La Tour d’amour/10

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Georges Crès et Cie (p. 200-218).
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X


Est-ce Pâques, est-ce Noël ? Les jours coulent, coulent, tous pareils, tombent dans la mer comme des gouttes d’eau, comme des larmes, comme le meilleur de mon sang.

Quand le Saint-Christophe arrive avec ses paniers de provisions, on lui fait signe que le second gardien ne sortira pas. Le second gardien aime son métier, il est plein de zèle, je pense qu’on lui devra un bel enterrement s’il meurt à la peine. Or, le second gardien… y s’en fout !

Il monte, il descend, il croise le vieux qui monte ou descend, et le vieux chantonne. Jean Maleux chantonne aussi, par esprit de singe.

On mange, on boit, le phare s’allume, le phare s’éteint.

Mon Dieu, est-ce Pâques, est-ce Noël ? j’entends sonner des cloches.

Des habitudes me tyrannisent. C’est, après moi, des espèces de pies qui répètent toujours la même bêtise, me tirent par la manche pour me faire voir toujours le même point de l’horizon. Je trouve très simple de taillader la table avec mon couteau pendant que le vieux compte, à voix haute, les boîtes de sardines empilées des deux côtés de la cheminée.

Il me paraît fort naturel d’user le bouton de ma veste en le polissant sous mon ongle des heures et des heures, tellement qu’il est, maintenant, fendu en deux, ce bouton, et que mon ongle est mangé jusqu’à la racine. Je fais cela machinalement, sans oublier le moindre détail de mon métier, et je ne pense pas que je sois malade.

Je suis certain, maintenant, que le vieux a bien toute sa raison, seulement les longues journées passées immobile devant la mer qui danse, muet devant le flot qui hurle, l’ont rendu maniaque. Il a essayé de lire pour s’aller promener dans un autre monde, et il s’est aperçu qu’il ne savait plus lire.

Nous ne causons pas davantage, nous nous comprenons mieux, endurant les mêmes misères sans trop savoir pourquoi.

La misère ? Non ! Nous sommes de bons propriétaires d’une tour de l’État et nos maîtres, absolument. Nous sommes riches.

C’est bien cela le plus terrible. Nous sommes les maîtres, en dehors du service, nous pouvons rêver, dormir, boire, car il y a des alcools, chez nous (et des alcools de choix), nous pouvons jouer aux cartes et nous raconter des histoires. Nous préférons, généralement, rentrer chacun dans notre trou, lui en bas, près de la soute au pétrole, moi en haut, près du foyer des lampes.

Qu’est-ce qu’on se dirait ?

Je ne prends pas au sérieux ses idées sur les femmes noyées.

Et il me méprise parce que j’ai eu l’envie, un matin, d’épouser une vivante que je ne connaissais pas.

Quant à ses funèbres plaisanteries sur les placards, ça ne m’intimide point. Il a voulu me faire peur, parce qu’il sait que j’ai de certaines croyances en Dieu.

Et puis, c’est nécessaire de brimer le mousse, de terroriser le novice et de lui envoyer chercher le cadavre dans le placard, ça le forme. Je n’ai pas voulu chercher, moi, je suis un entêté !

Mes nuits sont affreuses, je vois des figures lamentables se coller contre la vitre de mon hublot. Des dames blanches, éplorées sous leurs cheveux noirs, me font signe de les suivre, elles me glacent de leurs yeux morts, pleins d’eau verte ; dès que je me lève pour les aller chasser, elles reculent effrayées, à leur tour, de me voir, s’enfuient éperdues, leur longue chevelure battant leur dos, et je suis assez lâche pour les supplier de rester.

Ce n’est plus aux femmes vivantes que je songe. Il me faudrait des créatures plus passives, plus complaisantes, plus au-dessus des pudeurs de ce monde pour m’amuser maintenant, ou, alors, de telles filles dévergondées, possédant de tels secrets d’amour !

Et je voudrais aussi pouvoir les rejeter à l’eau, m’en débarrasser la chair pour toujours, ne jamais les rencontrer, de nouveau, sur ma route.

Ma route ?

Je monte, je descends.

Quelquefois, le long de l’esplanade je vais jeter des lignes afin d’essayer de capturer un monstre, un gros poisson mangeur de pourriture.

