La Tour de Nesle (Dumas)/Acte II

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La Tour de Nesle (Dumas)
Œuvres d’Alexandre DumasMeline, Cans et cievol. 2 (p. 337-346).
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ACTE DEUXIÈME.


MARGUERITE DE BOURGOGNE.




PERSONNAGES

BURIDAN.

MARGUERITE.

GAULTIER D’AULNAY.

ORSINI.

SAVOISY.

DE PIERREFONDS.

MARIGNY.

RAOUL.

CHARLOTTE.

Courtisans.





Tableau 3.


Appartement de la reine.





Scène PREMIÈRE.


MARGUERITE, CHARLOTTE, ensuite GAULTIER.

(Au lever du rideau, la reine est couchée sur un lit de repos. Elle se réveille et appelle une de ses femmes.)

MARGUERITE.

Charlotte ! Charlotte ! – (Charlotte entre.) Fait-il jour, Charlotte ?

CHARLOTTE.

Oui, madame la reine, depuis longtemps.

MARGUERITE.

Tirez les rideaux lentement, que la clarté ne me fasse pas mal. C’est bien. Quel temps ?

CHARLOTTE, allant à la fenêtre.

Superbe. L’orage de cette nuit a balayé du ciel jusqu’à son plus petit nuage ; c’est une nappe d’azur.

MARGUERITE.

Que se passe-t-il dans la rue ?

CHARLOTTE.

Un jeune seigneur, enveloppé de son manteau, cause devant vos fenêtres avec un moine de l’ordre de Saint-François.

MARGUERITE.

Le connais-tu ?

CHARLOTTE.

Oui : c’est messire Gaultier d’Aulnay.

MARGUERITE.
Ah ! Ne regarde-t-il pas de ce côté ?
CHARLOTTE.

De temps en temps ; il quitte le moine, il entre sous l’arcade du palais.

MARGUERITE, vivement.

Charlotte, allez vous informer de la santé de mes sœurs, les princesses Blanche et Jeanne. Je vous appellerai quand je voudrai avoir de leurs nouvelles. Vous entendez, je vous appellerai.

CHARLOTTE, s’en allant.

Oui, madame.

MARGUERITE.

Il était là, attendant mon réveil, et n’osant le hâter, les yeux fixés sur mes fenêtres… Gaultier, mon beau gentilhomme !

GAULTIER, paraissant par une petite porte dérobée au chevet du lit.

Tous les anges du ciel ont-ils veillé au chevet de ma reine, pour lui faire un sommeil paisible et des songes dorés ?

(Il s’assoit sur les coussins de l’estrade.)
MARGUERITE.

Oui, j’ai eu de doux songes, Gaultier ; j’ai rêvé voir un jeune homme qui vous ressemblait ; c’étaient vos yeux et votre voix ; c’étaient votre âge, vos transports d’amour.

GAULTIER.

Et ce songe…

MARGUERITE.

Laissez-moi me rappeler… À peine si je suis éveillée encore… mes idées sont toutes confuses… Ce songe eut une fin terrible, une douleur comme si on m’eût déchiré la joue.

GAULTIER, voyant la cicatrice.

Ah ! en effet, madame, vous êtes blessée !

MARGUERITE, rappelant ses idées.

Oui, oui… je le sais ; une épingle… une épingle d’or… une épingle de ma coiffure qui a roulé dans mon lit et qui m’a déchirée… — (À part.) Oh ! je me rappelle…

GAULTIER.

Voyez !… et pourquoi risquer ainsi votre beauté, ma Marguerite bien-aimée ? Votre beauté n’est point à vous, elle est à moi.

MARGUERITE.

À qui parliez-vous devant ma fenêtre ?

GAULTIER.

À un moine qui me remettait des tablettes de la part d’un étranger que j’ai vu hier, qui ne connaissait personne à Paris, et qui, tremblant qu’un malheur ne lui arrivât dans cette grande ville, m’a fait promettre par son intermédiaire de les ouvrir si j’étais deux jours sans entendre parler de lui : c’est un capitaine que j’ai rencontré avec mon frère hier à la taverne d’Orsini.

MARGUERITE.

Vous me le présenterez ce matin, votre frère : je l’aime déjà d’une partie de l’amour que j’ai pour vous.

GAULTIER.

Oh ! ma belle reine ! gardez-moi votre amour tout entier ; car je serais jaloux même de mon frère… Oui, il viendra ce matin à votre lever : c’est un bon et loyal jeune homme, Marguerite ; c’est la moitié de ma vie, c’est ma seconde âme !

MARGUERITE.

Et la première ?…

GAULTIER.

La première, c’est vous ; ou plutôt vous êtes tout pour moi, vous : âme, vie, existence ; je vis en vous, et je compterais les battements de mon cœur en mettant la main sur le vôtre… Oh ! si vous m’aimiez comme je vous aime, Marguerite ! vous seriez toute à moi comme je suis tout à vous…

MARGUERITE.

Non, mon ami, non ; laissez-moi un amour pur. Si je vous cédais aujourd’hui, peut-être demain pourrais-je vous craindre… une indiscrétion, un mot est mortel pour nous autres reines : contentez-vous de m’aimer, Gaultier, et de savoir que j’aime à vous l’entendre dire.

