La Tour d’amour/09

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Georges Crès et Cie (p. 181-199).
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IX


Je tournais mon béret dans mes doigts gourds, ne trouvant plus une parole de politesse.

Je m’étais assis près de cette vieille qui reprisait des bas, et j’avais baissé la voix pour lui dire honnêtement toute l’impatience qui me torturait.

— Vous pensez bien, me répondit-elle, que de ce temps-ci on pouvait pas l’attacher !… Elle est sortie, ma nièce. C’te coureuse de gamine, lui faut de la route dans les jambes pour qu’elle dorme sa nuitée ?

Je m’imaginais pas, avant ce matin-là, qu’on pût être malheureux aussi simplement.

Je ne me serais pas mis sur la chaise, près de la vieille, que je serais tombé tout de mon haut.

Ça me pinça le cœur à m’en faire jurer.

Je lui apportais une croix d’or achetée chez un vrai bijoutier de Brest, pas de la camelote, une croix solide, puis une galette agrémentée de fruits confits pliée dans du papier d’argent. Les présents de fiançailles.

Elle… ben quoi, elle était sortie… pour courir…

— Elle ne vous a parlé… de rien ?

La vieille me regardait au-dessus de ses lunettes.

— Non, de rien… Vous lui aviez donné une commission… C’est-y que vous vouliez déjeuner ? Dame ! je vous attendais point et faudra vous contenter d’un plut.

— Elle ne rentrera pas pour dîner ce soir ?

— Je ne sais pas. Quand elle se promène avec des petites amies, on va des fois, tous ensemble, chez le cousin fruitier dans la rue des Bastions. Le cousin garde toute la marmaille. C’est l’époque des cerises. Vous savez, un panier de plus ou de moins… Mais elle rentrera, monsieur Maleux. Il lui arrive jamais de mal, à cette enfant.

La vieille ne savait rien, ne comprenait rien, était sourde, aveugle. Du reste, pourquoi aurait-elle deviné un amoureux sérieux dans ce garçon triste et frappé d’une idée fixe ?

Elle ne mijotait pas, la vieille, dans une tour déserte, où le vrai phare sauveur semblait être le seul amour d’une jeune fille. Non, elle ne pouvait ni comprendre ni m’approuver. Sa nièce n’avait pas l’âge du mariage, et, si elle ardait vers l’amour, c’était selon son petit cœur de coureuse de rues. Elle ne songeait plus au misérable matelot échoué sur son seuil, par une après-midi de pluie, elle n’y mettait aucune malice. On va, on vient dans la vie des gens de terre, et un passant chasse l’autre. Elle m’avait sauté au cou, comme elle sautait maintenant à la corde chez les cousins. Quand elle rentrerait, elle éclaterait de rire ou festonnerait son fichu entre ses pattes de petit chat rôdeur. Quoi ! Tout cela était bien naturel. J’en aurais pleuré.

De dépit, je ne parlai pas de la croix, et je broyai le gâteau, le mangeant, pour prouver que je ne déjeunerais pas chez cette vieille. Fallait-il s’en aller tout de suite ? Une fois parti, fallait-il revenir ? Je me sentais un étranger à tout et pour tous.

Mon Dieu, que je souffrais !

La petite boutique n’avait pas changé, seulement elle me parut affreusement malpropre, basse, noire, empuantie d’odeurs de vaches, de crème aigre et de cuisines pauvres.

Il fallait ficher le camp, ne plus revenir jamais… jamais… Je sortis, l’air crâne, après un bonjour sec, sans m’expliquer. Inutile de prévenir Marie de ma visite.

On ne s’accorderait point. Et comme les femmes ne manquent guère, j’en chercherais une plus sérieuse sous le rapport des promesses. Je marchais, les bras ballants, ne songeant pas à entrer dans une autre auberge, et je vins m’asseoir sur le bord de la mer.

— Vous reviendrez me voir, nous irons ensemble sur le bord de la mer. Si vous avez des peines, je vous consolerai.

C’est bien ce qu’elle m’avait promis.

Une enfant méchante ? Non, une enfant seulement.

