La Tour d’amour/11

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Georges Crès et Cie (p. 219-238).
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XI


Le lendemain, il fallut réparer nos avaries. Si nous n’étions pas une de ces immenses bières, voyageant pour le transport des corps vivants, nous redoutions tout autant qu’elles la tempête et la foudre. Un morceau de l’armature de la cage des lampes, en tombant le long du phare, avait descellé des crampons et ouvert une brèche dans la muraille.

— Faut aller voir, déclara le vieux.

Il me parut las, inquiet, plus fatigué de la cervelle que des jarrets. Il guettait les épaves !…

Ordinairement, il prenait sur lui les corvées difficiles, parce qu’il avait plus d’expérience que moi et qu’il se défiait toujours de mes mouchardages, selon son mot. Peut-être ne se rappelait-il pas… (il avait bien oublié de savoir lire ?) peut-être n’eut-il pas la force, rongé par l’attente de ses… épaves, d’affronter le vertige après la furieuse nuit qu’on venait de passer.

Vers midi, le soleil s’étant un peu dégagé du brouillard et de la pluie, j’enjambai la balustrade du chemin de ronde, côté sud. Bien arrimé par une corde qui me ceinturait, je descendis d’échelon en échelon, sans tourner les yeux, car je n’étais pas fort à mon aise, malgré un bon verre de rhum au fond de l’estomac. Le vieux prétendait que le dommage se trouvait situé entre la cinquième et la sixième meurtrière, le morceau de l’armature devait avoir descellé un crampon au-dessus d’une des fenêtres bouchées à l’intérieur… qu’il se refusait à déboucher sous prétexte que ce serait plus long.

De vrai, fallait se rendre compte du dehors pour en noter le rapport à la marine. Une seule pierre arrachée de cette colonne fabuleuse pouvait la livrer tout entière aux assauts de l’Océan, et nous nous effondrions comme un simple château de cartes.

Pendu au bout de mon filin, je sautillais grotesquement, petit polichinelle tournant sa ronde autour d’un clocher. Entre mes pieds nus crispés sur les crampons, j’apercevais une étoffe de soie déployée, ou tout près ou très loin, mais si jolie, si chatoyante à contempler, que l’irrésistible désir vous venait de se laisser choir dessus. Le vent ronronnait, m’entrant des chatouilles dans le cou et dans les oreilles. Maintenant que la bête hurleuse avait dévoré tout le monde, elle nous caressait, très tendre, nous demandait pardon.

Je constatai qu’en effet la cinquième meurtrière était entamée. Le coin de son cadre de pierre ne tenait plus. En y appuyant le genou, je fis tomber un moellon et tout un paquet de gravois. La grille de la croisée n’avait pas trop souffert, mais derrière les barreaux sa loupe de verre s’étoilait de plusieurs fentes. Ma reconnaissance terminée, je n’avais plus qu’à remonter, tirer sur le palan et écrire mon rapport.

J’ignore quel démon me tenta.

Je descendis à la quatrième croisée du phare. Celle-là se trouvait presque au milieu de l’édifice. C’était… l’endroit mystérieux.

Pendant que je descendais, tâtonnant, mettant les doigts dans tous les trous suspects, la mer semblait monter, plus bleue, plus verte, plus changeante et attirante que jamais. Elle se roulait sous moi, l’air innocent, me lançant des regards de pucelle. Au dernier crampon qui dominait la quatrième meurtrière, je me penchai, tendant les bras pour atteindre le suivant. Ma corde fut trop courte.

J’aurais dû m’arrêter, la curiosité, une curiosité malsaine, me donnait des nerfs. Je voulais m’instruire, parce que, ce jour-là, exceptionnellement, j’avais le droit de m’instruire. Je faisais mon service, et, si j’y mettais du zèle, ça ne pourrait pas m’être reproché.

Le vieux ronflait dans la salle basse.

Il ne se douterait de rien.

D’ailleurs, mon amour-propre ne me permettait plus de reculer.

Bravement, je détachai ma ceinture de corde, je l’enroulai autour de mon poignet pour me conserver un point d’appui en cas de vertige, et je me courbai vers la fenêtre, mon front juste à la hauteur de la vitre.

Alors, je lâchai la corde et je poussai un cri.

J’avais vu, oui, j’avais bien vu… derrière l’étroit miroir de verre, une autre tête que la mienne qui me regardait !

Je demeurai un instant collé contre la muraille, les cheveux droits d’épouvante, les paumes mouillées, me maintenant par miracle.

Je devais me tromper, rêver ! Ça ne pouvait être le possible.

