La Tour de Percemont/13
XIII
— Réduite à ces proportions, l’affaire n’est pas grave, répondis-je ; mais tu ne m’as pas dit le plus important, votre conversation de ce soir, votre unique conversation, car, jusqu’à ce moment, vous n’avez pu échanger que des mots entrecoupés et vous n’aviez pas été seuls ensemble.
— Si fait ! les deux jours précédents, je l’ai reconduite jusqu’à mi-chemin de Vignolette par les bois ; la nourrice, je devrais dire la duègne, marchait à distance respectueuse.
— Alors tu sais quels sont ces grands projets dont mademoiselle de Nives, ta cliente, à toi, doit m’entretenir ?
— Une tentative de conciliation entre elle et sa belle-mère ; mademoiselle de Nives veut être libre de voir sa sœur de temps en temps.
— Je crois que les entrevues seront chères, et puis le moyen de rendre l’engagement sérieux ! Marie de Nives n’a aucun droit sur Léonie de Nives, et la loi ne lui prêtera aucun appui.
— Elle compte sur toi pour trouver ce moyen.
— Est-ce que tu en vois un ?
— J’en vois mille, si ta cliente n’a en vue que l’argent, comme le prétend la mienne. Il s’agit de l’intéresser à la durée de l’amitié des deux sœurs.
— Tout paraît simple quand on prend des suppositions pour des faits acquis. Je suppose, moi, que ma cliente, puisque cliente il y a selon toi, ait pour sa belle-fille un éloignement invincible ? qu’elle combatte pour la fortune, mais que ce soit uniquement en vue de sa fille, et qu’après tout elle l’aime mieux pauvre qu’exposée à l’influence d’une personne dont elle pense le plus grand mal ?
— Tu plaideras auprès d’elle pour la pauvre Marie !
— La pauvre Marie a pu être fort à plaindre dans le passé, mais, depuis qu’elle est libre, je t’avoue qu’elle m’intéresse médiocrement.
— Tu ne la connais pas encore !
— Je l’accepte telle que tu me la dépeins, telle que Jacques me l’a racontée. Vos deux versions rédigées différemment sont très-conformes quant au fond. Je crois donc la personne excellente et très-pure d’intentions ; cela suffit-il pour être une femme de mérite, un être sérieux, capable de diriger une enfant comme Léonie et d’inspirer confiance à sa mère ? Je ne la crois pas capable, moi, d’inspirer de respect !
— Si fait ! Je te jure qu’elle en est fort capable.
— C’est-à-dire que tu as été fort ému auprès d’elle, et que tu as su le lui cacher par respect pour toi-même !
— Ne parlons pas de moi ; je suis en dehors de la question. Parlons de Jacques.
— Jacques a été encore plus ému et probablement plus timide que toi. Jacques est un séducteur dont une personne tant soit peu bien élevée ne doit pas beaucoup redouter les roueries et les profondeurs. Veux-tu que je te dise ; je ne la crois pas en danger, ta cliente ; mais je la crois dangereuse. Je la vois dans une situation fort agréable et même divertissante, puisqu’elle trouve moyen de concilier dans sa conscience, obscurément éclairée d’en haut… ou d’en bas, les plaisirs frivoles de la vie avec les extases célestes. Elle caresse au couvent l’idée d’être une vierge sage, mais elle a les instincts d’une vierge folle, et, du moment qu’elle repousse le frein de l’austérité de toutes pièces qui fait la force du catholicisme, je ne vois pas bien où elle pourra s’arrêter. Elle n’a rien à mettre à la place de ce joug terrible, nécessaire aux esprits sans culture et par conséquent sans réflexion. Elle n’a aucune philosophie pour se créer une loi à elle-même, aucune appréciation de la vie sociale et des obligations qu’elle impose. Elle se fait du devoir une idée fantastique, elle cherche le sien dans des combinaisons de roman, elle n’a pas la moindre idée de la plus simple des obligations morales. Il lui plaît de quitter le couvent avant l’heure très-prochaine que la loi fixait à sa délivrance ; elle ne saurait pas trouver un appui sérieux pour cette équipée, elle accepte celui d’une femme qui spécule sur la libéralité des prétendants qu’elle lui recrute. Elle trouve donc naturel d’accepter Jacques Ormonde pour son libérateur, elle va passer huit jours en tête-à-tête avec lui, et, comme il ne lui inspire pas d’amour, je comprends ça, elle se soucie fort peu de celui qu’il peut éprouver, des espérances qu’il doit concevoir, des colères et des souffrances qu’elle lui impose.
