La Tour de Nesle (Dumas)/Acte I

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La Tour de Nesle (Dumas)
Œuvres d’Alexandre DumasMeline, Cans et cievol. 2 (p. 327-336).
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ACTE PREMIER.


PHILIPPE D’AULNAY.




PERSONNAGES

BURIDAN.

MARGUERITE.

GAULTIER D’AULNAY.

PHILIPPE D’AULNAY.

ORSINI.

LANDRY.

RICHARD.

SIMON.

JEHAN.

Manants.

une femme voilée.





Tableau 1.


La taverne d’Orsini à la porte Saint-Honoré, vue à l’intérieur. Une douzaine de manants et ouvriers à des tables à droite du spectateur ;
à une table isolée, Philippe d’Aulnay écrivant sur parchemin : il a près de lui un pot de vin et un gobelet.





Scène PREMIÈRE.


PHILIPPE D’AULNAY, RICHARD, SIMON, JEHAN, manants, puis ORSINI.
RICHARD, se levant.

Ohé ! maître Orsini, notre hôte, tavernier du diable, double empoisonneur ! il paraît qu’il faut te donner tous tes noms ayant que tu ne répondes.

ORSINI.

Que voulez-vous ? du vin ?

SIMON, se levant.

Merci, nous en avons encore ; c’est Richard le çavatier qui veut savoir combien ton patron, Satan, a reçu d’âmes ce matin !

RICHARD.

Ou, pour parler plus chrétiennement, combien on a relevé de cadavres sur le bord de la Seine, depuis la tour de Nesle jusqu’aux Bons-Hommes.

ORSINI.

Trois.

RICHARD.

C’est le compte ! et tous trois, sans doute, nobles, jeunes et beaux ?

ORSINI.

Tous trois nobles, jeunes et beaux.

RICHARD.

C’est l’habitude. Étrangers tous trois à la bonne ville de Paris ?…

ORSINI.
Arrivés tous trois depuis la huitaine.
RICHARD.

C’est la règle ; du moins ce fléau-là a cela de bon qu’il est tout le contraire de la peste et de la royauté : il tombe sur les gentilshommes et épargne les manants. Cela console de la taxe et de la corvée. Merci, tavernier ; c’est tout ce qu’on voulait de toi, à moins qu’en ta qualité d’Italien et de sorcier, tu ne veuilles nous dire quel est le vampire qui a besoin de tant de sang jeune et chaud pour empêcher le sien de vieillir et de se figer ?

ORSINI.

Je n’en sais rien.

SIMON.

Et pourquoi c’est toujours au-dessous de la tour de Nesle et jamais au-dessus qu’on retrouve les noyés ?

ORSINI.

Je n’en sais rien.

PHILIPPE, appelant Orsini.

Maître…

SIMON.

Tu n’en sais rien ? Eh bien ! laisse-nous tranquilles et réponds à ce jeune seigneur qui te fait l’honneur de t’appeler.

PHILIPPE.

Maître…

ORSINI.

Messire ?

PHILIPPE.

Un de tes garçons taverniers peut-il, moyennant ces deux sous parisis, porter ce billet ?

ORSINI.

Landry… Landry !

LANDRY, s’avançant.

(il se tient debout devant Philippe, tandis que celui-ci scelle
xxxxxsa lettre et met l’adresse.)

ORSINI.

Fais ce que te dira ce jeune seigneur.

(Il s’éloigne.)
RICHARD, retenant Orsini par le bras.

C’est égal, maître ; si je m’appelais Orsini, ce dont Dieu me garde ; si j’étais maître de cette taverne, ce que Dieu veuille, et si mes fenêtres donnaient comme les tiennes sur cette vieille tour de Nesle, que Dieu foudroie, je voudrais passer une de mes nuits, une seule, à regarder et à écouter, et je te garantis que le lendemain je saurais que répondre à ceux qui me demanderaient des nouvelles.

ORSINI.

Ce n’est pas mon état. Voulez-vous du vin ? je suis tavernier et non veilleur de nuit.

RICHARD.

Va-t’en au diable !

ORSINI.

Lâchez-moi alors.

RICHARD.

C’est juste.

(Orsini sort.)
PHILIPPE, après avoir scellé sa lettre.

Écoute, gars : prends ces deux sous parisis et va-t’en au Louvre : tu demanderas le capitaine Gaultier d’Aulnay, et tu lui remettras ce billet.

LANDRY.

Ce sera fait, messire.

(Il sort.)
RICHARD.

Dis donc, Jehan de Montlhéry, as-tu vu le cortège de la reine Marguerite et de ses deux sœurs, les princesses Blanche et Jeanne ?

JEHAN.

Je crois bien.

RICHARD.