GAULTIER.

Pourquoi faut-il que le roi revienne demain, alors !

MARGUERITE.

Demain !… et avec lui… adieu notre liberté ; adieu nos doux et longs entretiens… Oh ! parlons d’autre chose : cette cicatrice paraît donc beaucoup ?

GAULTIER.

Oui.

MARGUERITE.

Qu’est-ce que j’entends dans la chambre voisine ?

GAULTIER, se levant.

Le bruit que font nos jeunes seigneurs en attendant le lever de leur reine.

MARGUERITE.

Il ne faut pas les faire attendre, ils se douteraient peut-être pour qui je les ai oubliés ; je vous retrouverai au milieu d’eux, n’est-ce pas, mon seigneur, mon véritable seigneur et maître, mon roi, qui seriez le seul, si c’était l’amour qui fit la royauté ?… Au revoir.

GAULTIER.

Déjà !

MARGUERITE.

Il le faut : allez. — (Elle tire un cordon, les rideaux se ferment. Gaultier est dans la chambre ; le bras seul de Marguerite passe au milieu des deux rideaux. Gaultier lui baise la main ; elle appelle.) Charlotte ! Charlotte !

CHARLOTTE, derrière les rideaux.

Madame !

MARGUERITE, retirant sa main.

Faites ouvrir les appartements.


Scène II


GAULTIER, PIERREFONDS, SAVOISY, RAOUL, courtisans, puis MARIGNY.
SAVOISY.

Ah ! Gaultier nous avait devancés, et c’est juste… Comment va ce matin la Marguerite des Marguerites… la reine de France, Navarre et Bourgogne ?

GAULTIER.

Je ne sais, messieurs, j’arrive ; j’espérais voir mon frère au milieu de vous… Salut, messieurs, salut ; quelles nouvelles ce matin ?

PIERREFONDS.

Rien de bien nouveau… Le roi arrive demain : il aura une belle entrée dans sa bonne ville. Les ordres sont donnés par messire de Marigny pour que le peuple soit joyeux et crie Noël sur son chemin : en attendant, il crie malédiction sur les bords de la Seine.

GAULTIER.

Et pourquoi ?

SAVOISY.

Le fleuve vient de jeter encore un noyé sur sa rive, et le peuple se lasse de cette étrange pêche.

PIERREFONDS.

Ce sont autant d’anathèmes qui retombent sur ce damné Marigny, qui est chargé de la sûreté de Paris… Ma foi, les morts seront les bien venus si nous pouvons étouffer le premier ministre sous un tas de cadavres.

GAULTIER, remontant vers les courtisans.

Il se passe d’étranges choses !… Personne de vous n’a vu mon frère, messieurs ?

PIERREFONDS.

C’est que si le roi n’y prend pas garde, messeigneurs, il perdra par eau le tiers de sa population, la plus noble et la plus riche. Quel diable de vertige pousse donc nos gentilshommes à pareille fin, bonne au plus pour les jeunes chats et les manants ?

SAVOISY.

Oh ! messeigneurs, iriez-vous croire que ceux qui sortent morts de la Seine y descendent volontairement vivants ? Non pas.

PIERREFONDS.

À moins qu’ils n’y soient menés par des démons et des feux follets, je ne vois pas trop…

SAVOISY.

La rivière est une indiscrète qui ne conserve pas les secrets qu’on lui confie. On a plutôt creusé une tombe dans l’eau que dans la terre : seulement l’eau rejette, et la terre garde. Depuis l’hôtel Saint-Paul jusqu’au Louvre, il y a bien des maisons qui baignent leurs pieds dans l’eau, et bien des fenêtres à ces maisons !

SIRE RAOUL.

Le seigneur de Savoisy a raison, et la tour de Nesle pour son compte…

SAVOISY.

Oui, je suis passé à deux heures du matin au pied du Louvre, et la tour de Nesle était brillante, les flambeaux couraient sur ses vitraux ; c’était une nuit de fête à la tour. Je n’aime pas cette grande masse de pierre qui semble, la nuit, un mauvais génie veillant sur la ville ; cette grande masse immobile, jetant par intervalles du feu par toutes ses ouvertures comme ferait un soupirail de l’enfer, silencieuse sous le ciel noir, avec sa rivière bouillonnante à ses pieds. Si vous saviez ce que le peuple raconte…

GAULTIER.

Messieurs, vous oubliez que c’est une hôtellerie royale.

SAVOISY.

D’ailleurs le roi arrive demain, et le roi, vous le savez, messieurs, n’aime pas les nouvelles qu’il n’a pas faites lui-même. N’est-ce pas, monsieur de Marigny ?

MARIGNY, entrant.

Que disiez-vous d’abord, messieurs ? car il faut que je le sache, afin de pouvoir répondre à votre question.

SAVOISY.

Nous disions que le peuple de Paris était un peuple bien heureux d’avoir le roi Louis X pour roi, et monsieur de Marigny pour premier ministre.

MARIGNY.