— Mon père, elle les ignore, elle ne se doute pas de ce que l’amour peut être !
— Tant pis pour elle ! Ce qu’une femme ne sait pas, il faut qu’elle le devine ; autrement il n’y a pas de femme, il y a un être hybride, mystérieux, suspect, dont on peut tout craindre. Qui sait où l’éveil des sens peut entraîner celui-ci ? Je crois, moi, que déjà les sens jouent un grand rôle dans cette angélique chasteté qui pousse la demoiselle des bras de Jacques dans les tiens.
— Disons du bras de Jacques au mien ; elle n’a cherché et trouvé que des protecteurs.
— Un protecteur improvisé, c’est déjà beaucoup. Deux, c’est beaucoup trop pour deux mois de liberté ! Pourquoi cette héroïne de roman n’a-t-elle pas su vaincre ma répugnance à la connaître et à l’écouter ? Puisqu’elle sait si bien se déguiser, il fallait entrer ici comme servante, nous en cherchions une pour garder l’enfant !
— Elle y a songé, mais elle a craint la clairvoyance de ma mère, qu’elle sait prévenue contre elle.
— Elle a craint ta mère et elle m’a craint ! Invitée par Miette, par Jacques à se confier à moi, elle n’a pas osé ; elle n’ose pas encore. Elle aime mieux s’adresser à toi pour voir sa sœur, comme elle s’est adressée à Jaquet pour s’échapper de sa cage. Veux-tu que je te dise pourquoi ?
— Dis, mon père.
— Parce que l’appui des jeunes gens est toujours assuré à une jolie fille, tandis que les vieux veulent qu’on raisonne. La beauté exerce un prosélytisme rapide. Un jeune homme est matière inflammable et ne résiste pas comme un vieux avocat incombustible. En un clin d’œil, avec un regard tendre et un mot suppliant, on a de brillants chevaliers, prompts à toute folle entreprise. On leur confie ses plus intimes secrets ; il leur plaît fort, à eux, d’être pris pour confidents. La confiance n’est-elle pas la suprême faveur ? On les amorce ainsi, et tout aussitôt on les gouverne. On accepte leur amour pourvu qu’ils n’expriment pas trop clairement leurs désirs, on les expose sans scrupule à des scandales, on se sert de leur argent…
— Mon père !…
— Pas toi ! mais Jacques y est déjà pour une belle somme, je t’en réponds. On est riche, on s’acquittera, on conservera une reconnaissance sincère pour les deux amis, sauf à en épouser un troisième ; les autres se débrouilleront comme ils pourront. Je te le dis, mon garçon, il y a un ange avec qui tu viens de passer deux heures d’un tête-à-tête enivrant et douloureux à la fois ; mais sous cet ange, il y a une dévote ingrate, et peut-être une coquette consommée. Prends garde à toi, voilà ce que je te dis !
En m’écoutant, mon fils tisonnait fiévreusement, les yeux fixés sur la braise, le visage pâle en dépit de la lueur rouge qu’elle lui envoyait. Il me sembla que j’avais touché juste.
— Alors, dit-il en relevant et en fixant sur moi ses grands yeux noirs si expressifs, tu me blâmes d’avoir servi les desseins de cette demoiselle ?
— Moi ? pas du tout ! À ton âge, j’eusse agi comme toi ; je te dis seulement de prendre garde.
— À l’amour ? Tu me prends pour un écolier.
— Il n’y a pas si longtemps que tu l’étais, et c’est tant mieux pour toi.
Il réfléchit quelques instants et reprit :
— C’est vrai ; il n’y a pas si longtemps que j’étais épris de Miette, qu’elle me faisait battre le cœur, qu’elle m’empêchait de dormir. Miette est beaucoup plus belle, à présent… surtout elle a une expression,… et je ne vois pas que la fraîcheur et la santé nuisent à l’idéal dans un type de femme. Les statues grecques ont la rondeur dans la poésie. Mademoiselle de Nives est jolie comme un petit garçon. Sa pâleur est affaire de fantaisie. Et puis ce n’est pas la beauté qui prend le cœur, c’est le caractère. J’ai étudié ce caractère tout nouveau pour moi, avec plus de sang-froid que tu ne penses, et dans tout ce que tu viens de dire je crois qu’il y a beaucoup de vrai, l’ingratitude surtout ! Je n’ai pu m’empêcher de lui dire qu’elle faisait trop souffrir Jacques ; elle se croit justifiée en disant qu’elle ne lui a rien promis.