Il ne faut pas demander maintenant où a passé la taxe que le roi Philippe le Bel, de glorieuse mémoire, a levée le jour où il a fait chevalier son fils aîné, Louis le Hutin ; j’ai reconnu mes trente sous parisis sur le dos du favori de la reine : seulement, de monnaie de billon ils étaient devenus drap d’or frisé et épingle. As-tu vu le Gaultier d’Aulnay, toi, Simon ?

(Philippe lève la tête et écoute.)
SIMON.

Sainte Vierge ! si je l’ai vu ?… Son cheval du démon caracolait si bien qu’il a mis une de ses pattes sur la mienne, aussi d’aplomb que s’il jouait au pied de bœuf ; et comme je criais miséricorde, son maître, pour me faire taire, m’a donné…

JEHAN.

Un écu d’or ?

SIMON.

Oui, un coup de pommeau de son épée sur la tête en m’appelant cagou.

JEHAN.

Et tu n’as rien fait au cheval et rien dit au maître ?

SIMON.

Au cheval, je lui ai vertueusement enfoncé trois pouces de ce couteau dans la culotte, et il s’est en allé saignant ; quant au maître, je l’ai appelé bâtard : il s’est en allé jurant.

PHILIPPE, de sa place.

Qui dit que Gaultier d’Aulnay est un bâtard ?

SIMON.

Moi.

PHILIPPE, lui jetant son gobelet à la tête.

Tu en as menti par la gorge, truand !

SIMON.

À moi, les enfants !

les manants, se jetant sur leurs couteaux.
Mort au mignon !… au gentilhomme !… au pimpant !
PHILIPPE, tirant son épée.

Holà ! mes maîtres ! faites attention que mon épée est plus longue et de meilleur acier que vos couteaux.

SIMON.

Oui ; mais nous avons dix couteaux contre ton épée.

PHILIPPE.

Arrière !

TOUS.

Á mort ! à mort !
(Ils forment un cercle autour de Philippe qui pare avec son épée.)


Scène II


Les mêmes ; BURIDAN.

(Il entre, dépose tranquillement son manteau ; s’apercevant que c’est un gentilhomme qui se défend contre du peuple, il tire vivement son épée.)

BURIDAN.

Dix contre un !… Dix manants contre un gentilhomme, c’est cinq de trop.

(Il les frappe par derrière.)
LES MANANTS.

Au meurtre !… au guet !

(Ils veulent se sauver ; Orsini paraît.)
BURIDAN.

Hôtelier du diable, ferme ta porte, que pas un de ces truands ne sorte pour donner l’alarme : ils ont eu tort… — (Aux manants.) Vous avez eu tort…

TOUS.

Oui, monseigneur, oui.

BURIDAN.

Tu le vois, nous leur pardonnons. Restez à vos tables ; voici la nôtre… Fais apporter du vin par mon ami Landry.

ORSINI.

Il est en course pour ce jeune seigneur ; j’aurai l’honneur de vous servir moi-même.

BURIDAN.

Comme tu voudras ; mais dépêche. — (Se retournant vers les manants.) Est-ce qu’il y en a un qui parle là-bas ?

LES MANANTS.

Non, monseigneur.

PHILIPPE.

Par mon patron ! messire, vous venez de me tirer d’un mauvais pas, et je m’en souviendrai en pareille occasion si je vous y trouve.

BURIDAN.

Votre main.

PHILIPPE.

De grand cœur.

BURIDAN.

Tout est dit. — (Orsini apporte du vin dans des pots.) Á votre santé !… Porte deux pots de celui-là à ces drôles, afin qu’ils boivent à la nôtre… bien. C’est la première fois, mon jeune soldat, que je vous vois dans la vénérable taverne de maître Orsini ; êtes-vous nouveau venu dans la bonne ville de Paris ?

PHILIPPE.

J’y suis arrivé il y a deux heures, justement pour voir passer le cortège de la reine Marguerite.

BURIDAN.

Reine, pas encore.

PHILIPPE.

Reine après-demain ; c’est après-demain qu’arrive de Navarre pour succédera Philippe le Bel, son père, monseigneur le roi Louis X, et j’ai profité de son avènement au trône pour revenir de Flandre où j’étais en guerre.

BURIDAN.

Et moi d’Italie où je me battais aussi. Il parait que la même cause nous amène, mon maître ?

PHILIPPE.

Je cherche fortune.

BURIDAN.

C’est comme moi ; et vos moyens de réussite ?

PHILIPPE.

Mon frère est depuis six mois capitaine près de la reine Marguerite.

BURIDAN.

Son nom ?

PHILIPPE.

Gaultier d’Aulnay.

BURIDAN.

