante de la Madeleine voltigeait devant ses yeux en taches lumineuses, comme s’il eût regardé le soleil ; le moindre petit pli, le plus imperceptible détail se dessinait nettement dans sa mémoire, le tableau était toujours présent pour lui. Il cherchait sérieusement dans sa tête les moyens d’animer cette beauté insensible et de la faire sortir de son cadre ; — il songea à Prométhée, qui ravit le feu du ciel pour donner une âme à son œuvre inerte ; à Pygmalion, qui sut trouver le moyen d’attendrir et d’échauffer un marbre ; il eut l’idée de se plonger dans l’océan sans fond des sciences occultes, afin de découvrir un enchantement assez puissant pour donner une vie et un corps à cette vaine apparence. Il délirait, il était fou : vous voyez bien qu’il était amoureux.

Sans arriver à ce degré d’exaltation, n’avez-vous pas vous-même été envahi par un sentiment de mélancolie inexprimable dans une galerie d’anciens maîtres, en songeant aux beautés disparues représentées par leurs tableaux ? Ne voudrait-on pas donner la vie à toutes ces figures pâles et silencieuses qui semblent rêver tristement sur l’outremer verdi ou le noir charbonné qui leur sert de fond ? Ces yeux, dont l’étincelle scintille plus vivement sous le voile de la vétusté, ont été copiés sur ceux d’une jeune princesse ou d’une belle courtisane dont il ne reste plus rien, pas même un seul grain de cendre ; ces bouches, entr’ouvertes par des sourires peints, rappellent de véritables sourires à jamais envolés. Quel dommage, en effet, que les femmes de Raphaël, de Corrège et de Titien ne soient que des ombres impalpables ! et pourquoi leurs modèle n’ont-ils pas reçu comme leurs peintures le privilège de l’immortalité ? — Le sérail du plus voluptueux sultan serait peu de chose à côté de celui que l’on pourrait composer avec les odalisques de la peinture, et il est vraiment dommage que tant de beauté soit perdue.

Tous les jours Tiburce allait à la cathédrale et s’abîmait dans la contemplation de sa Madeleine bien-aimée, et chaque soir il en revenait plus triste, plus amoureux et plus fou que jamais. — Sans aimer de tableaux, plus d’un noble cœur a éprouvé les souffrances de notre ami en voulant souffler son âme à quelque morne idole qui n’avait de la vie que le fantôme extérieur, et ne comprenait pas plus la passion qu’elle inspirait qu’une figure coloriée.

À l’aide de fortes lorgnettes notre amoureux scrutait sa beauté jusque dans les touches les plus imperceptibles. Il admirait la finesse du grain, la solidité et la souplesse de la pâte, l’énergie du pinceau, la vigueur du dessin, comme un autre admire le velouté de la peau, la blancheur et la belle coloration d’une maîtresse vivante : sous prétexte d’examiner le travail de plus près, il obtint une échelle de son ami le bedeau, et, tout frémissant d’amour, il osa porter une main téméraire sur l’épaule de la Madeleine. Il fut très surpris, au lieu du moelleux satiné d’une épaule de femme, de ne trouver qu’une surface âpre et rude comme une lime, gaufrée et martelée en tous sens par l’impétuosité de brosse du fougueux peintre. Cette découverte attrista beaucoup Tiburce, mais, dès qu’il fut redescendu sur le pavé de l’église, son illusion le reprit.

Tiburce passa ainsi plus de quinze jours dans un état de lyrisme transcendantal, tendant des bras éperdus à sa chimère, implorant quelque miracle du ciel. — Dans les moments lucides il se résignait à chercher dans la ville quelque type se rapprochant de son idéal, mais ses recherches n’aboutissaient à rien, car l’on ne trouve pas aisément, le long des rues et des promenades, un pareil diamant de beauté.

Un soir, cependant, il rencontra encore à l’angle de la place de Meïr le charmant regard bleu dont nous avons parlé : cette fois la vision disparut moins vite, et Tiburce eut le temps de voir un délicieux visage encadré d’opulentes touffes de cheveux blonds, un sourire ingénu sur les lèvres les plus fraîches du monde. Elle hâta le pas lorsqu’elle se sentit suivie, mais Tiburce, en se maintenant à distance, put la voir s’arrêter devant une bonne vieille maison flamande, d’apparence pauvre, mais honnête. — Comme on tardait un peu à lui ouvrir, elle se retourna un instant, sans doute par un vague instinct de coquetterie féminine, pour voir si l’inconnu ne s’était pas découragé du trajet assez long qu’elle lui avait fait parcourir. Tiburce, comme illuminé par une lueur subite, s’aperçut qu’elle ressemblait d’une manière frappante — à la Madeleine.