— Elle fait quelque chose de pire, à quoi tu n’as pas songé. Elle travaille à compromettre Émilie.
— J’y ai songé, je le lui ai dit. Sais-tu ce qu’elle m’a répondu ? « Émilie ne peut pas être compromise. C’est une pureté au-dessus de toutes les souillures. Si l’on venait à dire qu’étant chez elle je me suis conduite follement, toute la province répondrait d’une seule voix que c’est contre le gré ou à l’insu de votre cousine. Et vous d’ailleurs, ne seriez-vous pas là pour crier aux détracteurs : Vous en avez menti ! La preuve qu’elle est respectable, c’est qu’elle est ma fiancée, et que je l’épouse. »
— Eh bien ! et toi ? qu’as-tu répondu à cette question très-directe ?
— Je n’ai rien répondu. Il me répugnait de parler d’Émilie et de mes sentiments secrets avec une personne qui ne comprend rien aux sentiments humains.
— Je regrette que tu n’aies rien trouvé à répondre.
— Dis-moi, père, crois-tu qu’Émilie…
— Eh bien ! Émilie…
— Elle doit savoir que son amie s’absente tous les soirs depuis quelques jours ?
— Il me paraît impossible qu’elle l’ignore ! La maison de Vignolette est grande ; mais, quand on y vit tête à tête, l’absence de l’un des deux hôtes doit être remarquée.
— Mademoiselle de Nives prétend qu’Émilie ne lui fait pas de questions et ne témoigne aucune inquiétude. Comment expliques-tu cela ?
— Par la religion d’une généreuse hospitalité. Vois sa lettre d’hier.
Henri lut la lettre et me la rendit.
— Je vois, dit-il, qu’au fond du cœur la bonne et chère enfant blâme sa bizarre compagne. Elle n’a pas tort ! As-tu remarqué qu’elle fût triste la dernière fois que tu l’as vue ?
— Triste, Émilie ? non, mais mécontente.
— Mécontente de mademoiselle Marie ?
— Évidemment.
— Et peut-être aussi de moi ?
— Je ne sache pas qu’elle ait songé à toi.
— Mademoiselle de Nives prétend que Miette a un grand chagrin.
— Pour quelle cause ?
— C’est ce que j’ai répondu, il n’y a pas de cause. Miette n’a pas d’amour pour moi.
— Et tu as ajouté : je n’en ai pas pour elle ?
— Non, mon père, je n’ai pas dit cela, je me suis abstenu de parler de moi-même ; cela ne pouvait pas intéresser mademoiselle de Nives. Quel jour veux-tu la recevoir ?
— Ici, elle risque de rencontrer sa belle-mère, qui peut, qui doit revenir d’un moment à l’autre pour chercher sa fille.
— Madame de Nives ne peut pas revenir encore, elle est malade à Paris.
— Qui t’a dit cela ?
— Mademoiselle de Nives la fait surveiller. Elle a pris la grippe en courant Paris et la banlieue pour la surprendre dans quelque flagrante delicto favorable à ses projets hostiles ; mais elle n’avait que de fausses indications, elle n’a rien découvert.
— Alors que cette demoiselle vienne demain au donjon avec Miette. Ta mère va rendre des visites à Riom, elle ne saura rien. Je veux que tu assistes à l’entrevue, puisque tu es le conseil de mademoiselle Marie. Je ferai peut-être comparaître aussi maître Jacques, et je donnerai l’ordre qu’on nous amène un instant Léonie. Je veux voir par mes yeux si cette grande passion pour l’enfant est sincère. Allons dormir. Demain, de bon matin, j’enverrai un exprès à Vignolette et peut-être à Champgousse.
Le lendemain, j’écrivis à Émilie et à son frère. À midi, je montai au donjon avec Henri et la petite Léonie. Nous y trouvâmes Miette avec mademoiselle de Nives. Jacques, qui demeurait plus loin, arriva le dernier.