Vous réussirez, mon cavalier, car la reine n’a rien à refuser à votre frère.

PHILIPPE.

On le dit : et je viens de lui écrire pour lui annoncer mon arrivée et lui dire de me joindre ici.

BURIDAN.

Ici au milieu de cette foule ?

PHILIPPE.

Regardez.

BURIDAN.

Ah ! tous nos gaillards sont disparus.

PHILIPPE.

Continuons, puisqu’ils nous laissent libres. Et vous, puis-je vous demander votre nom ?

BURIDAN.

Mon nom !… dites mes noms ; j’en ai deux : un de naissance qui est le mien et que je ne porte pas ; un de guerre qui n’est pas le mien et que je porte.

PHILIPPE.

Et lequel me direz-vous ?

BURIDAN.

Mon nom de guerre, Buridan.

PHILIPPE.

Buridan ; avez-vous quelqu’un en cour ?

BURIDAN.

Personne.

PHILIPPE.

Vos ressources ?

BURIDAN.

Sont là — (Il frappe son front.) et là — (Il frappe son cœur.) Dans la tête et le cœur.

PHILIPPE.

Vous comptez sur votre bonne mine et sur l’amour ; vous avez raison, mon cavalier.

BURIDAN.

Je compte sur autre chose encore ; je suis du même âge, du même pays que la reine… j’ai été page du duc Robert II, son père, lequel est mort assassiné… la reine et moi n’avions pas, à nous deux, l’âge que chacun de nous a seul maintenant.

PHILIPPE.

Quel est votre âge ?

BURIDAN.

Trente-cinq ans.

PHILIPPE.

Eh bien !

BURIDAN.

Eh bien ! il y a depuis cette époque un secret entre Marguerite de Bourgogne et moi… un secret qui me tuera, jeune homme, ou qui fera ma fortune.

PHILIPPE, lui présentant son gobelet pour trinquer.

Bonne chance !

BURIDAN.

Dieu vous le rende, mon soldat.

PHILIPPE.

Mais cela ne commence pas mal.

BURIDAN.

Ah !

PHILIPPE.

Oui, aujourd’hui, comme je revenais de voir passer le cortège de la reine, je me suis aperçu que j’étais suivi par une femme. J’ai ralenti mon pas et elle a doublé le sien ;… le temps de retourner un sablier, elle était près de moi : « Mon jeune seigneur, m’a-t-elle dit, une dame qui aime l’épée vous trouve bonne mine ; êtes-vous aussi brave que joli garçon ? êtes-vous aussi confiant que brave ? — S’il ne faut à votre dame, ai-je répondu, qu’un cœur qui passe sans battre à travers un danger pour arriver à un amour… je suis son homme, pourvu toutefois qu’elle soit jeune et jolie ; sinon qu’elle se recommande à sainte Catherine et qu’elle entre dans un couvent. — Elle est jeune et elle est belle. — C’est bien. — Elle vous attend ce soir. — Où ? — Trouvez-vous à l’heure du couvre-feu, au coin de la rue Froid-Mantel, un homme s’approchera de vous, et dira : Votre main ? Vous lui montrerez cette bague et vous le suivrez. Adieu, mon soldat, plaisir et courage… » Alors elle m’a mis au doigt cet anneau, et a disparu.

BURIDAN.

Vous irez à ce rendez-vous ?

PHILIPPE.

Par mon saint patron ! je n’ai garde d’y manquer.

BURIDAN.

Mon cher ami, je vous en félicite… Il y a quatre jours de plus que vous que je suis à Paris, et excepté Landry, qui est une vieille connaissance de guerre, je n’ai pas rencontré un visage sur lequel je puisse appliquer un nom… Sang-Dieu !… je ne suis cependant d’âge ni de mine à n’avoir plus d’aventures.


Scène III


BURIDAN, PHILIPPE D’AULNAY, une femme voilée.
LA FEMME VOILÉE, entrant et touchant de la main l’épaule de Buridan.

Seigneur capitaine…

BURIDAN, se retournant sans se déranger,

Qu’y a-t-il, ma gracieuse ?

LA FEMME.

Deux mots tout bas.

BURIDAN.

Pourquoi pas tout haut ?

LA FEMME.

Parce qu’il n’y a que deux mots à dire et qu’il y a quatre oreilles pour les entendre.

BURIDAN, se levant.

C’est bien… Prenez mon bras, mon inconnue, et dites-moi ces deux mots… (À Philippe.) Vous permettez ?…

PHILIPPE.

Faites !

LA FEMME.

Une dame qui aime l’épée vous trouve bonne mine ; êtes-vous aussi brave que joli garçon ? êtes-vous aussi confiant que brave ?

BURIDAN.