Et il y a au moins la moitié de ce bonheur dont il ne jouirait pas longtemps, s’il ne tenait qu’à vous, monsieur de Savoisy.

UN PAGE, annonçant.

La reine, messeigneurs.


Scène III


Les précédents ; LA REINE, pages, gardes, ensuite UN BOHÉMIEN.
LA REINE.

Dieu vous garde, messieurs ; vous savez que le roi, mon seigneur et maître, arrive demain ; ainsi, si vous avez aujourd’hui quelque grâce à demander à la régente, hâtez-vous, car je n’ai plus qu’un jour de puissance.

SAVOISY.

Nous ne vous presserons pas, madame : vous serez notre reine toujours, reine par le sang, reine par la beauté ; et vous serez toujours véritablement régente en France, tant que notre roi, que Dieu garde ! conservera des yeux et un cœur.

MARGUERITE.

Vous me flattez, comte. Bonjour, seigneur Gaultier ; vous deviez m’amener votre frère ?

GAULTIER.

Et vous me voyez bien inquiet de lui, madame, Oh ! la maudite ville de Paris ! elle est pleine de Bohémiens et sorciers… Ne haussez pas les épaules, monsieur de Marigny, je ne vous accuse pas ; la ville, grandissant tous les jours ainsi qu’elle fait, échappe à votre puissance. Ce matin encore on a retrouvé sur la grève, un peu au-dessous de la tour de Nesle, un cadavre.

MARIGNY.

Deux, monsieur.

MARGUERITE, à part.

Deux !

GAULTIER.

Et qui voulez-vous qui fasse ces meurtres, sinon Bohémiens et sorciers, qui ont besoin de sang pour leurs corporations ? Croyez-vous qu’on force la nature à révéler ses secrets sans d’horribles profanations ?

MARGUERITE.

Vous oubliez, messire Gaultier, que monsieur de Marigny ne croit pas à la nécromancie.

SAVOISY, à la fenêtre.

Il n’y croit pas ? Eh ! madame, on n’a qu’à jeter les yeux dans la rue, on n’y voit que nécromanciens et sorciers ; en face même de votre palais, en voici un qui semble attendre qu’on le consulte, tant il fixe les yeux avec acharnement sur cette fenêtre.

MARGUERITE.

Appelez-le, seigneur de Savoisy ; je ne serais pas fâchée qu’il nous annonçât ce qui arrivera à monsieur de Marigny au retour du roi ; voulez-vous, messieurs ?

PIERREFONDS.

Notre reine est maîtresse.

SAVOISY, criant à la fenêtre.

Monte ici, Bohémien, et fais provision de bonnes nouvelles ; c’est une reine qui veut savoir l’avenir.

MARGUERITE.

Allons, messieurs, il faut recevoir dignement ce savant nécromancien.

SAVOISY.

Oui, sans doute, mais comme sa science peut lui venir également de Dieu ou de Satan, à tout hasard signons-nous. – (Ils font tous le signe de la croix, à l’exception de Marigny.) Le voici ; pardieu ! il a passé à travers les murs. – (Allant à lui.) Bohémien maudit, la reine t’a fait venir pour que tu dises au premier ministre…

LE BOHÉMIEN, entrant par la porte de droite.

Laisse-moi donc aller à lui, si tu veux que je lui parle. Enguerrand de Marigny, me voilà.

MARIGNY.

Écoute, sorcier, si tu veux être le bien venu ici, annonce-moi plutôt mille disgrâces qu’une disgrâce, mille morts qu’une mort, et je puis ajouter encore qu’autant tes prédictions trouveront les autres confiants et joyeux, autant elles me trouveront tranquille et incrédule.

LE BOHÉMIEN.

Enguerrand, je n’ai qu’une disgrâce et une mort à t’annoncer, mais une disgrâce prochaine et une mort terrible. Si tu as quelque compte à régler avec Dieu, hâte-toi, car par ma voix il ne te donne que trois jours.

MARIGNY.

Merci, Bohémien ; car chacun de nous ne sait pas même s’il a trois heures ; d’autres t’attendent… merci

LE BOHÉMIEN.

Que veux-tu que je te dise, à toi, Gaultier d’Aulnay ? à ton âge le passé c’est hier, l’avenir c’est demain.

GAULTIER.

Eh bien ! parle-moi du présent.

LE BOHÉMIEN.

Enfant, demande-moi plutôt le passé, demande-moi plutôt l’avenir ; mais le présent, non, non !

GAULTIER.

Sorcier, je veux le savoir. Que se passe-t-il maintenant en moi ?

LE BOHÉMIEN.

Tu attends ton frère, et ton frère ne vient pas.

GAULTIER.

Et mon frère ! où est-il ?

LE BOHÉMIEN.

Le peuple se presse en foule sur le rivage de la Seine.

GAULTIER.

Mon frère !

LE BOHÉMIEN.

Il entoure deux cadavres en criant : Malheur !

GAULTIER.

Mon frère !

LE BOHÉMIEN.

Descends, et cours à la grève.

GAULTIER.
Mon frère !
LE BOHÉMIEN.

Et là, regarde au bras gauche de l’un des noyés, et une voix de plus criera : Malheur ! malheur !

