La Tour de Percemont/14

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Calmann Lévy éditeur (p. 198-210).


XIV


Il n’était que temps. Madame de Nives, pâle et fiévreuse, entrait à son tour, absolument comme chez elle, sans frapper et sans s’annoncer. Marie s’était tournée vers la fenêtre, ne laissant voir que son fichu noir et blanc, son chignon blond coquettement frisotté et son chapeau de paille retroussé par derrière. Miette, sans être habillée en paysanne, avait gardé l’habitude de porter ce gentil chapeau auvergnat qui s’est fondu avec les modes nouvelles de manière à paraître élégant sans cesser d’être original.

— Pardon, monsieur Chantebel, dit madame de Nives, qui au premier abord prit ou feignit de prendre ces deux demoiselles pour des paysannes, vous êtes ici en consultation ; je ne savais pas. Pardon, mille fois ! Je cherchais ma fille, je la croyais ici. On m’avait dit chez vous que vous l’aviez emmenée de ce côté. Dites-moi où elle est pour que je l’embrasse. J’irai attendre dans votre jardin que vous ayez le loisir de m’entendre à mon tour.

Pendant que la comtesse parlait, j’avais jeté les yeux sur les derrières du donjon, que l’on voyait par une fenêtre opposée à celle qu’occupait mademoiselle de Nives, et j’avais aperçu la Charliette épiant et attendant dans la partie ruinée et abandonnée du manoir. Dès lors madame de Nives me paraissait parfaitement renseignée et je répugnais à une feinte inutile.

— Vous ne me dérangez pas, madame la comtesse, lui dis-je. Je suis ici en famille. S’il y a consultation, vous ne serez pas de trop.

Et lui avançant un fauteuil, j’ajoutai :

— Mademoiselle Ninie est ici ; mais elle était en train de jouer à cache-cache, et elle ne vous voit pas. — Allons, mademoiselle, continuai-je en relevant le tapis, c’est votre maman, courez donc l’embrasser.

Ninie obéit avec une répugnance visible. Sa mère l’empoigna plutôt qu’elle ne la prit et l’assit sur ses genoux en lui disant d’un ton sec :

— Eh bien ! quoi ? êtes-vous folle ? ne me reconnaissez-vous pas ?

Pendant que Ninie embrassait sa mère avec plus de crainte que d’amour, mademoiselle de Nives, avide de savoir si l’enfant était une victime comme on le lui avait dit, s’était retournée pour observer ce baiser glacial. Les yeux clairs et froids de la comtesse s’attachèrent sur les siens, et je la vis tressaillir comme à l’aspect d’une vipère. Sans doute elle n’eût pas reconnu sa belle-fille tout de suite et sous ce déguisement, si elle n’eût pas été avertie. Elle l’était, car elle ne la confondit pas un instant avec Miette, et un sourire féroce contracta ses lèvres.

— Vous prétendez, monsieur l’avocat, me dit-elle d’une voix haute et claire, que je ne serai pas de trop dans la consultation que j’ai interrompue. Autant que je puis croire, il s’agit d’un mariage entre deux demoiselles et deux messieurs. Il y en a une que je connais ; lequel des prétendus est le sien ?

— Le voici ! répondit sans hésitation mademoiselle de Nives en montrant mon neveu. C’est M. Jacques Ormonde. Dans quinze jours, les bans seront publiés, et, bien qu’à cette époque votre consentement ne me soit plus nécessaire, j’espère, madame, que par bienséance vous daignerez approuver mon choix.

— Il le faudra bien, répondit la comtesse, puisque c’est ce monsieur qui, à ce qu’il paraît, vous a enlevée.

— Ce monsieur, répondit Jacques, à qui la joie donnait de l’aplomb, se permettra de faire observer à madame la comtesse que mademoiselle Ninie est de trop ici, et qu’elle s’amuserait mieux dans le préau.

— Avec la Charliette, qui rôde toujours par là ? lui dis-je en élevant la voix ; non, conduis l’enfant à sa bonne, qui l’attend dans les vignes, et tu reviendras ici. Si ta future doit faire quelques concessions, nous avons besoin de ton agrément.