Je m’aplatis dans l’herbe de la falaise, une belle falaise toute en velours, travaillée par des jardiniers. Je mis ma tête dans mes coudes, et je voulus dormir en plein soleil de midi. Ça bruissait autour de moi, des gens du dimanche passaient du côté du phare du Minou ; on rigolait un peu de tous les côtés, et une demoiselle à jupe rose se balançait derrière une belle maison de campagne… se balançait entre des lilas.

J’essayai de me raisonner.

On ne fonde pas tout un avenir sur la première venue.

Oui, mais c’est toujours la première venue qu’on aime quand on a besoin d’aimer.

Et puis se marier dans un an… valait mieux se marier aujourd’hui. J’avais ma paye dans mon gousset, le droit, le devoir même de faire la noce.

Eh bien, non, je ne ferai pas la noce. Quelque chose serre mon cœur et mon ventre. Je pleure, je n’en peux plus de pleurer.

— Il y a une chance, dans quinze jours, de la revoir, on s’expliquera, et nous nous accorderons pour de bon. Je vais me promener seul sur le bord de la mer, une autre fois nous serons deux… elle est si jeune !

J’en arrivai à l’excuser. Une tristesse infinie me montait à la gorge, comme toute une marée de larmes depuis très longtemps contenue.

Je n’aimais pas cette petite fille de Brest, plus que j’avais aimé les petites filles de Malte. J’aimais… l’Amour !

Malheur à ceux qui aiment l’Amour !

Car ils sont toujours trahis : les aimerait-on immensément, on ne les aimera jamais assez ! Ils trouvent toutes simples des choses trop compliquées, comme, par exemple, la fidélité, la tendresse, la passion qui se consume à attendre une promise ou une catin, la passion qui s’augmente de sa propre usure, qui veut tout, et souvent ne veut plus rien, craignant d’en trop demander, qui n’ose plus aux clartés de la joie, tellement elle a osé dans l’ombre et le silence du tourment.

Les filles ? Non, j’étais mort aux filles.

Pour mon repas du soir, j’achevai le gâteau des fiançailles, et je rentrai dans Brest, découragé, meurtri, sans espoir, sans idée, sans camarade, n’espérant même plus rencontrer la petite Marie le long des ruisseaux de la rue des Bastions.

Je flânai aux étalages. Ah ! il y avait de bien belles choses pour la petite Marie, des robes à traînes, des chapeaux à plumes et des bijoux rutilants ! Malgré mon chagrin, tout se rapportait à elle, et rien ne valait sans elle. L’homme de l’amour est possédé par un démon qui lui montre un perpétuel visage d’amour. Marie me guettait dans les soieries, sous les dentelles et à travers les plus impossibles diamants. C’était elle, toute nue, que mon esprit revêtait de toutes les étoffes charmeuses. Elle me suivait, elle admirait avec moi, et, brusquement, elle me quittait au détour d’une maison, s’évanouissant dans une porte qu’ouvrait une autre femme que je ne connaissais pas. Je ne pensais pas à m’acheter la moindre bagatelle pour mon usage particulier. J’allais, comme ivre, n’ayant plus envie de rien… Oh ! tenir seulement sa main entre les miennes…

Et si je l’avais revue, je n’étais plus très sûr de crier : la voilà, car je ne me rappelais que son cher petit visage d’un soir de désir, où flambaient ses yeux, ses premiers yeux de femme.

Si je l’avais rencontrée, j’aurais découvert une nouvelle gamine, une fillette maigre, quelconque, aux regards sournois et au teint criblé de taches de rousseur.

Je suis passé peut-être à côté d’elle sans m’en douter.

Alors… j’ai bien fait de ne pas tourner la tête.

Ce n’était pas elle !

Le lendemain, après une nuit de sommeil lourd au fond d’une auberge remplie de très joyeux marins, qui buvaient du punch, je m’embarquai sur le Saint-Christophe, n’emportant de Brest qu’un peu de terre dans un mouchoir.

— Eh ! Eh ! fit le maître de chauffe commençant à me tutoyer, on s’en a flanqué une bosse, ma pauvre vieille ! T’en as, des marrons, sous les quinquets !

— Oui, répliquai-je doucement, je suis tranquille, maintenant, j’ai mon compte.

Je n’aurais pas été plus tranquille, en effet, le lendemain de ma mort.