GAULTIER, se précipitant hors de l’appartement.

Mon frère ! mon frère !

LE BOHÉMIEN, se retournant vers la reine.

Et vous, Marguerite de Bourgogne, ne voulez-vous rien savoir ? ou croyez-vous que je n’aie rien à vous dire ? Pensez-vous qu’une destinée royale soit surhumaine, et que des yeux mortels ne puissent y lire ?

MARGUERITE.

Je ne veux rien savoir, rien.

LE BOHÉMIEN.

Et tu m’as fait venir, cependant ; me voici, Marguerite ; maintenant il faut que tu m’entendes.

MARGUERITE, seule, sur son trône.

Ne vous éloignez pas, monsieur de Marigny.

LE BOHÉMIEN.

Oh ! Marguerite ! Marguerite ! à qui faut-il des nuits bien sombres au dehors, bien éclairées au dedans ?

MARGUERITE.

Qui donc a appelé ce Bohémien ? Qui l’a appelé ? que me veut-il ?

LE BOHÉMIEN, mettant le pied sur la première marche du trône.

Marguerite, n’est-ce pas qu’à ton compte il manque un cadavre ? n’est-ce pas que tu croyais ce matin entendre dire trois au lieu de deux ?

MARGUERITE, se levant.

Tais-toi donc, ou dis-moi qui te donne cette puissance de deviner ?

LE BOHÉMIEN, lui montrant l’aiguille d’or de sa coiffure.

Voilà mon talisman, Marguerite. Ah ! tu portes la main à ta joue ! C’est bien, tout est dit. — (À part.) C’est elle. — (Haut.) Il faut que je te dise un dernier mot que nul n’entende. Arrière, seigneur de Marigny.

MARIGNY.

Bohémien, je n’ai d’ordre à recevoir que de la reine.

MARGUERITE, descendant du trône.

Éloignez-vous, éloignez-vous.

LE BOHÉMIEN.

Tu vois que je sais tout, Marguerite : que ton amour, ton honneur, ta vie sont entre mes mains. Marguerite, ce soir je t’attendrai après le couvre-feu à la taverne d’Orsini. Il faut que je te parle seul.

MARGUERITE.

Une reine de France peut-elle sortir seule à cette heure ?

LE BOHÉMIEN.

Il n’y a pas plus loin d’ici à la porte Saint Honoré que d’ici à la tour de Nesle.

MARGUERITE.

J’irai, j’irai.

LE BOHÉMIEN.

Tu apporteras un parchemin et le sceau de l’État.

MARGUERITE.

Soit, mais d’ici là ?

LE BOHÉMIEN.

D’ici là ? vous allez rentrer dans votre appartement qui sera fermé pour tout le monde.

MARGUERITE.

Pour tout le monde.

LE BOHÉMIEN.

Même pour Gaultier d’Aulnay, surtout pour Gaultier d’Aulnay. Messeigneurs, la reine vous remercie et prie Dieu de vous avoir en sa garde ; défendez la porte de vos appartements, madame.

MARGUERITE.

Gardes, ne laissez entrer personne.

LE BOHÉMIEN.

À ce soir chez Orsini, Marguerite.

MARGUERITE, en sortant.

À ce soir.

(Le Bohémien passe au milieu des seigneurs qui s’écartent et le regardent avec terreur.)
SAVOISY.

Messeigneurs, concevez-vous quelque chose de pareil ? et cet homme n’est-il pas Satan ?

PIERREFONDS.

Qu’a-t-il donc pu dire à la reine ?

SAVOISY.

Monsieur de Marigny, vous qui étiez près de Marguerite, avez-vous entendu quelque chose de sa prédiction ?

MARIGNY.

Il se peut, messeigneurs, mais je ne me rappelle que celle qu’il m’a faite.

SAVOISY.

Eh bien ! croirez–vous désormais aux sorciers ?

MARIGNY.

Pourquoi plus qu’auparavant ? Il m’a annoncé ma disgrâce : je suis encore ministre. Il m’a annoncé ma mort ;… vrai Dieu ! messieurs, si l’un de vous est tenté de s’assurer que je suis bien vivant, il n’a qu’à le dire : j’ai au côté une épée qui se chargera en pareil cas de répondre pour son maître.

GAULTIER, se précipitant dans la salle.

Justice ! justice !

TOUS.

Gaultier !

GAULTIER.

C’était mon frère, messeigneurs, mon frère Philippe, mon seul ami, mon seul parent. Mon frère égorgé ! noyé ! mon frère sur la grève ; malédiction ! il me faut justice, il me faut son assassin, que je l’égorge, que je le foule aux pieds. Son assassin, Savoisy, le connais-tu ?

SAVOISY.

Mais tu es insensé !

GAULTIER.

Non, je suis maudit ; mon grade, mon sang, mon or à qui me le nommera. Monsieur de Marigny, prenez-y garde, c’est tous qui m’en répondez ; vous êtes le gardien de la ville de Paris ; pas une goutte de sang ne s’y verse par un meurtre qu’elle ne vous tache. Où est la reine ? je veux voir la reine, je veux voir Marguerite ; Marguerite me fera justice. Mon frère ! mon frère !