J’ai fait vingt ans la guerre aux Italiens, les plus mauvais coquins que je connaisse ; j’ai fait vingt ans l’amour aux Italiennes, les plus rusées ribaudes que je sache… et je n’ai jamais refusé ni combat ni rendez-vous, pourvu que l’homme eût droit de porter des éperons et une chaîne d’or,… pourvu que la femme fût jeune et jolie.

LA FEMME.

Elle est jeune, elle est belle.

BURIDAN.

C’est bien.

LA FEMME.

Et elle vous attend ce soir.

BURIDAN.

Où, et à quelle heure ?

LA FEMME.

Devant la seconde tour du Louvre… à l’heure du couvre-feu.

BURIDAN.

J’y serai.

LA FEMME.

Un homme viendra à vous, et dira : Votre main ? Vous lui montrerez cette bague et vous le suivrez… Adieu, mon capitaine, courage et plaisir !

(Elle sort. La nuit commence à venir doucement.)
BURIDAN.

Ah çà ! c’est un rêve ou une gageure.

PHILIPPE.

Quoi donc ?

BURIDAN.

Cette femme voilée…

PHILIPPE.

Eh bien ?

BURIDAN.

Elle vient de me répéter les paroles qu’une femme voilée vous a dites.

PHILIPPE.

Un rendez-vous ?

BURIDAN.

Comme le vôtre.

PHILIPPE.

L’heure ?

BURIDAN.

La même que la vôtre.

PHILIPPE.

Et une bague ?

BURIDAN.

Pareille à la vôtre.

PHILIPPE.

Voyons !

BURIDAN.

Voyez.

PHILIPPE.

Il y a magie… et vous irez ?

BURIDAN.

J’irai.

PHILIPPE.

Ce sont les deux sœurs.

BURIDAN.

Tant mieux, nous serons beaux-frères.

LANDRY, à la porte.

Par ici, mon maître.

(Après avoir introduit Gaultier d’Aulnay, il passe chez Orsini. — Nuit.)



Scène IV

.


Les mêmes ; GAULTIER D’AULNAY.
PHILIPPE.

Chut ! voici Gaultier… À moi, frère, à moi !

(Il lui tend les bras.)
GAULTIER, s’y jetant.

Ta main, frère… Ah ! te voilà donc ! c’est toi et bien toi ?

PHILIPPE.

Eh ! oui.

GAULTIER.

M’aimes-tu toujours ?

PHILIPPE.

Comme la moitié de moi-même.

GAULTIER.

Et tu as raison, frère. Embrasse-moi encore… Quel est cet homme ?

PHILIPPE.

Un ami d’une heure, qui m’a rendu un service dont je me souviendrai toute la vie : il m’a tiré des mains d’une douzaine de truands à qui j’avais jeté une malédiction et un gobelet à la tête, parce qu’ils parlaient mal de toi.

GAULTIER.

Ah ! merci pour lui, merci pour moi. Si Gaultier d’Aulnay peut vous être bon à quelque chose, fût-il à prier sur la tombe de sa mère, et Dieu veuille qu’il la connaisse un jour ! fût-il aux genoux de sa maîtresse, et Dieu lui garde la sienne ! à votre premier appel il se lèvera, ira vers vous, et, s’il vous faut son sang ou sa vie, il vous les donnera comme il vous donne sa main.

BURIDAN.

Vous vous aimez saintement, mes gentilshommes, à ce qu’il parait ?

PHILIPPE.

Oui : voyez-vous, capitaine, c’est que nous n’avons dans le monde, lui, que moi, moi, que lui ; car nous sommes jumeaux et sans parents, avec une croix rouge au bras gauche pour tout signe de reconnaissance ; car nous avons été exposés ensemble et nus sur le parvis Notre-Dame ; car nous avons eu faim et froid ensemble, et nous nous sommes réchauffés et rassasiés ensemble.

GAULTIER.

Et, depuis ce temps-là, nos plus longues absences ont été de six mois ; et lorsqu’il mourra, lui, je mourrai, moi ; car, ainsi qu’il n’est venu au monde que de quelques heures avant moi, je ne dois lui survivre que de quelques heures. Ces choses-là sont écrites, croyez-le ; aussi, entre nous, tout à deux, rien à un seul : notre cheval, notre bourse, notre épée sur un signe, notre vie sur un mot. Au revoir, capitaine. Viens chez moi, frère.

PHILIPPE.

Non pas, mon féal ; il faut que je passe cette nuit quelque part où quelqu’un m’attend.

GAULTIER.

