La Toison d’or/Chapitre III

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La Toison d’or
NouvellesLemerreŒuvres de Théophile Gautier (p. 249-262).



CHAPITRE III


La maison où était entrée la svelte figure avait un air de bonhomie flamande tout à fait patriarcal ; elle était peinte couleur rose sèche avec de petites raies blanches pour figurer les joints de la pierre ; le pignon denticulé en marches d’escalier, le toit fenestré de lucarnes à volute, l’imposte représentant avec une naïveté toute gothique l’histoire de Noé raillé par ses fils, le nid de cigogne, les pigeons se toilettant au soleil, achevaient d’en compléter le caractère ; on eût dit une de ces fabriques si communes dans les tableaux de Van der Heyden ou de Teniers.

Quelques brindilles de houblon tempéraient par leur verdoyant badinage ce que l’aspect général pouvait avoir de trop strict et de trop propre. Des barreaux faisant le ventre grillaient les fenêtres inférieures, et sur les deux premières vitres étaient appliqués des carrés de tulle semés de larges bouquets de broderie à la mode bruxelloise ; dans l’espace laissé vide par le renflement des barres de fer, se prélassaient deux pots de faïence de la Chine contenant quelques œillets étiolés et d’apparence maladive, malgré le soin évident qu’en prenait leur propriétaire ; car leurs têtes languissantes étaient soutenues par des cartes à jouer et un système assez compliqué de petits échafaudages de brins d’osier. — Tiburce remarqua ce détail, qui indiquait une vie chaste et contenue, tout un poème de jeunesse et de pureté.

Comme il ne vit pas ressortir, au bout de deux heures d’attente, la belle Madeleine au regard bleu, il en conclut judicieusement qu’elle devait demeurer là ; ce qui était vrai : il ne s’agissait plus que de savoir son nom, sa position dans le monde, de lier connaissance avec elle et de s’en faire aimer : peu de chose en vérité. Un Lovelace de profession n’y eût pas été empêché cinq minutes ; mais le brave Tiburce n’était pas un Lovelace : au contraire, il était hardi en pensée, timide en action ; personne n’était moins habile à passer du général au particulier, et il avait en affaires d’amour le plus formel besoin d’un honnête Pandarus qui vantât ses perfections et lui arrangeât ses rendez-vous. Une fois en train, il ne manquait pas d’éloquence ; il débitait avec assez d’aplomb la tirade langoureuse, et faisait l’amoureux aussi bien qu’un jeune premier de province ; mais, à l’opposé de Petit-Jean, l’avocat du chien Citron, ce qu’il savait le moins bien, c’était son commencement.

Aussi devons-nous avouer que le bon Tiburce nageait dans une mer d’incertitudes, combinant mille stratagèmes plus ingénieux que ceux de Polybe pour se rapprocher de sa divinité. Ne trouvant rien de présentable, comme don Cléofas du Diable boiteux, il eut l’idée de mettre le feu à la maison, afin d’avoir l’occasion d’arracher son infante du sein des flammes et lui prouver ainsi son courage et son dévouement ; mais il réfléchit qu’un pompier, plus accoutumé que lui à courir sur les poutres embrasées, pourrait le supplanter, et que d’ailleurs cette manière de faire connaissance avec une jolie femme était prévue par le Code.

En attendant mieux, il se grava bien nettement au fond de la cervelle la configuration du logis, prit le nom de la rue et s’en retourna à son auberge assez satisfait, car il avait cru voir se dessiner vaguement derrière le tulle brodé de la fenêtre la charmante silhouette de l’inconnue, et une petite main écarter le coin de la trame transparente, sans doute pour s’assurer de sa persistance vertueuse à monter la faction, sans espoir d’être relevé, au coin d’une rue déserte d’Antwerpen. — Était-ce une fatuité de la part de Tiburce, et n’avait-il pas une de ces bonnes fortunes ordinaires aux myopes qui prennent les linges pendus aux croisées pour l’écharpe de Juliette penchée vers Roméo, et les pots de giroflée pour des princesses en robe de brocart d’or ? Toujours est-il qu’il s’en alla fort joyeux, et se regardant lui-même comme un des séducteurs les plus triomphants. — L’hôtesse des Armes du Brabant et sa servante noire furent étonnées des airs d’Amilcar et de tambour-major qu’il se donnait. Il alluma son cigare de la façon la plus résolue, croisa ses jambes et se mit à faire danser sa pantoufle au bout de son pied avec la superbe nonchalance d’un mortel qui méprise parfaitement la création et qui sait des bonheurs inconnus au vulgaire des hommes ; il avait enfin trouvé le blond. Jason ne fut pas plus heureux en décrochant de l’arbre enchanté la toison merveilleuse.