(Il se précipite vers la porte du fond.)
SAVOISY.

Gaultier, mon ami…

GAULTIER.

Je n’ai pas d’ami ; je n’avais qu’un frère, il me faut mon frère vivant ou son assassin mort. Marguerite ! Marguerite ! — (Il secoue la porte.) C’est moi, c’est moi, ouvrez !

UN CAPITAINE.

On ne passe pas.

GAULTIER.

Moi ! moi ! je passe, laissez-moi… Marguerite, mon frère ! — (Les gardes le prennent à bras le corps et l’éloignent ; il tire son épée.) Il faut que je la voie, je le veux. — (Il est désarmé par les gardes.) Ah ! ah ! malédiction ! — (Il tombe et se roule.) Ah ! mon frère, mon frère !!!




Tableau 4


La taverne d’Orsini ; décors du premier acte





Scène IV


ORSINI seul, puis MARGUERITE.
ORSINI.

Allons, il paraît qu’il n’y aura rien à faire ce soir à la tour de Nesle : tant mieux, car il faudra bien que ce sang versé retombe un jour sur quelqu’un, et malheur à celui qui sera choisi de Dieu pour cette expiation ! — (On frappe, il se lève.) Aurais-je parlé trop tôt ? — (On frappe encore.) Qui va là ?

MARGUERITE, en dehors.

Ouvrez, c’est moi.

ORSINI.

La reine !… — (Il ouvre.) Seule à cette heure ?

MARGUERITE, s’asseyant.

Oui, seule et à cette heure ; c’est étrange, n’est-ce pas ? mais ce qui m’arrive est étrange aussi. Écoute, n’a-t-on pas frappé ?

ORSINI.

Non.

MARGUERITE.

Il faut que tu me cèdes cette chambre pour une demi-heure.

ORSINI.

La maison et le maître sont à vous ; disposez-en.

(On frappe.)
MARGUERITE, se levant.

Cette fois-ci l’on a frappé.

ORSINI.

Voulez-vous que j’ouvre ?

MARGUERITE.

Ce soin me regarde, laissez-moi seule.

ORSINI.

Si la reine a besoin de moi, son serviteur sera là.

MARGUERITE.

C’est bien. Que le serviteur se rappelle seulement qu’il ne doit rien entendre.

ORSINI.

Il sera sourd, comme il sera muet.

(Il sort. — On frappe.)
MARGUERITE.

Est-ce vous ?

BURIDAN.

C’est moi.


Scène V


MARGUERITE, BURIDAN.
MARGUERITE, ouvrant et reculant.

Ce n’est point le Bohémien !

BURIDAN.

Non, c’est le capitaine ; mais si le capitaine est le Bohémien, cela reviendra au même, n’est-ce pas ? J’ai préféré ce costume ; il défendrait mieux au besoin le maître qui le porte que la robe que le maître portait ce matin ; puis, par le temps qui court, et à cette heure de nuit, les rues sont mauvaises. Enfin, à tort ou à raison, c’est une précaution que j’ai cru devoir prendre.

MARGUERITE.

Vous voyez que je suis venue.

BURIDAN.

Et vous avez bien fait, reine.

MARGUERITE.

Vous reconnaîtrez de ma part, du moins, que c’est un acte de complaisance ?

BURIDAN.

Que vous vinssiez ici par complaisance ou par crainte, j’étais sûr de vous y trouver : pour moi c’était l’essentiel.

MARGUERITE.

Tous n’êtes donc pas de Bohême ?

BURIDAN.

Non, par la grâce de Dieu ; je suis chrétien ou plutôt je l’étais ; mais il y a longtemps déjà que je n’ai plus de foi, n’ayant plus d’espoir… Parlons d’autres choses.

(Il prend une chaise.)
MARGUERITE, s’asseyant.

J’ai l’habitude qu’on me parle debout et découvert.

BURIDAN, debout.

Je te parlerai debout et découvert, Marguerite, parce que tu es femme et non parce que tu es reine. Regarde autour de nous. Y a-t-il un seul objet auquel tu puisses reconnaître le rang auquel tu te vantes d’appartenir, insensée ? Ces murs noirs et enfumés ressemblent-ils à la tenture d’un appartement de reine ? est-ce un ameublement de reine que cette lampe fumeuse et cette table à demi brisée ? Reine, où sont tes gardes ? reine, où est ton trône ? Il n’y a ici qu’un homme et une femme ; et puisque l’homme est tranquille et que la femme tremble, c’est l’homme qui est roi.

MARGUERITE.

Mais qui donc es-tu pour me parler ainsi ? d’où vient que tu me crois en ta puissance, et qui te fait penser que je tremble ?

BURIDAN.

Qui je suis ? je suis à cette heure Buridan le capitaine ;… peut-être ai-je encore un autre nom qui te serait plus connu ; mais en ce moment il est inutile que tu le saches… D’où vient que je te crois en ma puissance ?… c’est que si tu ne pensais pas y être toi-même, tu ne serais pas venue ainsi… ce qui me fait penser que tu trembles, c’est qu’à ton compte comme au mien il te manque un cadavre ; que la Seine n’en a rejeté et n’en pouvait rejeter que deux cette nuit.