Arrivé il y a deux heures, tu as un rendez-vous pour cette nuit ? Prends garde, frère : – (Deux garçons taverniers passent et vont fermer les volets.) depuis quelque temps la Seine charrie bien des cadavres, la grève reçoit bien des morts ; mais c’est surtout de gentilshommes étrangers qu’on fait chaque jour aux rives du fleuve la sanglante récolte. Prends garde, frère, prends garde !

PHILIPPE.

Vous entendez, capitaine ; irez-vous ?

BURIDAN.

J’irai.

PHILIPPE.

Et moi aussi.

GAULTIER.

Depuis quand êtes-vous arrivé, capitaine ?

BURIDAN.

Depuis cinq jours.

GAULTIER, réfléchissant.

Toi depuis deux heures, lui depuis cinq jours… toi, tout jeune ; lui, jeune encore… N’y allez pas, mes amis, n’y allez pas !

PHILIPPE.

Nous avons promis, promis sur notre honneur.

GAULTIER.

La promesse est sacrée,… allez-y donc ; mais demain, demain dès le matin, frère…

PHILIPPE.

Sois tranquille.

GAULTIER, se retournant et prenant la main de Buridan.

Vous, quand vous voudrez, messire.

BURIDAN.

Merci.

(On entend la cloche du couvre-feu.)
ORSINI, entrant.

Voici le couvre-feu, messeigneurs.

BURIDAN, prenant son manteau et sortant.

Adieu, on m’attend à la deuxième tour du Louvre.

PHILIPPE, de même.

Moi, rue Froid-Mantel.

GAULTIER.

Moi, au palais.

ORSINI, seul.
(Il ferme la porte et donne un coup de sifflet : Landry et
trois hommes paraissent.)

Et nous, enfants, à la tour de Nesle.




Tableau 2


Intérieur circulaire. Deux portes à droite de l’acteur,
au premier plan, une à gauche ; une fenêtre au fond avec un balcon ; une toilette, chaises, fauteuils.





Scène V


ORSINI, seul, appuyé contre la fenêtre.
(On entend le tonnerre et l’on voit les éclairs.)

La belle nuit pour une orgie à la tour ! Le ciel est noir, la pluie tombe, la ville dort, le fleuve grossit comme pour aller au-devant des cadavres… C’est un beau temps pour aimer ; au dehors le bruit de la foudre, au dedans le choc des verres et les baisers et les propos d’amour… Étrange concert où Dieu et Satan font chacun leur partie. – (On entend des éclats de rire.) Riez, jeunes fous, riez donc, moi, j’attends ; vous avez encore une heure à rire et moi une heure à attendre comme j’ai attendu hier, comme j’attendrai demain. Quelle inexorable condition ! parce qu’ils sont entrés ici, il fait qu’ils meurent ! parce que leurs yeux ont vu ce qu’ils ne devaient pas voir, il faut que leurs yeux s’éteignent ! parce que leurs lèvres ont reçu et donné des baisers qu’elles ne devaient ni recevoir ni donner, il faut que leurs lèvres se taisent pour ne se rouvrir, comme accusatrices, que devant le trône de Dieu !… Mais aussi, malheur ! malheur cent fois mérité à ces imprudents qui se lèvent au premier appel d’un amour nocturne ! présomptueux qui croient que cela est une chose toute simple que de venir la nuit par l’orage qui gronde, les yeux bandés, dans cette vieille tour de Nesle pour y trouver trois femmes jeunes et belles, leur dire : Je t’aime, et s’enivrer de vin, de caresses et de voluptés avec elles !

UN CRIEUR DE NUIT, en dehors.

Il est deux heures, la pluie tombe, tout est tranquille : Parisiens, dormez.

ORSINI.

Deux heures déjà !


Scène VI.


ORSINI, LANDRY.
LANDRY.

Maître !

ORSINI.

Que veux-tu ?

LANDRY.

Il est deux heures du matin, le crieur de nuit vient de passer.

ORSINI.

Eh bien ! nous sommes encore loin du jour.

LANDRY.

Mais les autres s’ennuient.

ORSINI.

On les paye.

LANDRY.

Sauf votre bon plaisir, maître, on les paye pour frapper et non pour attendre. S’il en est ainsi, qu’on double la somme : tant pour l’ennui, tant pour l’assassinat.

ORSINI.

Tais-toi ; voici quelqu’un : va-t’en.

LANDRY.

Je m’en vais ; mais ce que j’ai dit n’en est pas moins juste.

(Il sort.)



Scène VII.


ORSINI, MARGUERITE.
MARGUERITE.

Orsini !

ORSINI.

Madame ?

MARGUERITE.

Où sont tes hommes ?

ORSINI.

Là.

MARGUERITE.

Prêts ?

ORSINI.

Tout prêts, madame, tout prêts… La nuit s’avance.

MARGUERITE.