Mon premier mot fut un acte d’autorité. La Charliette était sur le seuil de la cuisine et y entra vivement en m’apercevant ; mais je l’avais vue, et, m’adressant à mademoiselle de Nives, je lui demandai si c’était par son ordre que cette femme était aux écoutes. Mademoiselle de Nives parut surprise et me dit qu’elle ne l’avait point amenée.
— Dès lors, lui répondis-je, elle vient ici pour son compte, et je vais la prier de s’en aller.
J’entrai dans la cuisine sans donner à Marie le temps de me devancer, et je demandai à la Charliette éperdue ce qu’elle venait faire chez moi.
Elle répondit qu’elle était venue se mettre aux ordres de mademoiselle.
— Mademoiselle n’a pas besoin de vous, allez-vous-en. Je vous défends de jamais remettre les pieds chez moi sans ma permission.
— Ah ! s’écria la Charliette d’un ton dramatique, je vois que ma chère demoiselle est perdue ! Vous êtes tous contre elle !
— Sortez, repris-je, et plus vite que cela !
Elle partit furieuse. Je rejoignis les dames à l’appartement restauré par Henri. Mademoiselle de Nives avait son costume de villageoise, qui la rendait merveilleusement jolie, je dois le dire. Léonie s’était jetée dans ses bras, elles étaient inséparables. Émilie aussi caressait l’enfant et la trouvait charmante. Je vis qu’au dernier moment elle avait été mise dans toutes les confidences. Henri me paraissait un peu embarrassé dans son attitude. Il entendit à propos le galop du poney de Jacques et descendit pour l’aider à le mettre à l’écurie.
Pendant ce temps, allant et venant, et sans avoir l’air de vouloir entrer encore en matière, j’observais les traits et les attitudes de mademoiselle de Nives. Je la trouvai naïve et sincère. Ce point acquis, j’examinai ma nièce ; elle était changée, non pâlie ni abattue, mais sérieuse et comme armée, pour un combat quelconque, de haute et magnanime volonté.
Jacques entra, on se dit bonjour. Il baisa respectueusement la main que lui tendait sans embarras mademoiselle de Nives. Il était fort décontenancé par l’étonnement et l’inquiétude. Il avait l’air de se préparer à une crise, et de n’avoir rien prévu pour la conjurer.
— À présent, dis-je à mademoiselle de Nives, nous avons à parler de choses qui ennuieraient fort mademoiselle Ninie. Elle va jouer là, sous nos yeux, dans le préau fermé.
— Oui, s’écria Léonie, avec Suzette !
— Plus tard, lui dis-je. Je vous promets que vous la reverrez avant qu’elle ne s’en aille.
— Ça n’est pas vrai, tu ne me rappelleras pas !
— Je vous le jure, moi, dit mademoiselle de Nives. Il faut être sage et obéir à M. Chantebel. C’est lui qui est le maître ici, et tout le monde est content de faire sa volonté.
Ninie se soumit, non sans faire promettre à Suzette qu’elle s’assoirait près de la fenêtre pour la regarder à tout instant.
Quand nous fûmes assis, Miette prit la parole avec résolution.
— Mon oncle, dit-elle, vous avez bien voulu recevoir mon amie, je vous en remercie pour elle et pour moi. Je pense que vous n’avez pas à l’interroger sur les événements qui l’ont amenée chez moi, je crois que vous les connaissez parfaitement. Elle vient vous demander conseil sur ce qui doit suivre, et comme elle sait quel homme vous êtes, comme elle a pour vous le respect que vous méritez, et en vous la confiance qui vous est due, elle est résolue, elle me l’a promis, à suivre vos conseils sans résister.
— Je n’ai qu’une seule question à adresser à mademoiselle de Nives, répondis-je, car de sa réponse dépendra mon opinion sur sa cause. Pourquoi, à la veille du moment fixé pour sa liberté certaine et absolue, a-t-elle cru devoir quitter le couvent ? Répondez sans crainte, mademoiselle, je sais que vous avez beaucoup de franchise et de courage ; toutes les personnes qui sont ici sont maintenant dans votre confidence ; il importe que j’y sois aussi, et que nous délibérions tous sur ce qui est le plus favorable à vos intérêts.