MARGUERITE.

Et le troisième ?

BURIDAN.

Le troisième ?… le troisième existe, Marguerite ; le troisième, c’est Buridan le capitaine, l’homme qui est devant toi.

MARGUERITE, se levant.

C’est impossible !

BURIDAN.

Impossible !… Écoute, Marguerite, veux-tu que je te dise ce qui s’est passé cette nuit à la tour de Nesle ?

MARGUERITE.

Dis.

BURIDAN.

Il y avait trois femmes, voici leurs noms : la princesse Jeanne, la princesse Blanche et la reine Marguerite. Il y avait trois hommes, et voici leurs noms : Hector de Chevreuse, Buridan le capitaine et Philippe d’Aulnay.

MARGUERITE.

Philippe d’Aulnay !

BURIDAN.

Oui, Philippe d’Aulnay, le frère de Gaultier ; celui-là, c’est celui qui a voulu que tu ôtasses ton masque ;… celui-là, c’est celui qui t’a fait à la figure la cicatrice que voici.

MARGUERITE.

Eh bien ! Hector et Philippe sont morts, n’est-ce pas ? et tu es resté seul vivant, toi ?

BURIDAN.

Seul.

MARGUERITE.

Et voilà que tu t’es dit : Je raconterai ce qui s’est passé, et je perdrai la reine ; la reine aime Gaultier d’Aulnay, et je dirai à Gaultier d’Aulnay : La reine a tué ton frère… Tu es fou, Buridan, car l’on ne te croira pas… Tu es bien hardi, car maintenant que je sais ton secret comme tu sais le mien, je pourrais appeler, faire un signe, et dans cinq minutes Buridan le capitaine aurait rejoint Hector de Chevreuse et Philippe d’Aulnay.

BURIDAN.

Fais-le, et demain… Gaultier d’Aulnay ouvrira à la dixième heure du matin des tablettes qu’un moine de Saint-François lui a remises aujourd’hui et qu’il a juré sur la croix et l’honneur d’ouvrir, si d’ici là il n’avait pas vu un certain capitaine, qu’il a rencontré à la taverne d’Orsini… Ce capitaine, c’est moi ; si tu me fais tuer, Marguerite, il ne me verra pas et il ouvrira les tablettes.

MARGUERITE.

Penses-tu qu’il croira plus à ton écriture qu’à tes paroles ?

BURIDAN.

Non, Marguerite, non ; mais il croira à l’écriture de son frère, aux dernières paroles de son frère, écrites avec le sang de son frère, signées de la main de son frère ; il croira à ces mots qu’il lira : Je meurs assassiné par Marguerite de Bourgogne. Tu n’as quitté Philippe qu’un instant, imprudente, ç’a été assez. Croira-t-il maintenant l’amant trahi ? croira-t-il le frère assassiné ? Hein ! Marguerite ; réponds-moi ? penses-tu à cette heure qu’il n’y ait qu’à faire tuer Buridan le capitaine pour te débarrasser de lui… Fouille mon cœur avec vingt poignards et tu n’y trouveras pas mon secret. Envoie-moi rejoindre dans la Seine mes compagnons de nuit, Hector et Philippe, et mon secret surnagera sur la Seine, et demain, demain, à la dixième heure… Gaultier… Gaultier, mon vengeur, viendra te demander compte du sang de son frère et du mien… Voyons… suis-je un fou… un imprudent, ou mes mesures étaient-elles bien prises ?

MARGUERITE.

Si cela est ainsi…

BURIDAN.

Cela est.

MARGUERITE.

Que voulez-vous de moi alors ? Voulez-vous de l’or ? vous fouillerez à pleines mains dans le trésor de l’État. La mort d’un ennemi vous est-elle nécessaire ? voici le sceau et le parchemin que vous m’avez dit d’apporter. Êtes-vous ambitieux ?… je puis vous faire dans l’État ce que vous désirez être… Parlez, que voulez-vous ?

BURIDAN.

Je veux tout cela. — (Ils s’asseyent.) Écoute-moi, Marguerite ; comme je l’ai dit, il n’y a ici ni roi ni reine… Il y a un homme et une femme qui vont faire un pacte, et malheur à qui des deux le rompra avant de s’être assuré de la mort de l’autre !… Marguerite, je veux assez d’or pour en paver un palais.

MARGUERITE.

Tu l’auras, dussé-je faire fondre le sceptre et la couronne !

BURIDAN.

Je veux être premier ministre.

MARGUERITE.

C’est le sire Enguerrand de Marigny qui tient cette place.

BURIDAN.

Je veux son titre et sa place.

MARGUERITE.

Mais tu ne peux les avoir que par sa mort.

BURIDAN, raillant.

Je veux son titre et sa place.

MARGUERITE.

Tu les auras.

BURIDAN.

Et je te laisserai ton amant, et je te garderai ton secret… C’est bien. — (Il se lève.) À nous deux maintenant, à nous deux le royaume de France ; à nous deux nous remuerons l’État avec un signe ; à nous deux nous serons le roi et le véritable roi ; et je garderai le silence, Marguerite ; et tu auras chaque soir ta barque amarrée au rivage, et je ferai murer les fenêtres du Louvre qui donnent sur la tour de Nesle ; acceptes-tu, Marguerite ?