…Le phare ! Mon Dieu, déjà le phare ! Voici la tour…

La tour, prends-garde,
La tour d’amour… our… our…

Les vagues rugissent, le palan grince, il pleut du sel, il vente une brise chaude, une haleine dévoratrice. Je retombe dans l’enfer…

— Ho ! Hisse ! Hisse en haut !

— Bonjour, père Barnabas. Faudra veiller. Le grain s’amasse, que je crois.

— Ben, quoi, il vente… une foutaise ! Le phare ne s’envolera pas sans nous.

Il me reluque en dessous, avec ses regards de bête mauvaise et défiante. Il se défie de moi, parce que chaque congé que je prends le rapproche peut-être de sa destitution. Il croit toujours que je viens de le dénoncer à nos autorités.

Mais enfin, pourquoi le dénoncerais-je ? Outre que je ne suis nullement un mouchard, un espion voulant la perte des camarades, je me moque pas mal de ses histoires de maboul.

J’ai bien trop de chagrin, à présent, sans aller m’occuper des péchés des autres.

Ensuite, jusqu’à quel point faire l’amour avec des trépassées…

(C’est drôle comme le chagrin vous donne envie de blasphémer et vous met le jugement sens dessus dessous…)

…Fallait ramer sur la galère immobile et ne plus songer aux jupons.

— Allons, Jean Maleux, du courage ! On ne meurt pas d’amour…

Toute la journée, je me blaguais intérieurement comme ça, me flanquant souvent des grandes tapes et m’empoignant par mon propre bras :

— Voyons, le Maleux, est-ce que t’es pas fou, toi aussi ? Une petite que tu ne connaissais seulement ni d’Ève ni d’Adam… Une coureuse, une gamine, qui joue encore dans les rues ? Un joli brin de fiancée ! C’est-y ça qui m’aurait tenu un ménage, soigné des enfants, attendu quinze nuitées fidèlement et préparé la soupe chaude pour l’heure de mon retour ! Faut convenir, le Maleux, que le délire du vent t’a bouleversé les esprits ! D’ailleurs, on se marie quand on est le gardien-chef, et non pas le domestique d’un vieux porc vautré comme ce Mathurin Barnabas, que le diable extermine !…

Je faisais mon service le mieux que je pouvais, soignant tous les détails du métier pour tâcher de m’absorber dans un travail quelconque, mais j’y avais de la peine, ça ne m’intéressait plus, j’étais trop loin du monde, trop loin de la vraie vie marchante, parlante, rigoleuse ou coléreuse. J’étais un ermite et, chose terrible, je ne parvenais pas à être seul, c’est-à-dire libre ; le vieux glissait sur mes talons, semblable à une bête guettant sa proie, toujours gardant son idée que je le mouchardais rapport à ses bonnes amies mortes.

Ou… rapport à la machination du placard, cette meurtrière bouchée au milieu de l’escalier, une porte fermée hermétiquement dont il possédait certainement la clef.

Voilà que la curiosité me tourmentait d’ouvrir…

Il faut se rendre compte de mon état. On n’existe point très normalement quand on habite une prison toute en longueur (telle un cierge maudit) et qu’on est obligé de penser sur place, ne sachant quoi devenir, tantôt trop près des étoiles, tantôt trop près des abîmes de la mer. C’était de penser toujours que cela me démontait la mécanique de l’intelligence. Jamais, non, jamais, je n’avais tant remué d’idées saugrenues. Un placard fermé dans ma maison ? Quel beau mystère ! Du haut en bas de la spirale, on comptait six placards pareils, tous aussi mystérieusement clos.

Maintenant, si je ne devais pas les ouvrir du côté de l’escalier, rien ne n’empêchait d’aller voir du côté du dehors ! Le phare était tout hérissé de crampons de fer, et pour peu qu’on possède des pieds habitués aux enfléchures, on se promène le long d’une muraille, facilement.

Je n’y allais point, ayant trouvé une meilleure occupation.

Je me fabriquai un jardin.

Oh ! pas un jardin ordinaire !

Une petite caisse de bois, très étroite, que je remplis de la terre pieusement rapportée de mon dernier voyage, et je semai quelques graines, j’enfouis un oignon de plante des îles qu’on m’avait donné, jadis, et qui pousserait pourvu qu’elle eût de l’eau en quantité suffisante.