— C’est un peu une confession publique que vous me demandez, répondit mademoiselle de Nives, que la présence de Jacques et d’Henri paraissait beaucoup émouvoir, mais je puis la faire et je la ferai.
— Nous écoutons respectueusement.
— Eh bien ! monsieur Chantebel, j’ai eu, pour fuir le couvent avant l’heure raisonnable, un motif que vous aurez peine à croire. Mon ignorance de la vie réelle était si profonde, et ceci n’est pas ma faute, que je croyais devoir manifester ma volonté avant d’avoir atteint l’âge légal de ma majorité. J’étais persuadée que, si je laissais passer un jour au delà de ce terme, j’étais engagée par ce fait à prononcer des vœux.
— Est-ce au couvent qu’on vous avait dit ce mensonge énorme ?
— Non, c’est ma nourrice, la Charliette, que je voyais en secret, qui prétendait avoir consulté à Clermont, et qui me disait de me méfier de la patience avec laquelle les religieuses et les confesseurs attendaient ma décision. Ils ne vous tourmenteront pas, disait-elle, ils vous surprendront, et tout à coup ils vous diront : L’heure est passée, nous vous tenons pour toute votre vie.
— Et vous avez cru la Charliette !
— J’ai cru la Charliette, n’ayant qu’elle au monde pour s’intéresser à moi et me dire ce que je croyais être la vérité.
— Mais, depuis vous avez su qu’elle vous trompait ?
— Ne me faites pas dire du mal de cette femme qui m’a rendu de grands services, des services intéressés, je le sais, mais dont j’ai profité, et dont je profite encore. Laissons-la pour ce qu’elle vaut… Ceci ne mérite pas de vous occuper.
— Pardonnez-moi, je dois savoir si je suis en présence d’une personne conseillée et dirigée par la Charliette ou par les amis qu’elle a maintenant autour d’elle.
— J’ai honte d’avoir à vous répondre que les personnes présentes, à commencer par vous, sont tout pour moi, et la Charliette, rien !
— C’est fort aimable, mais ne suffit pourtant pas pour que je travaille à vous sauver des dangers et des difficultés où cette Charliette vous a jetée. Il faut me jurer que vous ne la reverrez pas et n’aurez aucune correspondance, aucune espèce de relation avec elle, tant que vous demeurerez chez ma nièce. Vous auriez dû comprendre que la présence d’une femme de cette espèce souillait la demeure d’Émilie Ormonde.
C’était, je crois, la première fois que mademoiselle de Nives entendait des vérités raisonnables. Effrayée et menacée, d’une part, par l’esprit clérical, gâtée et flagornée, de l’autre, par sa nourrice et par l’amour aveugle de Jacques, elle ne savait pas avoir des reproches à se faire. Elle rougit de confusion, ce qui me parut d’un bon augure, hésita un instant à répondre, puis, par un mouvement spontané, elle se tourna vers Miette et lui dit en se jetant à ses genoux et en l’entourant de ses bras :
— Pardonne-moi, je n’ai pas su ce que je faisais ! Pourquoi ne me l’as-tu pas dit ?
— Je te l’aurais dit, si tu m’avais tout confié, répondit Émilie en l’embrassant et en la relevant. Avant ce matin, je ne savais pas combien cette Charliette est coupable envers toi et méprisable.
— Je ne la reverrai jamais ! s’écria mademoiselle de Nives.
— Vous le jurez ? lui dis-je.
— Je le jure sur mon salut éternel !
— Jurez-le sur l’honneur ! Le salut éternel n’est jamais compromis tant qu’il reste un moment pour se repentir. C’est une belle pensée que d’avoir fait Dieu plus grand que la justice des hommes ; mais ici nous traitons de faits purement humains, et nous n’avons à nous occuper que de ce qui peut être utile ou nuisible à nos semblables.
— Je jure donc sur l’honneur de ne jamais revoir la Charliette, bien qu’en vérité l’honneur humain, comme on me paraît l’entendre, me semble une chose frivole.
— C’est bien là que le bât nous blesse, répondis-je. Voulez-vous me permettre une petite explication fort nécessaire ?
— J’écoute, répondit mademoiselle de Nives en se rasseyant.