Sous le grillage de fer, le cristal, intact, s’embuait. On eût dit qu’il y avait de l’eau à l’intérieur de cette fenêtre-là.

C’était comme les parois d’un aquarium où nagerait le monstre rare.

Mais on y voyait assez, tout de même, pour découvrir une longue chevelure éplorée, blonde, décolorée, presque blanche, entourant l’ovale d’un visage horriblement triste, un jeune visage de femme contemplant la mer de ses yeux pleins de larmes…

Comme le soleil frappait sur ces yeux, ils brillèrent…

J’eus un étourdissement, et je me laissai aller, lâchant tout.

Je me tirai de l’océan sans trop savoir de quelle façon. Je suis bon nageur. Seulement, dégringoler dans les courants d’Ar-Men, c’est dégringoler dans la mort. Je filai au fond, je touchai le roc, puis je remontai, ne pensant plus du tout, je vous jure, à la femme de là-haut. Je redevins un brave animal d’homme qui essaye de se sauver, et je me mis à nager ferme, tantôt dessus, tantôt dessous la vague, m’efforçant de tourner dans la giration naturelle du courant, n’espérant pas grand’chose.

J’atteignis le bas de l’esplanade, et je fus roulé sur la pente, repris, relancé par l’eau qui jouait avec moi comme avec un bouchon.

Si la mer avait été plus violente, elle m’eût mis en morceaux, mais elle venait de faire la noce, et elle semblait fatiguée de tuer du monde.

Je me retrouvai presque debout devant l’escalier nord.

Alors mes dents claquèrent. J’eus un frisson, et je retombai sur les dalles visqueuses, n’ayant plus ma connaissance.

Le vieux me soigna. (Quels soins, mon Dieu !)

Je passai huit jours au lit.

Il m’avait ramassé au bord du roc, ne comprenant pas pourquoi j’étais étendu là, tout mouillé, paquet de linge sortant de la lessive.

La corde, pendant du chemin de ronde, lui expliqua la moitié de la vérité.

— Ben, fit-il, durant que je rouvrais les yeux, ça t’apprendra, mon garçon, à les choisir trop courtes.

Il me donnait des grogs dans lesquels il fourrait du poivre, un remède infernal, et il y aurait ajouté volontiers un peu de pétrole pour les corser en goût ; seulement, moi, malin, je refusai de boire. J’avais peur de lui, une peur folle.

Il était celui qui guérissait des femmes !

Le médecin ne pourrait me visiter que lors du passage du Saint-Christophe. On ne saurait donc rien ni de ma maladie ni de mon probable trépas.

Et je me résolus à vivre coûte que coûte.

Un matin, je me levai, je fis mon service du mieux que je pus.

Le vieux me regardait, l’air moqueur :

— Te voici gaillard, eh ! eh !… faut toujours sauver sa peau, même quand on n’a pas de chemise…

Il plaisantait, tournait autour de moi et paraissait meilleur compagnon. Du grand navire perdu, pas un mot.

Les épaves demeuraient invisibles à l’horizon, et les noyés (heureusement pour moi) avaient depuis longtemps gagné le large. Le vieux, toujours à l’affût, son harpon dans la main, ne parlait pas des belles filles recueillies.

Chose étrange, le souvenir de cette tête entrevue derrière la vitre d’un hublot s’effaçait peu à peu de mon cerveau fatigué par l’éternel bruit du vent. Je pensais avoir mal vu, des hallucinations, un rêve continué tout éveillé. J’avais eu tant de rudes émotions la nuit du naufrage ! Pas étonnant si je battais la campagne. Un reflet bizarre de soleil, le jeu d’une ombre entre les barreaux, mon propre visage se mirant à une heure où j’étais plus nerveux que de coutume, surtout éreinté par tant de manies ridicules…

Puisque je voyais des femmes dans tous les coins, le mieux serait d’en aller chercher à Brest, où on les trouvait plus réellement.

Et ce fut, après ma maladie de langueur, une indomptable résurrection de ma virilité.

On héla, du phare au Saint-Christophe, que le second gardien sortirait.

— Ma pauvre vieille, répétait le maître de la chauffe, ma pauvre vieille, ça ne va donc pas ?

Notre officier ajoutait, d’un ton sévère : — Vous avez mauvaise mine, le Maleux !

À Brest, je ne reconnus pas une rue, que je connaissais pourtant bien, parce qu’on avait achevé ses embellissements, des las de maisons neuves construites depuis mon dernier voyage.

Il me semblait que je revenais sur terre après ma mort.