Notre héros est dans la meilleure des situations possibles : un vrai cigare de la Havane à la bouche, des pantoufles aux pieds, une bouteille de vin du Rhin sur sa table, avec les journaux de la semaine passée et une jolie petite contrefaçon des poésies d’Alfred de Musset.

Il peut boire un verre et même deux de tockayer, lire Namouna ou le compte rendu du dernier ballet ; il n’y a donc aucun inconvénient à ce que nous le laissions seul pour quelques instants : nous lui donnons de quoi se désennuyer, si tant est qu’un amoureux puisse s’ennuyer. Nous retournerons sans lui, car ce n’est pas un homme à nous en ouvrir les portes, à la petite maison de la rue Kipdorp, et nous vous servirons d’introducteur. — Nous vous ferons voir ce qu’il y a derrière les broderies de la fenêtre basse, car pour premier renseignement nous devons vous dire que l’héroïne de cette nouvelle habite au rez-de-chaussée, et qu’elle s’appelle Gretchen, nom qui, pour n’être pas si euphonique qu’Ethelwina ou Azélie, paraît d’une suffisante douceur aux oreilles allemandes et néerlandaises.

Entrez après avoir soigneusement essuyé vos pieds, car la propreté flamande règne ici despotiquement. — En Flandre l’on ne se lave la figure qu’une fois la semaine, mais en revanche les planchers sont échaudés et grattés à vif deux fois par jour. — Le parquet du couloir, comme celui du reste de la maison, est fait de planches de sapin dont on conserve le ton naturel, et dont aucun enduit n’empêche de voir les longues veines pâles et les nœuds étoilés ; il est saupoudré d’une légère couche de sable de mer soigneusement tamisé, dont le grain retient le pied et empêche les glissades si fréquentes dans nos salons, où l’on patine plutôt que l’on ne marche. — La chambre de Gretchen est à droite, c’est cette porte d’un gris modeste dont le bouton de cuivre écuré au tripoli reluit comme s’il était d’or ; frottez encore une fois vos semelles sur ce paillasson de roseaux ; l’empereur lui-même n’entrerait pas avec des bottes crottées.

Regardez un instant ce doux et tranquille intérieur ; rien n’y attire l’œil ; tout est calme, sobre, étouffé ; la chambre de Marguerite elle-même n’est pas d’un effet plus virginalement mélancolique : c’est la sérénité de l’innocence qui préside à tous ces petits détails de charmante propreté.

Les murailles, brunes de ton et revêtues à hauteur d’appui d’un lambris de chêne, n’ont d’autre ornement qu’une madone de plâtre colorié, habillée d’étoffes comme une poupée, avec des souliers de satin, une couronne de moelle de roseau, un collier de verroterie et deux petits vases de fleurs artificielles placés devant elle. Au fond de la pièce, dans le coin le plus noyé d’ombre, s’élève un lit à quenouilles de forme ancienne et garni de rideaux de serge verte et de pentes à grandes dents ourlées de galons jaunes ; au chevet, un christ, dont le bas de la croix forme bénitier, étend ses bras d’ivoire sur le sommeil de la chaste créature.

Un bahut qui miroite comme une glace à contre-jour, tant il est bien frotté ; une table à pieds tors posée auprès de la fenêtre et chargée de pelotes, d’écheveaux de fil et de tout l’attirail de l’ouvrière en dentelle ; un grand fauteuil en tapisserie, quelques chaises à dossier de forme Louis XIII, comme on en voit dans les vieilles gravures d’Abraham Bosse, composent cet ameublement d’une simplicité presque puritaine.

Cependant nous devons ajouter que Gretchen, pour sage qu’elle fût, s’était permis le luxe d’un miroir en cristal de Venise à biseau entouré d’un cadre d’ébène incrusté de cuivre. Il est vrai que, pour sanctifier ce meuble profane, un rameau de buis bénit était piqué dans la bordure.

Figurez-vous Gretchen assise dans le grand fauteuil de tapisserie, les pieds sur un tabouret brodé par elle-même, brouillant et débrouillant avec ses doigts de fée les imperceptibles réseaux d’une dentelle commencée ; sa jolie tête, penchée vers son ouvrage, est égayée en dessous par mille reflets folâtres qui argentent de teintes fraîches et vaporeuses l’ombre transparente qui la baigne ; une délicate fleur de jeunesse veloute la santé un peu hollandaise de ses joues dont le clair-obscur ne peut atténuer la fraîcheur ; la lumière, filtrée avec ménagement par les carreaux supérieurs, satine seulement le haut de son front, et fait briller comme des vrilles d’or les petits cheveux follets en rébellion contre la morsure du peigne. Faites courir un brusque filet de jour sur la corniche et sur le bahut, piquez une paillette sur le ventre des pots d’étain ; jaunissez un peu le christ, fouillez plus profondément les plis roides et droits des rideaux de serge, brunissez la pâleur modernement blafarde du vitrage, jetez au fond de la pièce la vieille Barbara armée de son balai, concentrez toute la clarté sur la tête, sur les mains de la jeune fille, et vous aurez une toile flamande du meilleur temps, que Terburg ou Gaspard Netscher ne refuserait pas de signer.