MARGUERITE.

J’accepte.

BURIDAN.

Tu entends, Marguerite ! demain à pareille heure je veux être premier ministre.

MARGUERITE.

Tu le seras.

BURIDAN.

Et demain matin à dix heures j’irai à la cour prendre mes tablettes.

MARGUERITE, se levant.

Vous y serez bien reçu.

BURIDAN, prenant un parchemin et lui présentant la plume.

L’ordre d’arrêter Marigny !

MARGUERITE, signant.

Le voici.

BURIDAN.

C’est bien. Adieu, Marguerite, à demain.

(Il prend son manteau et sort.)



Scène VI


MARGUERITE, seule et le suivant des yeux.

À demain, démon ; oh ! si je te tiens un jour entre mes mains comme tu m’as tenue ce soir dans les tiennes… Si ces tablettes maudites… Malheur, malheur à toi de me venir ainsi braver, moi, fille de duc ; moi, femme de roi ; moi, régente de France !… Oh ! ces tablettes… la moitié de mon sang à qui me les donnera… Si je pouvais voir Gaultier avant demain dix heures, si je pouvais lui prendre ces tablettes… Gaultier qui ne me parlera que de son frère, qui va me demander justice du meurtre de son frère ; mais il m’aime plus que tout au monde, et s’il craint de me perdre il oubliera tout, même son frère… Il faut que je le voie ce soir… Où te trouver ? je tremble de me confier encore à cet Italien, il sait déjà tant de mes secrets. Il me semble avoir vu remuer cette porte… Buridan ne l’avait pas fermée !… elle s’ouvre !… un homme ! Orsini ! à moi ! Orsini !


Scène VII


MARGUERITE, GAULTIER.
GAULTIER.

Marguerite !… c’est toi, Marguerite ?

MARGUERITE.

Gaultier !… c’est mon bon génie qui me l’envoie.

GAULTIER.

Je t’ai cherchée toute la journée pour te demander justice, Marguerite… Je venais chez Orsini pour qu’il m’aidât à te voir, car il me faut justice… Te voilà, ma reine… Justice ! justice !

MARGUERITE.

Et moi je venais chez Orsini, comptant t’envoyer chercher par lui ; car avant de me séparer de toi, je voulais te dire adieu.

GAULTIER.

Adieu, dis-tu ?… Pardon, je ne comprends pas bien… car une seule idée me poursuit, m’obsède… je vois toujours sur cette grève nue le corps de mon frère, noyé… souillé… percé de coups… Il me faut son meurtrier, Marguerite !

MARGUERITE.

Oui, j’ai donné des ordres :… ton frère sera vengé, Gaultier ;… son meurtrier, nous le trouverons, je te le jure… Mais le roi arrive demain, il faut nous séparer.

GAULTIER.

Nous séparer ?… qu’est-ce que tu dis là ?… Mes pensées sont là comme une nuit d’orage, et ce que tu viens de me dire comme un éclair qui me permet d’y lire un instant… Oui, nous nous séparerons… oui, quand mon frère sera vengé.

MARGUERITE.

Nous nous séparerons demain… le roi vient demain ; oh ! pourquoi dans le cœur de mon Gaultier, dans ce cœur qui était tout entier à sa Marguerite, un autre sentiment est-il venu remplacer l’amour ? hier encore il était tout à moi ce cœur. — (Elle met la main sur la poitrine de Gaultier ; à part :) Les tablettes sont là.

GAULTIER.

Oui, tout entier à la vengeance ; puis après, tout entier à toi.

MARGUERITE.

Qu’as-tu donc là ?

GAULTIER.

Ce sont des tablettes.

MARGUERITE.

Oui, des tablettes qu’un moine t’a remises ce matin : tu es le dépositaire heureux des pensées de quelqu’une des femmes de ma cour.

GAULTIER.

Oh ! Marguerite ; te railles-tu de moi ? Non : ces tablettes me viennent d’un capitaine que je n’ai vu qu’une fois, dont je ne sais pas même le nom, qui me les a envoyées je ne sais pourquoi, et qui était hier ici avec mon frère, mon pauvre frère !

MARGUERITE.

Tu penses que je croirai cela, Gaultier ? Mais qu’importe ? la jalousie sied-elle à ceux qui vont être séparés à jamais ! Adieu, Gaultier, adieu !

GAULTIER.

Que fais-tu, Marguerite ? tu veux donc me rendre fou ! Je viens, désespéré, te redemander mon frère, et tu me parles de départ ; un premier malheur m’ébranle et tu m’écrases avec un second. Pourquoi partir ? pourquoi me dire adieu ?

MARGUERITE.

Le roi a des soupçons, Gaultier ; il ne faut pas qu’il te trouve ici : d’ailleurs, tu emporteras ces tablettes pour te consoler.

GAULTIER.

Tu crois donc réellement que c’est d’une femme ?

MARGUERITE.

j’en suis sûre. Déjà mille fois tu m’aurais rassurée en me les montrant.