Ça relève le menu. Les salaisons nous ensanglantent les gencives, et, par les fortes marées, nous manquons souvent de pain.

J’ai osé dire, une fois, au vieux :

— Vous ne sortez donc jamais d’ici ? Vous n’avez donc plus personne à aller saluer sur terre ferme ?

Il m’a répondu :

— Je ne sortirai que les pieds en avant. Et je souhaite, le Maleux, que je ne crève pas l’été…

— Pourquoi, l’ancien ?

— Parce que si je crevais une fin de quinzaine ça irait encore, mais un commencement… tu serais obligé de me garder… jusqu’à bouillie complète !… N’y aurait qu’un moyen : m’arroser d’eau-de-vie !

Je n’ai jamais envisagé cette perspective.

Le vieux se décomposant au fond de son trou durant que, moi, je ferais flamber le phare, là-haut, de tous les feux de l’enfer, car notre devoir, vivant ou mort, est de brûler pour sauver les autres, de nous consumer sur place pour bien mériter de toutes les patries.

Un jour j’ai demandé (nos conversations se traînent des semaines à raison d’une syllabe par repas, laissant mûrir nos réflexions) comment le jeune gardien, mon prédécesseur, avait été tiré d’ici, les pieds en avant, bien entendu.

Le vieux a grogné, m’a tourné les talons sous prétexte de se chercher du rhum.

Il n’aime guère causer de… l’accident

Est-ce l’Ascension, est-ce l’Assomption ? Quelle fête se prépare !

Il fait de pâles brouillards, les lunes sont plus claires, et, de la mer, monte une odeur plus violente, une odeur sauvage que j’ai fini par démêler comme un chien sent l’approche d’un maître. C’est le rut de l’Océan, la grande marée meneuse de tempête. On ne peut pas dire qu’il fait chaud, parce que l’air est toujours cinglant, le vent hurleur, et les vagues bondissent à vous recouvrir d’une pluie salée, à vous transir jusqu’aux os quand on s’égare le long de l’esplanade, mais il fait trouble. L’eau bouillonne comme dans une chaudière, l’écume fuse par grands jets blancs, mousseux. On dirait des bouquets de marguerites.

Le phare tressaille, vibre, semble déraper, d’abord tout doucement, selon que l’on regarde l’esplanade, ou très vite, selon que l’on regarde là-bas le dos de la Baleine. Ce récif noirâtre l’attire comme un aimant attire une grande aiguille de fer.

Et la valse éternelle s’accélère ; plus les vagues sautent, plus le phare tourne.

Ça ne me cause aucun vertige. Cependant, je sens, distinctement, que je suis le vertige personnifié, et que d’avoir enfin pris l’habitude de courir immobile à ma perte me rend le centre même de toutes les catastrophes.

Je porte en moi tous les malheurs.

J’ai chaud à la tête, l’estomac me brûle, mes jambes sont toujours glacées, molles comme du coton.

Je marche en rêve.

Lorsque j’allume les lampes, il n’est pas rare que j’oublie de refermer la porte à feu.

Je sais très bien que je vais l’oublier. Je commence le mouvement en me disant ;

— Fais attention, le Maleux.

Car je ne me gêne pas pour parler tout seul.

Et j’oublie… plutôt je crois que j’oublie, de fermer le vitrage.

Vers le milieu de la spirale, je remonte en jurant.

Devant la porte de cristal repoussée très exactement dans son cadre de ressort, je suis ahuri.

Je n’ai rien oublié, c’est la précision de mes gestes qui me manque, et je suis obligé de me tenir à l’œil… parce que si le Barnabas ne vérifiait pas mes actes, je serais fautif tout le temps. L’orage est sur nous, l’orage est en nous. Que Dieu nous protège !

…Ce soir-là nous avions copieusement dîné, l’ancien et moi, nous pensions bien que le grand coup de torchon se préparait. Il ne fallait point se trouver la poitrine creuse devant tous les démons de l’air. Il y avait eu un beau filet de morue grasse, entouré de pommes frites à l’huile, du bœuf de conserve, rouge comme du pâté de lièvre, une fameuse conserve d’Angleterre fleurant la moutarde, et puis du dessert, des noix, des raisins secs, des figues. On avait mangé, chacun, deux livres de pain.