— Eh bien ! mademoiselle, quand le mot d’honneur humain n’a pas de sens net pour l’esprit, ce que l’on a de mieux à faire, c’est de se retirer du milieu social et du commerce des humains. On vit alors dans un sublime tête-à-tête avec l’esprit divin, et, pour se dispenser de tout devoir envers les êtres de notre espèce, on a la règle monastique, qui vous impose la solitude et le silence. Vous n’en voulez pas, je le sais ; dès lors il vous faut, fille ou femme, consacrée aux œuvres de charité ou aux occupations de ce monde, un guide et un maître qui vous fasse connaître les obligations de la vie. Vous ne ferez rien de bon, à vous toute seule, en dehors de la cellule, puisque vous dédaignez de rien entendre à la vie pratique. Il vous faudra un directeur de conscience pour utiliser votre charité ou un mari pour régler les bienséances de votre conduite. Vous avez tantôt vingt et un ans, vous êtes séduisante, vous ne l’ignorez pas, puisque vous vous servez de vos séductions pour réaliser vos projets au jour le jour. Vous n’avez plus le droit, du moment où vous agissez fortement sur l’esprit des autres, de dire : « Je ne sais pas ce que je veux, je verrai ! » Il faut voir et vouloir tout de suite ; il faut choisir entre le mari et le confesseur, autrement il n’y a pas moyen de vous prendre au sérieux.
— Quoi ? s’écria mademoiselle de Nives, qui s’était levée, bouleversée de ma rudesse ; qu’est-ce que vous me dites là, monsieur Chantebel ? qu’est-ce que vous exigez de moi ?
— Rien que le libre exercice de votre volonté.
— Mais justement !… ma volonté, je ne la connais pas. J’attends que Dieu m’inspire.
— Est-ce Dieu qui vous a inspirée jusqu’ici ? Est-ce lui qui vous a commandé de vous faire enlever par Jacques Ormonde ?
— Mon oncle, s’écria Jacques, vous m’avez arraché mon secret, vous l’aviez surpris, j’ai cru qu’il vous serait sacré, et voilà que vous me mettez au supplice ! Permettez-moi de me retirer, j’étouffe ici, j’y souffre le martyre !
— Je ne vous accuse pas, Jacques, dit mademoiselle de Nives, je comptais dire à votre oncle tout ce qu’il savait déjà.
— D’autant plus, repris-je, que vous l’avez confié à mon fils avec permission de ne me rien cacher.
Jacques devint pâle en regardant Henri, qui sut rester impassible. Alors il regarda Marie, qui baissa les yeux avec confusion, puis les releva aussitôt et lui dit avec une simplicité naïve :
— C’est vrai, Jacques, j’ai tout dit à votre cousin, j’avais besoin de lui pour accomplir une entreprise où vous eussiez refusé de m’aider.
— Vous n’en savez rien, répondit Jacques. Certes mon cousin mérite toute votre confiance ; mais je vous avais donné assez de preuves de mon dévoûment pour y avoir droit aussi.
— Tu oublies, Jacques, lui dis-je, que quand mademoiselle de Nives a besoin des gens, comme elle le dit elle-même, elle va droit à son but sans s’inquiéter des autres. Elle eût pu, sans doute, prendre ton bras pour venir regarder Léonie à travers la grille du parc, ou encore s’adresser à Henri, toi présent, et lui faire dans ce donjon des visites romanesques dont tu aurais constaté par toi-même l’indubitable innocence ; mais tout ceci eût moins bien réussi. Henri se fût méfié d’une personne présentée par toi, compromise par conséquent. Il eût raisonné et discuté, comme je discute en ce moment. Il était bien plus sûr de le surprendre, de lui donner un rendez-vous mystérieux, de se livrer à lui comme une colombe sacrée dont la pureté sanctifie tout ce qu’elle touche, enfin de lui ouvrir son cœur, libre de toute attache et de tout égard envers toi. L’expérience a prouvé que mademoiselle de Nives n’est pas si étrangère que l’on croit aux agissements de la vie réelle, et que, si elle ignore les souffrances qu’elle peut causer, elle devine et apprécie la manière de s’en servir.