— Elle peut faire toutes les concessions qu’elle voudra, répondit Jacques en prenant Ninie, qui le suivit avec une confiance instinctive ; elle vous a donné carte blanche, je vous la donne aussi, mon oncle ! — et il emmena l’enfant, suivi du regard par la comtesse, qui songeait beaucoup moins à sa fille qu’à examiner les traits et la tournure de Jacques avec une curiosité hautaine et railleuse.

— C’est donc là, dit-elle aussitôt qu’il fut sorti, l’objet de la grande passion de mademoiselle de Nives ?

— Ce jeune homme est mon neveu, répondis-je, le fils de ma sœur chérie, un être excellent et un très-galant homme.

— Ou un homme très-galant ? Monsieur Chantebel, vous êtes indulgent, on le sait, pour les membres de votre famille ! Je vois que vous passez condamnation sur le fait de l’enlèvement. Ce fait-là pourtant ne sera pas approuvé par tout le monde.

— Ce fait-là restera ignoré, car personne ici ne le divulguera par égard pour mademoiselle de Nives et pour vous.

— Pour moi ? par exemple !

Je fis un geste pour écarter les autres témoins, et m’approchant tout près d’elle, je lui dis tout bas :

— Pour vous, madame, qui étiez d’accord avec la Charliette pour amener ce scandale et déshonorer mademoiselle de Nives !

Elle devint pâle comme si elle allait s’évanouir, mais, luttant encore, elle me répondit à voix basse :

— C’est un affreux mensonge de cette femme, et que vous ne prouverez jamais !

— Voulez-vous que je la fasse monter ? elle est encore là !

— Pourquoi la faire monter ? reprit-elle d’un air égaré.

— Vous la sommerez devant nous tous de dire la vérité. La récompense que vous lui avez promise sera à ce prix, et au besoin nous ferons ici une collecte qui lui déliera la langue. Elle produira vos lettres.

La comtesse murmura faiblement ces mots :

— Ne faites pas cela ! Je suis dans vos mains, épargnez-moi !

Puis elle s’affaissa sur son fauteuil et eut une véritable syncope. J’avais deviné juste. La force des vraisemblances m’avait conduit à la vérité. J’ai su plus tard les détails. La Charliette avait naturellement rançonné, exploité, trompé et trahi tour à tour tout le monde.

Ma nièce et mademoiselle de Nives étaient venues au secours de madame de Nives avec empressement. Elle reprit ses sens très-vite et voulut renouer la conversation. Je la priai de ne pas se fatiguer inutilement.

— Nous pouvons, lui dis-je, reprendre la conférence plus tard, ce soir ou demain.

— Non, non, dit-elle, tout de suite ! d’autant plus que je n’ai rien à dire. Je n’ai qu’à attendre les propositions que l’on croira devoir me faire à la veille d’une liquidation générale de nos intérêts.

— Il n’y a plus de proposition, répondis-je. Vous avez pensé que mademoiselle de Nives, s’étant laissé entraîner à de graves imprudences, aurait besoin de votre silence et d’un généreux pardon de votre part. Les choses ont changé de face, vous venez de le comprendre. Le silence est dans l’intérêt commun, et le pardon n’est plus qu’une affaire de convenances, disons mieux, de charité chrétienne. Mademoiselle de Nives est maîtresse absolue d’une fortune considérable, j’en ai maintenant le chiffre, je me le suis procuré en votre absence. Elle a le droit de vous demander des comptes de tutelle qui monteront, ainsi que je l’avais prévu et calculé, à environ deux cent quarante mille francs ; mais elle ne veut pas que sa sœur soit élevée dans la gêne et les privations. Elle vous donnera purement et simplement quittance de toutes les sommes dépensées ou économisées par vous pendant sa minorité : c’est donc à vous, madame la comtesse, de lui adresser, je ne dirai pas des remercîments, mais de lui témoigner au moins la satisfaction qu’une mère doit éprouver en pareille circonstance.