Est-il donc si tard ?

ORSINI.

L’orage se calme.

MARGUERITE.

Oui ; écoute le tonnerre.

ORSINI.

Le jour va venir.

MARGUERITE.

Tu te trompes, Orsini, vois comme la nuit est encore sombre…

(Elle s’assoit.)
ORSINI.

N’importe, madame ; il faut éteindre les flambeaux, relever les coussins, renfermer les flacons : vos barques vous attendent ; il faut repasser la Seine, rentrer dans votre noble demeure et nous laisser les seuls maîtres ici, les seuls maîtres.

MARGUERITE.

Oh ! laisse-moi : cette nuit ne ressemble pas aux nuits précédentes ; ce jeune homme ne ressemble pas aux autres jeunes gens : il ressemble à un seul, si au-dessus de tous !… Ne trouves-tu pas, Orsini ?

ORSINI.

À qui ressemble-t-il donc ?

MARGUERITE.

À mon Gaultier d’Aulnay. Parfois je me suis surprise en le regardant, à croire que je voyais Gaultier : c’est un enfant tout d’amour et de passion ; c’est un enfant qui ne peut être dangereux, n’est-ce pas ?

ORSINI.

Oh ! madame, que dites-vous là ? Songes donc que c’est un jouet qu’il faut prendre et briser ; que plus vous avez eu avec lui de bonté et d’abandon, plus il est à craindre… Il est bientôt trois heures, madame, retirez-vous, et abandonnez-nous ce jeune homme.

MARGUERITE, se levant.

Te l’abandonner, Orsini ? non pas ; il est à moi. Va demander à mes sœurs si elles veulent t’abandonner les autres : si elles le veulent, c’est bien ; mais celui-là, il faut le sauver… Oh ! je le puis : car toute cette nuit je me suis contrainte ; toute cette nuit j’ai gardé mon masque ; il ne m’a donc pas vue, Orsini, ce noble jeune homme : mon visage est resté voilé pour lui : il me verrait demain qu’il ne pourrait me reconnaître. Eh bien ! je lui sauve la vie ; je veux que cela soit ainsi. Je le renvoie sain et sauf ; qu’il soit reconduit dans la ville ; qu’il vive pour se rappeler cette nuit, pour qu’elle brûle le reste de sa vie de souvenirs d’amour ; pour qu’elle soit un de ces rêves célestes qu’on a une fois sur la terre ; pour qu’elle soit pour lui enfin ce qu’elle sera pour moi.

ORSINI.

Ce sera comme vous voudrez, madame.

MARGUERITE.

Oui, oui, sauve-le ; voilà ce que j’avais à te dire, ce que j’hésitais à te dire. Maintenant que je te l’ai dit, fais ouvrir la porte ; fais rentrer les poignards dans le fourreau : hâte-toi, hâte-toi !

(Orsini sort.)



Scène VIII.


MARGUERITE, puis PHILIPPE.
PHILIPPE, dans la coulisse.

Mais où es-tu donc, ma vie ? — où es-tu donc, mon amour ? — Ton nom de femme ou d’ange, que je t’appelle par ton nom ?

(Il entre.)
MARGUERITE.

Jeune homme, voici le jour.

PHILIPPE.

Que me fait le jour, que me fait la nuit ? — Il n’y a ni jour ni nuit… Il y a des flambeaux qui brûlent, des vins qui pétillent, des cœurs qui battent, et le temps qui passe… Reviens.

MARGUERITE.

Non, non, il faut nous séparer.

PHILIPPE.

Nous séparer !… et qui sait si je vous retrouverai jamais ? Il n’est pas temps de nous séparer encore. Je suis à vous comme vous êtes à moi ; séparer les anneaux de cette chaîne, c’est la briser.

MARGUERITE.

Ah ! vous aviez promis plus de modération… Le temps fuit ; mon époux peut se réveiller, me chercher, venir… Voici le jour.

PHILIPPE.

Non, non, ce n’est pas le jour ; c’est la lune qui glisse entre deux nuages chassés par le vent. Votre vieil époux ne saurait venir encore… La vieillesse est confiante et dormeuse. Encore une heure, ma belle maîtresse ; une heure, et puis adieu…

MARGUERITE.

Non, non, pas une heure, pas un instant, partez ! c’est moi qui vous en prie… Partez sans regarder en arrière, sans vous souvenir de cette nuit d’amour, sans en parler à personne, sans en dire un mot à votre meilleur ami… Partes ! quittez Paris, je vous l’ordonne, partez !

PHILIPPE.