GAULTIER.

Mais le puis-je ? Sont-elles à moi ? J’ai juré sur l’honneur de ne les ouvrir que demain, ou de les rendre à celui à qui elles appartiennent, s’il me les réclame. Puis-je te rendre plus claire une chose que je ne comprends pas moi-même ? J’ai juré sur l’honneur qu’elles ne sortiraient point de mes mains. Voilà tout ; j’ai juré.

MARGUERITE.

Et moi, je n’avais rien juré sur l’honneur, n’est-ce pas ? Je n’ai violé aucun serment pour toi, n’est-ce pas ? Oublie que j’ai été pour toi parjure, car le parjure est dans l’amour plutôt encore que dans l’adultère. Oublie et garde ta parole, et moi ma jalousie. Adieu !

GAULTIER.

Marguerite, au nom du ciel…

MARGUERITE.

L’honneur ! l’honneur d’un homme !… Et l’honneur d’une femme, n’est-ce donc rien ? Tu as juré ; mais moi, un mot, une pensée de toi, m’a fait oublier un serment fait à Dieu, et je l’oublierais encore ; et si tu m’en priais, j’oublierais le monde entier pour toi.

GAULTIER.

Et cependant tu veux que je parte ! tu veux que nous nous séparions !

MARGUERITE.

Oui, oui. Je l’ai promis au saint tribunal, cette séparation. Eh bien ! si tu l’exigeais, si j’avais la certitude que ces tablettes ne sont pas d’une femme, eh bien ! je braverais pour toi l’anathème de Dieu comme j’ai bravé celui des hommes ; car penses-tu qu’à la cour on croie à la pureté de notre amour ? Ils me croient coupable, n’est-ce pas, comme si je l’étais ? eh bien ! malgré la nécessité de ton départ, si tu me priais comme je te prie, je le dirais : Reste, mon Gaultier, reste ; meure ma réputation, meure ma puissance ! mais reste, reste près de moi, près de moi toujours !

GAULTIER.

Tu ferais cela ?

MARGUERITE.

Oui ! mais je suis une femme !… moi, dont l’honneur n’est rien, qui peux être parjure impunément et qu’on peut torturer à loisir, pourvu qu’on ne manque pas à sa parole de gentilhomme ; qu’on peut faire mourir de jalousie, pourvu qu’on garde son serment.

GAULTIER.

Mais si l’on savait jamais…

MARGUERITE.

Qui le saura ? avons-nous des témoins ici ?

GAULTIER.

Tu me les rendras demain avant dix heures.

MARGUERITE.

Je te les rendrai à l’instant même.

GAULTIER.

Mon Dieu, pardonnes-moi ! mais est-ce un ange ou un démon qui me fait ainsi oublier mon frère, mes serments, mon honneur ?

MARGUERITE, les prenant.

Je les tiens.

(Elle entre dans la chambre voisine.)
GAULTIER, seul.

Marguerite ! Marguerite ! Oh ! faiblesse humaine ! oh ! pardon, mon frère ! étais-je venu pour parler d’amour ? étais-je venu pour rassurer les craintes frivoles d’une femme ? J’étais venu pour te venger, mon frère ! pardon !

MARGUERITE, rentrant.

Oh ! j’étais insensée ! Non, non ! il n’y avait rien dans ces tablettes ; ce n’était point une femme qui te les avait données ! Mon Gaultier ne ment pas lorsqu’il dit qu’il m’aime, qu’il n’aime que moi. Eh bien ! moi aussi je n’aime que lui : moi aussi je tiendrai ma promesse, et nous ne serons pas séparés : peu m’importe les soupçons du roi ; je serais si heureuse de mourir pour mon chevalier !

GAULTIER.

Pensons à mon frère, Marguerite.

MARGUERITE.

Eh bien ! mon ami, des recherches ont déjà été faites, et l’on soupçonne…

GAULTIER.

Et qui soupçonne-t-on ?

MARGUERITE.

Un capitaine étranger qui n’est ici que depuis quelques jours, qui doit demain pour la première fois venir à la cour.

GAULTIER.

Son nom ?

MARGUERITE.

Buridan, je crois.

GAULTIER.

Buridan ! et vous avez donné l’ordre qu’il fût arrêté, n’est-ce pas ?

MARGUERITE.

C’est ce soir seulement que j’ai su cela, et je n’avais point là mon capitaine des gardes.

GAULTIER.

L’ordre ! l’ordre ! que j’arrête cet homme-là moi-même ! Oh ! un autre n’arrêtera pas l’assassin de mon frère ! l’ordre, Marguerite ! l’ordre, au nom du ciel !

MARGUERITE.

Tu l’arrêteras, toi ?

GAULTIER.

Oui ! fut-il en prière au pied de l’autel, je l’arracherai du pied de l’autel. Oui, je l’arrêterai, partout où il sera.

MARGUERITE, va à la table et signe un parchemin.

Voilà l’ordre.

GAULTIER.

Merci, merci, ma reine !

MARGUERITE, menaçante.

Oh ! Buridan, c’est moi maintenant qui tiens ta vie entre mes mains.