Madame de Nives avait cru pouvoir tirer meilleur parti de ses machinations indignes. Elle était là, matée, écrasée par moi. Elle essaya de parler, ne put trouver un mot et fit à mademoiselle Marie une espèce de sourire grimaçant avec une inflexion saccadée de la tête ; elle retrouva cependant assez de force pour dire que Léonie serait encore bien pauvre, vu que les économies qu’on pouvait faire dans le grand et dispendieux château de Nives étaient une supposition toute gratuite de ma part.

— Je n’en sais rien, moi, répondit mademoiselle de Nives en se levant. Monsieur Chantebel aurait-il la bonté de me dire approximativement à combien s’élèvera le chiffre de mes revenus ?

— Si vous vendez la terre de Nives, mademoiselle, vous aurez environ cinquante mille livres de rente. En la conservant, vous en aurez trente. — Et maintenant, reprit-elle, voulez-vous bien demander à madame de Nives combien de rentes il lui faut, à elle, pour vivre dans l’aisance et la sécurité ?

— Je ne connaîtrai plus jamais ces deux biens-là, dit la comtesse ; il me faudrait pour élever ma fille, sans qu’elle eût à souffrir de ce changement de situation, au moins quinze mille francs par an.

— Ce qui, avec vos petites économies, dont je sais aussi le chiffre, vous constituerait une existence égale à celle que vous avez menée depuis votre mariage. Mademoiselle de Nives appréciera si votre affection pour elle mérite un pareil sacrifice.

— Je le ferai, s’écria précipitamment Marie.

Et, avisant Jacques, qui rentrait, elle lui prit la main en ajoutant :

— Nous le ferons, ce sacrifice ; mais à une condition, sans laquelle je m’en tiendrai à ce que M. Chantebel a formulé : la quittance pure et simple.

— Quelle est donc cette condition ? dit madame de Nives, dont les yeux d’acier brillèrent d’un éclat métallique.

— Vous me donnerez ma sœur, et vous me céderez tous vos droits sur elle. À ce prix, vous serez riche, vous vivrez où vous voudrez, excepté à Nives, où je compte m’établir. Vous verrez Léonie, mais elle sera à moi, à moi seule ! Jacques ! vous y consentez ?

— Avec joie ! répondit-il sans hésiter.

Madame de Nives ne me parut pas foudroyée, comme son rôle l’eût comporté. L’idée n’était pas neuve pour elle, Marie l’avait communiquée à la Charliette, et la comtesse avait pu y réfléchir. Elle feignit pourtant un nouvel évanouissement, plus profond et moins réel que le premier. Marie et Miette s’en émurent.

— Tout cela est trop cruel, prétendait ma nièce ; cette dame est malade et ne peut pas supporter de pareilles émotions. Qu’elle soit méchante, c’est possible ; mais elle ne peut pas être indifférente pour sa fille, et on lui en demande trop !

— Laissez-moi seul avec elle, leur dis-je, et ne vous inquiétez de rien. Allez m’attendre à la maison, et, si madame Chantebel est rentrée, dites-lui de faire préparer un bon dîner pour nous remettre tous de nos émotions.

Quand ils furent partis, madame de Nives ne me fit pas attendre longtemps la reprise de possession de ses facultés. Elle versa quelques larmes pour rentrer en matière, en s’écriant que c’était horrible et que mademoiselle de Nives se vengeait d’une manière atroce.

— Mademoiselle de Nives ne se venge pas, répondis-je. Elle est réellement d’une douceur et d’une mansuétude remarquables. Elle ne vous a pas adressé une parole amère dans une circonstance où tout le mal que vous lui avez fait devait soulever son cœur contre vous. Elle a pris réellement Léonie en passion, et je crois que l’enfant y répond autant qu’il est en elle.

— Il est certain que ma fille aime tout le monde, excepté sa mère ! C’est un naturel terrible. On l’a de trop bonne heure indisposée contre moi.

— Je le sais, et c’est un grand mal ; mais il y a de votre faute, vous n’avez pas su vous faire aimer d’elle et respecter par vos gens.

— Vous ne pouvez pas me conseiller pourtant de l’abandonner à une folle qui prend fantaisie de tout, et qui ne s’en souciera bientôt plus ?