Les gens avaient des habits singuliers, les femmes de la belle société portaient des manches énormes, comme des ballons, et je les avais laissées ayant encore des bras normaux.

Du côté du Minou, à la fine pointe de Brest, l’auberge-mercerie était louée à deux cabaretiers mâles qui paraissaient plus ivres que leurs clients, de sales rôdeurs mal vêtus.

J’entrai, je déjeunai et je demandai des nouvelles des anciennes propriétaires de ce cabaret borgne.

— Ah ! la mère Bretellec, elle a rentré en ville, s’a mis fruitière.

— Et la petite Marie ?

— La petite Marie… sa servante ?

— Non, sa nièce.

— Nous ne connaissons point ça.

— Une fillette brune, insistai-je, le cœur douloureusement serré.

— Ben ! Elle aura peut-être mal tourné.

Ils se mirent à rire de mon air confus.

— C’est point si rare, que les filles tournent mal, camarade !

Je me retirai, n’osant pas en demander davantage.

J’errais de-ci de-là, comme un chien sans gîte. Je possédais de l’argent, assez d’argent pour boire des consommations de choix, et je bus.

Je choisis un grand café du côté de l’Arsenal, un café très chic où venaient des officiers galonnés.

Je me fourrai derrière un pilier, un beau pilier habillé de velours rouge et couronné par des crampons d’or, histoire de suspendre des chapeaux. Bien respectueusement, j’y accrochai mon béret, puis je sortis ma pipe, je fumai longtemps, face à face avec mon absinthe. Je m’entourai de nuages, et la nuance verte du verre me donnait une impression bizarre : j’étais devant un aquarium rempli d’eau trouble, un visage mélancolique passait derrière les parois opalisées du cristal.

Pour que la vision demeurât plus longtemps sous mes yeux abrutis, je remplissais le verre très souvent. Puis je changeai la nuance de l’eau, je mis des liqueurs groseilles, des eaux-de-vie brunes, des marcs blonds, aussi de temps à autre, pour imiter un nuage ou du brouillard sur l’arc-en-ciel, un peu de la cendre de ma pipe.

La nuit tomba. Il y eut des éclipses.

Je me trouvai au pied du phare qui était devenu tout rouge, un phare sanglant couronné de grosses pointes d’or qui me menaçaient comme des doigts en cornes ; j’essayai de grimper pour prendre mon béret pendu à l’une de ces cornes, non, jamais je ne pourrais l’atteindre !

— Ho ! Hisse ! Hisse en haut ! Je peux pas, nom de nom !

Et je faisais le geste de tirer sur le palan de la grue d’arrimage. Un garçon me poussa dehors, après m’avoir extirpé une forte somme. Je m’en allai, chantonnant le refrain du père Barnabas. Pas heureux, pas malheureux non plus, ne pensant ni aux promises, ni aux filles. Je m’en allai, ruminant des imbécillités.

— Est-ce qu’il fera beau demain ? Si je m’achetais du savon ? Ce qu’elle doit s’embêter derrière la vitre, la tête de la mer !… Pas moyen de grimper… mais quelle noce quand on la descendra ! Mazette ! Y se met bien le vieux ! Des demoiselles blondes dans la prison de la marine… que le diable en prendrait les armes ! J’en aurai le cœur net… faudra voir… Jean Maleux, marche droit ! Je te le dis, t’es né sous la chance.

Malgré moi je quittais les quartiers riches pour gagner les petites ruelles derrière l’Arsenal. Je connaissais la route par cœur, pour l’avoir faite jadis quand je revenais de caboter avec le capitaine Dartigues.

J’étais donc jeune, alors, que j’y mettais plus d’entrain ?

Je restais jeune, seulement la mer m’avait imprégné jusqu’aux moelles de sa mélancolie, surtout depuis le jour où j’avais failli sombrer en elle, corps et âme.

J’entrai dans une maison dont la porte, grande ouverte, bâillait comme une gueule de loup féroce.

À l’intérieur, c’était tendu de rouge. Le rouge me poursuivait, piquant mon regard de ses milles aiguilles trempées dans le vinaigre. J’en avais bu et j’en rencontrai sur les piliers de café, sur les robes des dames, dans les lanternes des voitures, maintenant le long des murailles. C’était doux à toucher, c’était tiède, c’était bon…

J’entendis des voix chuchoteuses. On m’appelait : beau brun. J’étais plus habitué à tant de politesse.

Je voulus ôter mon béret, et je m’aperçus que je l’avais perdu.