Eh bien ! oui, je pars… mais ton nom ?… Dis-moi ton nom ! qu’il bruisse éternellement à mon oreille, qu’il se grave à jamais dans mon cœur… Ton nom ! pour que je le redise dans mes rêves. Je devine que tu es belle, que tu es noble : tes couleurs, que je les porte ; je t’ai trouvée parce que tu l’as voulu ; mais depuis longtemps je te cherchais. Ton nom dans un dernier baiser, et je pars.

MARGUERITE.

Je n’ai pas de nom pour vous ! Cette nuit passée, tout est fini entre vous et moi ; je suis libre, et je vous rends libre. Nous sommes quittes des heures écoulées pendant que nous étions ensemble. Je ne dois rien à vous, et vous rien à moi… Obéissez-moi donc si vous m’aimez… Obéissez-moi encore si vous ne m’aimez pas ; car je suis femme, je suis chez moi, je commande. Notre partie nocturne est rompue, je ne vous connais plus… sortez !

PHILIPPE.

Ah ! c’est ainsi… j’adjure et l’on me raille ; je supplie et l’on me chasse… eh bien, je sors ! Adieu, noble et honnête dame, qui donnez des rendez-vous la nuit, à qui l’ombre de la nuit ne suffit pas et qui avez besoin d’un masque ; mais ce n’est pas moi dont on peut se faire un jouet pour une passion d’une heure ; il ne sera pas dit que, moi parti, vous rirez de la dupe que vous venez de faire.

MARGUERITE.

Que voulez-vous ?

PHILIPPE, arrachant une épingle de la coiffe de Marguerite.

Ne craignez pas, madame, ce sera moins que rien… un simple signe auquel je puisse vous reconnaître. — (Il la marque au visage à travers son masque.) Voilà tout.

MARGUERITE.

Ah !

PHILIPPE, riant.

Maintenant dis-moi ton nom ou ne me le dis pas ; ôtes ton masque ou reste masquée, peu m’importe ! je te reconnaîtrai partout.

MARGUERITE.

Vous m’avez blessée, monsieur !… Cette marque-là, c’est comme si vous aviez vu mon visage… Insensé que je voulais sauver et qui veut mourir ! Cette marque, voyez-vous, cette marque… priez Dieu !… Qu’on ne se souvienne que de mes premiers ordres.

(Elle sort.)

(Orsini, qui est entré sur la dernière phrase de Marguerite, va à la fenêtre, la ferme et emporte la lumière. Nuit complète Jusqu’à la fin de l’acte.)


Scène IX.


PHILIPPE, BURIDAN.

(Buridan sort lentement de la porte à gauche, étend les bras, se glisse dans l’ombre et met la main sur le bras de Philippe.)

BURIDAN.

Qui est là ?

PHILIPPE.

Moi.

BURIDAN.

Qui, toi ?

PHILIPPE.

Que t’importe ?

BURIDAN.

Je connais ta voix.

(Il l’entraîne vers la fenêtre.)
PHILIPPE.

Buridan !

BURIDAN.

Philippe !

PHILIPPE.

Vous ici !

BURIDAN.

Oui, Sang-Dieu, moi ici ! et qui voudrais bien vous rencontrer ailleurs.

PHILIPPE.

Pourquoi cela ?

BURIDAN.

Vous ne savez donc pas où nous sommes ?

PHILIPPE.

Où sommes-nous ?

BURIDAN.

Vous ne savez donc pas quelles sont ces femmes ?

PHILIPPE.

Vous êtes tout ému, Buridan.

BURIDAN.

Ces femmes… N’avez-vous pas quelques soupçons de leur rang ?

PHILIPPE.

Non.

BURIDAN.

N’avez-vous pas remarqué que ce doivent être de grandes dames ? Avez-vous vu, car je pense qu’il vient de vous arriver à vous ce qui vient de m’arriver à moi : avez-vous vu dans vos amours de garnison beaucoup de mains aussi blanches, beaucoup de sourires aussi froids ? avez-vous remarqué ces riches habits, ces voix si douces, ces regards si faux ? Ce sont de grandes dames, voyez-vous : elles nous ont fait chercher dans la nuit par une femme vieille et voilée qui avait des paroles mielleuses. Oh ! ce sont de grandes dames ! À peine sommes-nous entrés dans cet endroit éblouissant, parfumé et chaud à enivrer, qu’elles nous ont accueilli avec mille tendresses, qu’elles se sont livrées à nous sans détour, sans retard, à nous, tout de suite, à nous inconnus et tout mouillés de cet orage. Vous voyez bien que ce sont de grandes dames. À table, et c’est notre histoire à tous deux, n’est-ce pas ? À table, elles se sont abandonnées à tout ce que l’amour et l’ivresse ont d’emportement et d’oubli : elles ont blasphémé, elles ont tenu d’étranges discours et dit d’odieuses paroles, elles ont oublié toute retenue, toute pudeur ; oublié la terre, oublié le ciel. Ce sont de grandes dames, de très-grandes dames, je vous le répète.