— Si elle ne s’en soucie plus, elle vous la rendra ; mais alors adieu les quinze mille livres de rente ! Faites donc des vœux pour que les deux sœurs fassent bon ménage !

Madame de Nives trouvait l’argument très-juste, je le voyais bien ; mais elle se débattit encore pour la forme.

— Vous croyez donc réellement, reprit-elle, que mademoiselle de Nives est capable d’élever convenablement une jeune fille ?

— Si vous m’eussiez fait cette question hier, je vous aurais dit : Non, je ne le crois pas. Je ne l’avais pas encore vue à l’œuvre ; tandis qu’aujourd’hui, ici, devant vous, je l’ai prise en grande estime. Cette générosité enfantine a un côté sublime qui l’emporte sur les peccadilles d’une imagination surexcitée. Je venais de la gronder fort quand vous êtes entrée ; elle m’en a puni en se montrant admirable de repentir et de sincérité. Je suis tout à elle maintenant, ce qui ne m’empêchera pas de vous servir encore en veillant à ce que votre rente constitue un engagement sérieux et inviolable.

— Ah ! oui, voilà ce qu’il faut surtout ! s’écria involontairement la comtesse ; il faut que ce ne soit pas un leurre, cette pension !

— Il faut aussi, repris-je, que ce ne soit pas un chantage ! il faut que la pension cesse le jour où vous feriez valoir vos droits sur Léonie.

— C’est entendu, dit la comtesse avec humeur ; mais si mademoiselle Marie, qui ne sait pas ce que c’est que l’argent, vient à se ruiner ! Je veux une hypothèque sur la terre de Nives.

— On vous la donnera, mais ne craignez pas qu’elle se ruine ; du moment qu’elle épouse Jacques Ormonde, elle s’enrichira au contraire.

— Et ce fameux Jacques Ormonde qu’on dit être un beau vainqueur rendra sa femme, par conséquent ma fille, heureuses ?

— Ce beau vainqueur est un cœur d’élite et un naïf de la plus belle eau.

— Et, en attendant le mariage, que vais-je faire de ma fille, qui ne songe qu’à me fuir, et dont il faut que je me déshabitue pour avoir le courage de la quitter ?

— Vous irez à Nives pour faire vos préparatifs de départ. Ninie restera chez moi avec mademoiselle Marie, qui, étant fiancée à Jacques, doit rester désormais sous la garde de son futur oncle.

— Mais votre fils !… Votre fils vient d’avoir aussi, je le sais, une intrigue avec elle !

— C’est un mensonge de la Charliette. Mon fils est un honnête homme et un homme sérieux. Il est possible que la Charliette eût souhaité l’exploiter aussi ; mais il est plus malin que Jacques. Pourtant, comme il ne faut pas donner prise à la médisance, mon fils ira passer la fin de ses vacances avec son cousin à Champgousse, et on ne se réunira ici qu’à la veille du mariage. Nous signerons ce jour-là les actes qui vous concernent en même temps que le contrat, et en attendant, comme vous voici tout à fait calme, vous allez venir dîner chez nous avec ma famille et la vôtre.

— Impossible ! je ne peux pas revoir tout ce monde, Ninie surtout ! Cette enfant, qui me quitte avec joie, fait mon supplice !

— C’est un supplice mérité, madame de Nives ! Vous avez voulu perdre, ruiner et avilir la fille de votre mari, vous vouliez qu’elle fût religieuse ou déshonorée, c’était trop, vous avez lassé la patience de Dieu ! N’abusez pas de celle des hommes, et faites tout pour qu’ils ignorent les secrets desseins de votre âme coupable. Offrez votre fille en réparation de vos cruautés, et acceptez en retour les biens de la terre pour lesquels vous avez travaillé avec tant de persévérance et si peu de scrupule. Il vous faut dîner chez moi, parce que vous avez dit à ma femme tout le mal possible de mademoiselle Marie. Je ne vous demande pas de vous confesser à elle et de vous rétracter ; mais nous lui dirons que vous vous êtes réconciliée avec votre belle-fille, et que, par mes soins, un arrangement a été conclu qui satisfait tout le monde.