Quelle différence entre cet intérieur si net, si propre, si facilement compréhensible, et la chambre d’une jeune fille française, toujours encombrée de chiffons, de papier de musique, d’aquarelles commencées, où chaque objet est hors de sa place, où les robes dépliées pendent sur le dos des chaises, où le chat de la maison déchiffre avec ses griffes le roman oublié à terre ! – Comme l’eau où trempe cette rose à moitié effeuillée est limpide et cristalline ! comme ce linge est blanc, comme ces verreries sont claires ! – Pas un atome voltigeant, pas une peluche égarée.

Metzu, qui peignait dans un pavillon situé au milieu d’une pièce d’eau pour conserver l’intégrité de ses teintes, eût travaillé sans inquiétude dans la chambre de Gretchen. La plaque de fonte du fond de la cheminée y reluit comme un bas-relief d’argent.

Maintenant une crainte vient nous saisir : est-ce bien l’héroïne qui convient à note héros ? Gretchen est-elle véritablement l’idéal de Tiburce ? Tout cela n’est-il pas bien minutieux, bien bourgeois, bien positif ? N’est-ce pas là plutôt le type hollandais que le type flamand, et pensez-vous, en conscience, que les modèles de Rubens fussent ainsi faits ? N’était-ce pas de préférence de joyeuses commères, hautes en couleur, abondantes en appas, d’une santé violente, à l’allure dégingandée et commune, dont le génie du peintre a corrigé la réalité triviale ? Les grands maîtres nous jouent souvent de ces tours-là. D’un site insignifiant ils font un paysage délicieux ; d’une ignoble servante, une Vénus ; ils ne copient pas ce qu’ils voient, mais ce qu’ils désirent.

Pourtant Gretchen, quoique plus mignonne et plus délicate, ressemble vraiment beaucoup à la Madeleine de Notre-Dame d’Anvers, et la fantaisie de Tiburce peut s’y arrêter sans déception. Il lui sera difficile de trouver un corps plus magnifique au fantôme de sa maîtresse peinte.

Vous désirez sans doute, maintenant que vous connaissez aussi bien que nous-même Gretchen et sa chambre, — l’oiseau et le nid, — avoir quelques détails sur sa vie et sa position. — Son histoire est la plus simple du monde : — Gretchen, fille de petits marchands qui ont éprouvé des malheurs, est orpheline depuis quelques années ; elle vit avec Barbara, vieille servante dévouée, d’une petite rente, débris de l’héritage paternel, et du produit de son travail ; comme Gretchen fait ses robes et ses dentelles, qu’elle passe même chez les Flamands pour un prodige de soin et de propreté, elle peut, quoique simple ouvrière, être mise avec une certaine élégance et ne guère différer des filles de bourgeois : son linge est fin, ses coiffes se font toujours remarquer par leur blancheur ; ses brodequins sont les mieux faits de la ville ; car, dût ce détail déplaire à Tiburce, nous devons avouer que Gretchen a un pied de comtesse andalouse, et se chausse en conséquence. C’est du reste une fille bien élevée ; elle sait lire, écrit joliment, connaît tous les points possibles de broderie, n’a pas de rivale au monde pour les travaux d’aiguille et ne joue pas du piano. Ajoutons qu’elle a en revanche un talent admirable pour les tartes de poires, les carpes au bleu et les gâteaux de pâte ferme, car elle se pique de cuisine comme toutes les bonnes ménagères, et sait préparer, d’après les recettes particulières, mille petites friandises fort recherchées.

Ces détails paraîtront sans doute d’une aristocratie médiocre, mais notre héroïne n’est ni une princesse diplomatique, ni une délicieuse femme de trente ans, ni une cantatrice à la mode ; c’est tout uniment une simple ouvrière de la rue Kipdorp, près du rempart, à Anvers ; mais, comme à nos yeux les femmes n’ont de distinction réelle que leur beauté, Gretchen équivaut à une duchesse à tabouret, et nous lui comptons ses seize ans pour seize quartiers de noblesse.