Des tas de grosses filles se moquèrent de moi, parce que je cherchais mon béret : elles me bourraient, me pinçaient, me tapaient dans le dos, me faisaient monter, descendre. Ce que je leur fis, je n’en sais rien ! La patronne se fâcha et me jeta dehors.

J’entrai comme ça dans plus de cinq maisons qui, toutes, ouvraient des grandes gueules rouges pour me happer, et, dans un cabaret, des matelots, déjà terriblement saouls, m’invitèrent à boire davantage.

Il s’agissait du Marceau, un cuirassé prenant la mer, et nous chantâmes des complaintes lugubres en son honneur. C’est-y la mer qui le prendrait ?

Je voyais filer à toute vitesse ce grand cheval noir de navire qui s’était broyé sur la Baleine, par le travers de chez nous, et que les autorités essayaient de repêcher du côté du Fromvheur. Pour son équipage, personne n’en causait plus.

Des idées formidables me tenaillaient le cerveau : faire la guerre à la mer, étrangler la mer, couper sa tête.

Je serrais mon eustache sous ma ceinture. Je voyais du rouge couler du plafond de la salle où nous buvions.

De nouveau, dans la rue, lâchant les camarades, je festonnais, battant les murs. Ça tournait d’une façon vertigineuse. Plus aucun bec de gaz, plus de lanternes de voitures, plus de phares sauveurs. Je n’arriverais jamais nulle part cette nuit-là.

On entendait s’éloigner les chansons, les rires, les cris. J’étais dans une petite ruelle infecte, marchant dans une boue vaseuse, sentant la marée, une petite ruelle du côté, je pense, des bastions de la ville.

Je me la rappellerai toujours cette petite rue-là… quand je devrais vivre cent ans.

Elle se trouvait tellement étroite, tellement sombre que l’on n’y aurait point reconnu son père, même en plein jour. Là-haut, tout là-haut, les toits des maisons semblaient se rejoindre. Un ruisseau clapotait, provenant bien sûr des bassins où l’on radoube — on s’en doutait rien qu’à ses odeurs — ces trous où l’on jette plus de chats crevés que de pelures de pommes.

Là aussi des portes s’ouvraient, se fermaient, happant les promeneurs nocturnes, seulement les maisons étaient moins luxueuses, et, dans quelques-unes, des filles exploitaient les pauvres matelots, sans garantie du gouvernement.

Je ne sais pas pourquoi, j’eus peur tout d’un coup, une peur inexplicable. Je serrais mon couteau, je serrais mon couteau, en pensant marcher à la bataille.

Toutes les caresses des bonnes putains, là-bas, parmi les fleuves rouges des étoffes, ne m’avaient ni apaisé ni dégrisé ; tout le tapage des joyeux compagnons, les marins du Marceau, me restait au fond des oreilles comme des bruits de guerre. Contre qui, contre quoi fallait-il s’armer, se battre ?… Et très loin, très haut, plus haut que les maisons se rejoignant dans les ténèbres, girait un phare électrique dont les rayons blancs fouettaient le ciel de fouets livides m’éblouissant sans éclairer ma route.

Le plus étonnant, c’est que je me croyais en mer. J’allais au phare d’Ar-Men, je me dirigeais vers la Tour d’Amour, et je traversais l’océan à pied, n’ayant plus besoin de m’embarquer sur le Saint-Christophe. J’entendis qu’on marchait derrière moi.

Un trot de souris. Le pas de quelqu’un qui se dissimule.

— C’est le vieux, que je me dis !

Ça n’avait aucune raison de songer au vieux, puisque c’était une femme. Elle me posa la main sur la manche :

— Petit homme, qu’elle me dit !

Je fus envahi par une colère folle :

— Petit homme ? Moi, Jean le Maleux ! J’en vaux bien trois pour le service, et je me suis battu avec la mer. Faut pas me traiter de petit homme… Je reviens de trop loin !

La fille, peut-être aussi grise que moi, peut-être parce que mes paroles lui rappelaient un son de voix déjà entendu, se précipita brusquement dans mes bras, s’agrippa — telle une pieuvre — à mes épaules et me baisa sur la bouche d’un long baiser, suceur, abominable, puant le musc.

— Toi, tu n’embrasseras plus jamais personne ! C’est fini de rire, sale gueuse !

Et je lui plantai mon couteau dans le ventre.

Elle tomba. Je continuai mon chemin, ne me retournant même pas, marchant d’une enjambée plus ferme, plus digne, enivré d’un grand orgueil.

— Ben, quoi ? J’ai tué la mer !