— Henri ! s’écria mademoiselle de Nives, pâle et les dents serrées, partagez-vous l’opinion cruelle que votre père a de moi ? La figure d’Henri fut un moment contractée par un rictus d’angoisse et de pitié ; puis tout à coup, prenant le dessus avec l’héroïsme de la bonne conscience, il répondit :
— Mon père est sévère, mademoiselle Marie ; mais en somme il ne vous dit rien que je ne vous aie dit à vous-même, ici, hier soir, et seul avec vous.
Mademoiselle de Nives se tourna alors vers Jacques, comme pour lui demander aide et protection dans sa détresse. Elle vit qu’il pleurait et fit un pas vers lui. Jacques en fit deux, et, emporté par son bon naturel autant que par son manque de savoir-vivre, il l’entoura de ses bras et la serra sur son cœur en disant :
— Oh ! moi, tout cela n’est pas ma faute ! Si vous êtes coupable envers moi, je n’en sais plus rien du moment que vous souffrez ! Voulez-vous mon sang, voulez-vous mon honneur, voulez-vous ma vie ? Tout cela est à vous, et je ne vous demande rien en échange, vous le savez bien.
Pour la première fois de sa vie et grâce à la rudesse de mes attaques, Jacques, frappé au cœur, avait trouvé la véritable éloquence. L’expression du visage, l’accent, le geste, tout était sincère, par conséquent sérieux et fort. Ce fut une révélation pour nous tous et surtout pour mademoiselle de Nives, qui ne l’avait encore jamais pénétré. Elle sentit ses torts et lut dans sa propre conscience. Elle fit le mouvement d’une personne que le vertige a saisie au bord d’un précipice, et qui se rejette en arrière ; mais elle se rapprocha instinctivement de ce cœur dont elle avait senti pour la première fois le robuste battement près du sien, et de là s’adressant à Émilie :
— C’est toi qui devrais me faire les plus durs reproches, lui dit-elle, car j’ai été, à ce qu’il paraît, ingrate envers ton frère et coquette avec ton cousin ! Comme de coutume, tu ne dis rien, et tu souffres sans te plaindre. Eh bien ! je te jure que je réparerai tout, et que je serai digne de ton amitié !
— Dieu vous entende ! mademoiselle, lui dis-je en lui tendant la main. Pardonnez-moi de vous avoir fait souffrir. Je crois avoir dégagé la vérité du labyrinthe où vous avait poussée la Charliette. Vous réfléchirez, j’y compte, et vous ne vous exposerez plus à des aventures dont les conséquences pourraient tourner contre vous. Parlons affaires maintenant, et voyons comment vous pourrez être réintégrée dans vos droits sans éclats et sans déchirements. Sachez que je n’ai accepté la confiance de votre belle-mère qu’à la condition de me poser en conciliateur. Je ne m’intéresse point à elle personnellement ; mais elle a fait une chose habile : elle sait que j’adore les enfants, qu’en toute cause où ces pauvres innocents sont mêlés, c’est leur intérêt que je plaide, et, bon gré mal gré, elle m’a confié sa fille. Elle est là, belle et bonne, la pauvre Ninie, et, autant que je puis croire, médiocrement heureuse. Son sort sera pire avec une mère aigrie par la pauvreté.
— N’en dites pas davantage, monsieur Chantebel ! s’écria mademoiselle de Nives. Réglez vous-même, et sans me consulter, les sacrifices que je dois faire, puis vous me donnerez une plume, et je signerai sans lire. Vous connaissez ma fortune, et je ne la connais pas. Arrangez tout pour que Ninie soit aussi riche que moi : c’est pour vous dire cela que j’ai voulu vous voir !
En parlant ainsi, la généreuse fille se tourna vers la fenêtre comme pour envoyer un baiser à sa sœur ; mais, ne la voyant plus, elle l’appela et ne reçut pas de réponse.
— Mon Dieu ! dit-elle en courant vers la porte, où peut-elle être ? je ne la vois plus !
Au même instant, la porte s’ouvrit impétueusement, et Ninie s’élança dans les bras de mademoiselle de Nives en s’écriant d’une voix étranglée par la peur :
— Cachez-moi, cachez-moi ! maman ! Elle vient, elle court, elle monte, elle vient pour me chercher et pour me battre. Ne me rendez pas à maman, cachez-moi !
Et, prompte comme une souris, elle se fourra sous la grande table que recouvrait jusqu’à terre un épais tapis.