J’exposai le jardin sur le hublot de ma chambre.

Tous les matins, je venais contempler mon jardin, l’œil anxieux, me figurant que des pointes vertes…

Ah ! bien, oui, les pointes vertes !

C’était l’océan qui dressait des pointes vertes, l’océan furieux et toujours soulevé comme un sein de femme enragée d’amour.

Je laissai passer mon tour de congé, cette quinzaine-là.

Je n’avais même plus envie d’aller chercher ma gamine de Brest, et cette fille que je croyais ma fiancée la semaine d’avant me parut, de loin, une farce de mon imagination.

J’aurais dû persévérer dans mes bonnes résolutions de mariage. C’était ça le salut… mais quelque chose d’inexplicable s’emparait de moi. Un vertige, le délire du vent, ou l’appétit du chagrin. Je me sentais si malheureux, si triste, que je souhaitais l’être davantage.

Et puis, faut bien l’avouer… Le vieux l’avait-il pas prédit… je ne portais déjà plus de chemise pour être plus près de ma peau…

… Ô phare d’Ar-Men ! Ô maison d’amour, douce maison, effroyable geôle, berceau de toutes les hontes, caves d’où monte le vin troublant des ivresses solitaires, douce maison secourable aux naufragés des mers perfides, vérité de la lumière humaine mêlée aux mensonges des étoiles, douce tour d’amour… Notre union arriva comme vient un mal nécessaire : le mal de vivre pour soi-même.

On ne pense plus au péché.

On ne songe plus au plaisir.

La vie vous emporte dans son flot, et elle vous jette, enfin brisé, sur la grève obscure du sommeil.

Qui a brisé l’homme seul, si las d’être isolé ?

C’est la vie, l’implacable vie.

Qui a bercé l’homme seul pour le consoler un moment dans le repos ?

C’est la mort, l’implacable mort !

Et, quand on se réveille, on va voir pousser l’herbe, quêtant l’espoir…

Mais l’herbe ne pousse pas dans les petits cercueils pleins de terre.

Mon jardin n’avait fleuri que de quelques grains de sel, cadeau de l’océan, bouquet de la Sirène.

Une nuit, vaillant, à mon heure de garde, près de ma fenêtre, je fus halluciné par d’étranges fantômes.

La lune inondait les vagues d’une clarté pure et froide.

Le phare, lançant des rayons roses autour de lui, s’efforçait d’attraper la lune dans ses bras vigoureux.

C’était un curieux combat entre Elle, la grande vierge, et Lui, le monstre issu des ténèbres.

Elle avançait, la face pâle, très calme, refoulant le brouillard d’or qui essayait de la rejoindre pour lui faire perdre sa raison d’éclairer.

Peu à peu, elle le mangeait, en formait sa propre lumière.

On devinait parfaitement ce travail de bête, ou de femme dissolue, à sa bouche d’ombre fendant le bas de son visage. Là, elle porte une blessure, une cicatrice, des lèvres, certainement, qui aspirent, se rouvrant tous les mois, les volontés et les lueurs de bon sens des pauvres hommes.

Le phare se dressait, énorme, tendu comme une menace vers les cieux, s’érigeait, colossal, dans la direction de cette gueule d’ombre, de cette noire fêlure de la clarté céleste, car il y était attiré par le suprême devoir d’être aussi grand que Dieu.

Et le brouillard d’or montait, descendait, en reflétant du sang, aspiré ou refoulé par l’astre au masque d’apparence impénétrable.

…Comme elle était belle cette lune pure, perle tombée, tête coupée, luisante du plaisir d’un autre, mais n’en disant jamais rien…

Et le phare, sous le vent hurleur sonnant des épousailles diaboliques, sous le vent qui pleurait de joie ou chantait de terreur, le phare semblait se tendre de plus en plus, exaspéré dans l’irradiation de l’impossible.

S’éteindre ?

Le droit est de briller, de vivre…

Flamber plus haut ?

La destinée humaine est de brûler sur place.

…Et la lune, perle tombée, tête coupée, fière de l’absence de son corps, s’en allait, s’en allait pudiquement, chaste et lointaine, inaccessible, emportant le mystère d’une bouche muette qui, peut-être, n’existe pas…

…Ô tour d’amour, éteins-toi ! Voici l’aube !