Quel est l’état du cœur de Gretchen ? — L’état de son cœur est des plus satisfaisants ; elle n’a jamais aimé que des tourterelles café au lait, des poissons rouges et d’autres menus animaux d’une innocence parfaite, dont le jaloux le plus féroce ne pourrait s’inquiéter. Tous les dimanches, elle va entendre la grand’messe à l’église des Jésuites, modestement enveloppée dans sa faille et suivie de Barbara qui porte son livre, puis elle revient et feuillette une Bible « où l’on voit Dieu le Père en habit d’empereur », et dont les images gravées sur bois font pour la millième fois son admiration. Si le temps est beau, elle va se promener du côté du fort de Lillo ou de la Tête de Flandre en compagnie d’une jeune fille de son âge, aussi ouvrière en dentelle : dans la semaine, elle ne sort guère que pour aller reporter son ouvrage ; encore Barbara se charge-t-elle la plupart du temps de cette commission. — Une fille de seize ans qui n’a jamais songé à l’amour serait improbable sous un climat plus chaud ; mais l’atmosphère de Flandre, alourdie par les fades exhalaisons des canaux, voiture très peu de parcelles aphrodisiaques : les fleurs y sont tardives et viennent grasses, épaisses, pulpeuses ; leurs parfums, chargés de moiteur, ressemblent à des odeurs d’infusions aromatiques ; les fruits sont aqueux ; la terre et le ciel, saturés d’humidité, se renvoient des vapeurs qu’ils ne peuvent absorber, et que le soleil essaie en vain de boire avec ses lèvres pâles ; — les femmes plongées dans ce bain de brouillard n’ont pas de peine à être vertueuses, car, selon Byron, — ce coquin de soleil est un grand séducteur, et il a fait plus de conquêtes que don Juan.

Il n’est donc pas étonnant que Gretchen, dans une atmosphère si morale, soit restée étrangère à toute idée d’amour, même sous la forme du mariage, forme légale et permise s’il en fut. Elle n’a pas lu de mauvais romans ni même de bons ; elle ne possède aucun parent mâle, cousin, ni arrière-cousin. Heureux Tiburce ! — D’ailleurs, les matelots avec leur courte pipe culottée, les capitaines au long cours qui promènent leur désœuvrement, et les dignes négociants qui se rendent à la Bourse agitant des chiffres dans les plis de leur front, et jettent, en longeant le mur, leur silhouette fugitive dans l’espion de Gretchen, ne sont guère faits pour enflammer l’imagination.

Avouons cependant que, malgré sa virginale ignorance, l’ouvrière en dentelle avait distingué Tiburce comme un cavalier bien tourné et de figure régulière ; elle l’avait vu plusieurs fois à la cathédrale en contemplation devant la Descente de croix, et attribuait son attitude extatique à un excès de dévotion bien édifiant dans un jeune homme. Tout en faisant circuler ses bobines, elle pensait à l’inconnu de la place de Meïr, et s’abandonnait à d’innocentes rêveries. — Un jour même, sous l’impression de cette idée, elle se leva, et sans se rendre compte de son action, fut à son miroir qu’elle consulta longuement ; elle se regarda de face, de trois quarts, sous tous les jours possibles, et trouva, ce qui était vrai, que son teint était plus soyeux qu’une feuille de papier de riz ou de camélia ; qu’elle avait des yeux bleus d’une admirable limpidité, des dents charmantes dans une bouche de pêche, et des cheveux du blond le plus heureux. — Elle s’apercevait pour la première fois de sa jeunesse et de sa beauté ; elle prit la rose blanche qui trempait dans le beau verre de cristal, la plaça dans ses cheveux et sourit de se voir si bien parée avec cette simple fleur : la coquetterie était née ; — l’amour allait bientôt la suivre.

Mais voici bien longtemps que nous avons quitté Tiburce ; qu’a-t-il fait à l’hôtel des Armes du Brabant pendant que nous donnions ces renseignements sur l’ouvrière en dentelle ? il a écrit sur une fort belle feuille de papier quelque chose qui doit être une déclaration d’amour, à moins que ce ne soit un cartel ; car plusieurs feuilles barbouillées et chargées de ratures, qui gisent à terre, montrent que c’est une pièce de rédaction très difficile et très importante. Après l’avoir achevée, il a pris son manteau et s’est dirigé de nouveau vers la rue Kipdorp.

La lampe de Gretchen, étoile de paix et de travail, rayonnait doucement derrière le vitrage, et l’ombre de la jeune fille penchée vers son œuvre de patience se projetait sur le tulle transparent. Tiburce, plus ému qu’un voleur qui va tourner la clef d’un trésor, s’approcha à pas de loup du grillage, passa la main entre les barreaux et enfonça dans la terre molle du vase d’œillets le coin de sa lettre pliée en trois doubles, espérant que Gretchen ne pourrait manquer de l’apercevoir lorsqu’elle ouvrirait la fenêtre le matin pour arroser les pots de fleurs.

Cela fait, il se retira d’un pas aussi léger que si les semelles de ses bottes eussent été doublées de feutre.