PHILIPPE.

Eh bien ?

BURIDAN.

Eh bien ! cela ne vous fait-il pas quelque peur ?

PHILIPPE.

Peur, et quelle peur ?

BURIDAN.

Ces soins qu’elles prennent pour rester inconnues.

PHILIPPE.

Que je revoie la mienne demain, et je la reconnaîtrai.

BURIDAN.

Elle s’est donc démasquée ?

PHILIPPE.

Non, mais avec cette épingle d’or, à travers son masque, je lui ai fait au visage un signe qu’elle gardera longtemps.

BURIDAN.

Malheureux ! il y avait peut-être encore quelque espoir de nous sauver, et tu nous tues !

PHILIPPE.

Comment ?

BURIDAN, le conduisant à la fenêtre.
Regarde devant toi.
PHILIPPE.

Le Louvre.

BURIDAN.

À tes pieds ?

PHILIPPE.

La Seine.

BURIDAN.

Et autour de nous, la tour de Nesle.

PHILIPPE.

La tour de Nesle !

BURIDAN.

Oui, oui, la vieille tour de Nesle, au-dessous de laquelle on retrouve tant de cadavres.

PHILIPPE.

Et nous sommes sans armes ; car on vous a demandé en entrant votre épée comme on m’a demandé la mienne.

BURIDAN.

À quoi nous serviraient-elles nos épées ? il ne s’agit pas de nous défendre, mais de fuir. Voyez cette porte ?

PHILIPPE, secouant la porte de gauche.

Fermée… Ah ! écoute… Si je meurs et si tu vis, tu me vengeras.

BURIDAN.

Oui, et si je meurs et que tu vives, à toi la vengeance ; tu iras trouver ton frère Gaultier, ton frère qui peut tout ; tu lui diras… écoute, il faut écrire, il faut des preuves.

PHILIPPE.

Ni plume, ni encre, ni parchemin.

BURIDAN.

Voici des tablettes ; tu tiens encore cette épingle : sur ton bras il y a des veines et dans ces veines du sang ; écris, pour que ton frère me croie, si je vais lui demander vengeance pour toi ; écris, écris : j’ai été assassiné par… je mettrai le nom, moi, car je saurai qui, oui, je saurai qui… et signe ; si tu te sauves, fais pour moi ce que j’aurais fait pour toi. Adieu… Tâchons de fuir chacun de notre côté… Adieu…

PHILIPPE.

Adieu, frère ; à la vie… à la mort.
(Ils s’embrassent ; Philippe rentre dans l’appartement dont il est sorti. Buridan va pour essayer de sortir ; il recule devant Landry qui entre.)


Scène X.


BURIDAN, LANDRY.
BURIDAN.

Ah !

LANDRY.

Faites votre prière, mon gentilhomme.

BURIDAN.

Cette voix m’est connue.

LANDRY.

Mon capitaine !

BURIDAN.

Landry ! il faut me sauver, mon brave ; on veut nous assassiner… — (On entend un cri.) Un cri… Quel est ce cri ?

LANDRY.

C’est celui de votre troisième compagnon, qui est avec la troisième sœur… et qu’on égorge.

BURIDAN.

Tu ne me tueras point, n’est-ce pas ?

LANDRY.

Je ne puis vous sauver : je le voudrais cependant.

BURIDAN.

Cet escalier…

LANDRY.

Il est gardé.

BURIDAN.

Cette fenêtre…

LANDRY.

Savez-vous nager ?

BURIDAN.

Oui.

LANDRY, ouvrant la fenêtre.

Alors, hâtez-vous. Dieu vous garde !

BURIDAN, sur le balcon.

Seigneur, Seigneur, ayez pitié de moi !
(Il s’élance : on entend le bruit d’un corps pesant qui tombe dans l’eau.)

ORSINI, entrant.

Où est-il ?

LANDRY.

Dans la rivière… c’est fini.

ORSINI.

Il était bien mort ?

LANDRY.

Bien mort.

PHILIPPE, entrant à reculons et tout ensanglanté.

Au secours ! au secours, mon frère ! à moi, mon frère !

(Il tombe.)
MARGUERITE, entrant, une torche à la main.

Voir ton visage et puis mourir, disais-tu : qu’il soit donc fait ainsi que tu le désires ! — (Elle arrache son masque.) Regarde, et meurs !

PHILIPPE.

Marguerite de Bourgogne ! reine de France !

(Il meurt.)
LE CREUR, en dehors.

Il est trois heures. Tout est tranquille. Parisiens, dormez.