On était des hommes, quoi !

Le vieux risqua une plaisanterie de son répertoire :

— Ça vente ferme… le Maleux ! Je parie ma casquette que le tonnerre nous amènera des dames.

Je répondis brutalement :

— On n’a pas besoin de sexe ici ! Ça vous embrouille les manœuvres.

— Suffit ! moi je m’entends ! Peut-être ben que non, peut-être ben que oui… J’ai vérifié la grue… je serais d’avis de l’amener tout à fait.

— Vous croyez donc qu’on ne dormira pas cette nuit ?

— Je crois, mon fils, que c’est un beau jour.

Il parlait tellement son langage, ce vieux loup des tombes !

On sortit sur l’esplanade, tenant un bout du filin passé à l’intérieur de la salle basse dans un solide anneau.

Malgré la précaution, on fut presque culbuté l’un sur l’autre. La mer délirante bavait, crachait, se roulait devant le phare, en se montrant toute nue jusqu’aux entrailles.

La gueuse s’enflait d’abord comme un ventre, puis se creusait, s’aplatissait, s’ouvrait, écartant ses cuisses vertes ; et, à la lueur de la lanterne, on apercevait des choses qui donnaient l’envie de détourner les yeux. Mais elle recommençait, s’échevelant, toute en convulsion d’amour ou de folie. Elle savait bien que ceux qui la regardaient lui appartenaient. On demeurait en famille, n’est-ce pas ?

Des clameurs pitoyables s’entendaient du côté de la Baleine, plaintes qu’on aurait dites humaines et qui, pourtant, ne contenaient que du vent. Ce n’était pas encore l’heure de mourir.

L’horizon demeurait noir, d’un noir intense de bitume fondu. Les nuages couraient se déchirer à la pointe du phare, et on devinait qu’ils coifferaient bientôt la lumière de leur satané capuchon de velours.

Ce serait le moment pénible pour nous, car les pauvres navires filent de ce temps-là, sans s’occuper des éclipses prédites.

Il nous arrivait des montagnes d’eau du bout de la Baleine, des vagues s’irritant, se cabrant sur le rocher, l’escaladaient, prenaient des proportions géantes et se couronnaient des flammes blanches de leur écume qui, les nuits d’orage, semblent éclairer.

Une jolie clarté, ma foi, celle du drap jeté sur le défunt quand il est entre ses quatre cierges.

Nous avions toutes les difficultés du monde à nous tenir debout.

Le vieux gronda et se mit à marcher sur ses mains pour plus de sûreté.

Il avait l’aspect d’un crabe énorme. Son dos bombait, ses jambes râclaient la pierre, et les pinces de ses doigts tâtaient les endroits glissants.

Moi, je longeais les crampons, gardant mon filin dans mes mâchoires serrées.

Nous étions des bêtes.

De surnaturelles bêtes, plus que des hommes : nous luttions contre le ciel, et moins que des esprits, car nous ne possédions plus la conscience de notre besogne.

Nous sortions de notre coquille pour flairer la mort et tâcher d’en garantir les autres. Mais nous n’avions pas d’orgueil. C’était bien fini de penser quoi que ce soit de noble, nous étions trop abrutis. Et nous rampions devant la mer qui crevait de rire à nos barbes.

On amena la grue d’arrimage. On pelota tous les fils, on serra les palans. Le vent s’attachait sur nous comme un aigle sur la laine d’un mouton. On recevait des soufflets si naturels qu’on avait envie de les rendre. Des serpents d’eau nous glissaient autour des jambes, des langues visqueuses et froides nous léchaient partout. Quand on eut fait la dernière toilette du phare, on songea un peu à ce qui se passait là-haut.

Dans la spirale, des hurlements s’engouffraient, toute une poursuite de diables se tirant la queue avec des jurements, des miaulements de chats enragés.

Vers le milieu de l’escalier, Mathurin Barnabas contempla la porte du fameux placard à femmes, seulement il ne dit rien, et ses prunelles changèrent un instant de couleur.

Cela me fit plus d’effet que s’il avait plaisanté, selon son méchant usage. Du moment qu’il regardait de ce côté-là pour lui-même, c’est qu’il y avait peut-être bien quelque chose.

Il ne me montrait pas l’endroit, il se bornait à s’en souvenir.

Je m’arrêtai aussi, affectant de pousser la porte, histoire de s’assurer de sa bonne fermeture.

Les autres fermaient moins exactement.

Nous continuâmes rapidement notre ascension, et nous arrivâmes sur le chemin de ronde juste pour le coup du capuchon.

Un subit brouillard noir, âcre, puant le pétrole, recouvrait la vaste lanterne, et aucun rayon n’atteignait plus le flot.

— Ben, quoi, fit le vieux embêté, ça commence à se gâter. Va me chercher les torches.

Dans les cas extrêmes, on plante des torches tout le tour de la balustrade, et, jusqu’à ce que la dernière soit emportée par le vent, on les allume.

Je redescendis chercher les torches, et je vis à l’horloge que ça marquait dix heures.

On en aurait pour toute la nuit de la procession.

Dans ma petite chambre du haut, ordinairement très claire, c’était l’obscurité complète. On tâtonnait de ténèbres en ténèbres, et le vent vous cueillait les lanternes ou les lampes dans les mains pour les envoyer à plusieurs milles de là.

Le vieux n’avait point pris sa casquette.

Il craignait probablement de la perdre, malgré la grande cérémonie du jour.

On alluma les torches ; elles filèrent par-dessus bord sans nous demander leur chemin.

Une minute je me sentis enlever. Le vieux abattit sur mon épaule sa pince de crabe et me plia en deux.

— Amarre-toi le pied ! qu’il me dit durement.

Je me nouai une solide jarretière de filin et lui proposai la pareille.

Il haussa les épaules.

— Bon pour les enfants ! grogna-t-il.

On resta là campé comme des statues ardentes, le phare nous cuisait le dos et le vent nous glaçait la poitrine.

Quand une gifle plus terrible vous abattait d’un côté, le compagnon se relevait de l’autre, cherchait un nouveau flambeau.

Mais le vent se révolta tout à fait, il y eut un coup de tonnerre effroyable, le ventre de la mer gonfla jusqu’aux nuages et s’ouvrit sous la pointe aiguë d’un éclair durant que la foudre nous rendait sourd.

— Navire ! souffla le vieux accroupi près de moi.

Nous n’avions plus de torche, nous n’avions plus de pétrole, le phare s’était éteint, et la cage de verre fichait le camp par morceaux.

Je ne voyais pas encore le navire, mais les éclairs me le montrèrent une seconde, comme en pleine aurore.

Un grand navire à coque sombre, tout debout, pareil à un cheval dressé sur ses jambes de derrière.

Il marchait ainsi vers la Baleine.

Son affaire était réglée. Plus la peine de l’avertir. Il y avait belle heure qu’il cherchait sa fin, le malheureux !

On n’entendait ni cloche d’alarme, ni commandement de porte-voix, ni cris de désespoir.

Le grand vaisseau, en animal énorme, très têtu, voulait aller là… ça lui faisait plaisir. Il glissait toujours debout avec des dandinements grotesques. Il hésitait maintenant un peu entre le récif et le chenal.

— Vont venir droit chez nous ! criai-je épouvanté de la hauteur de ce monstre. Ils vont nous écraser.

— Pas de danger, répondit Barnabas, dont je voyais flamber les prunelles vertes tout à côté de moi, la Baleine barre les dessous.

Et il se mit à rire.

L’immense fantôme noir s’abîma tout à coup. Parmi les rugissements du vent, les grondements du tonnerre, on perçut un fracas de planches, un abominable fracas de bois très sec éclatant.

C’était le grand cercueil qui s’ouvrait sur la barre de la Baleine. Puis ce fut fini, tout disparut, emporté par le courant ou s’abîmant aux entrailles de la mer.

— La paix soit sur eux, bégayai-je, me mordant les poings !

— Et sur leurs femmes, ajouta Barnabas d’un ton cynique.

L’orage s’apaisa seulement vers l’aube, et nous allâmes nous coucher, moulus de fatigue.

Heureusement qu’on avait bien dîné la veille.

Le poids des nourritures nous retient au rocher de l’existence, dans les occasions solennelles.