La Tour de la lanterne/15

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Hachette et Cie (p. 110-116).

XV

UNE TERRIBLE AVENTURE



Le mois de février, cette année-là, fut très clément. Un soleil radieux réchauffa la rive et le cours Richard, promenade préférée des vieux messieurs et des convalescents, et favorisa la pêche en dorant la mer de ses chauds rayons.

Liette, par ce beau temps, sortait à peu près chaque jour, soit avec son parrain, soit avec sa nouvelle bonne, l’étourdie Zélia, qui ne valait pes, comme surveillante, la dévouée et intelligente petite Botte. Aussi, Mme Baude avait-elle défendu les promenades sur la rive et les stations sur le bassin, et cela pour deux raisons faciles à comprendre :

Il y avait quelque danger à circuler par les cales au milieu des câbles et des filins, et les oreilles d’une petite fille pouvaient être choquées par les bordées de gros mots qui s’échappaient constamment de la bouche des marins.

Une après-midi de la fin de février, par un temps superbe, Liette embrassa son grand-père et sa grand’mère, et partit se promener avec Zélia à laquelle Mme Baude recommanda expressément de rentrer à quatre heures.

La promenade eut lieu au Mail, à cette époque très solitaire, et Liette avait pu courir tout à son aise avec son cerceau. Cependant vers trois heures, Zélia parla du retour. « Dites-moi, Zélia, si pour nous raccourcir, nous revenions par les Murs et le cours Richard, j’aurais le plaisir de passer devant ma jolie Tour de la Lanterne, pensez-vous que grand’mère en serait mécontente ?

— Je ne le crois pas, répondit la bonne, qui avait, elle, une envie folle d’aller voir les bateaux et les marins.

— Oh ! nous ne nous arrêterons pas ; nous regarderons seulement en passant sur la rive », ajouta la fillette, pour donner plus de poids à la proposition.

La nuit précédente, le vent avait soufflé en bourrasque, et pour ce motif une grande partie des barques était amarrée dans le port, spectacle charmant pour Liette et sa bonne.

Elles revinrent donc en ville par le port, elles le traversaient doucement, lorsqu’une grande rumeur et des cris poussés par une foule de gens réunis dans la cale aux morues excitèrent la curiosité de Zélia, et la firent dévier de sa route.

« Que se passe-t-il d’extraordinaire ? demanda la bonne ; on dirait vraiment que des femmes se battent ?… Eh ! oui, en voici une décoiffée par les gifles d’une autre ! »

En effet, deux mégères en furie étaient aux prises. Badauds et marins réunis autour d’elles, échangeaient, en riant, les propos les plus divers et les plaisanteries les plus salées.

Liette comprit qu’elle n’était pas là à sa place, et que si sa grand’mère la savait en cet endroit, elle en serait très mécontente.

« Allons-nous-en Zélia, dit-elle en tirant sa bonne par sa robe ; c’est ce que nous avons de mieux à faire. Ces deux femmes en colère me font peur. Partons ! »

Mais Zélia immobile, n’écoutant pas Liette, faisait des signes à quelqu’un ; et la fillette reconnut, parmi les plus proches curieux, une vieille figure de connaissance, qui, dans la joie de la revoir, la regardait en grimaçant.

C’était le rémouleur des Gerbies, le vieux père Malaquin, toujours errant sur les routes, qui, se trouvant de passage à Le Rochelle, sa meule sur le dos, s’intéressait à la querelle des poissardes : elles se disputaient la vente d’un panier de poissons qu’une barque venait de décharger.

Zélia et Liette s’approchèrent du bonhomme :

« Ah ! vous voilà, mademoiselle Liette, comme vous êtes mignonne et grandie, lui dit le vieux avec un regard attendri ! Et vous Zélia, comment que ça va, ma fille ? Ah ! « bonnes gens », comme je suis content de vous revoir à neut ! »

Et le père Malaguin, joyeux de la rencontre, posa sa meule à terre pour causer plus commodément avec Zélia, heureuse, elle aussi, de pouvoir s’informer des gens de la Voirette.

Liette, le premier moment de reconnaissance passé, très intéressée par les superbes bateaux que le marée montante faisait danser sur leurs amarres, s’éloigna un peu d’eux ; puis, les voyant très occupés à se parler bas et mystérieusement, s’esquiva vers les bords du bassin.

Entièrement aux confidences du père Malaquin, Zélia avait complètement oublié sa fillette ; elle parlait presque dans la figure du vieux, les traits contractés, avec des mouvements d’humeur qui décelaient une violente émotion.

Que lui disait-elle donc de si intéressant pour le retenir aussi longtemps attentif ? Il opinait de la tête, et ils ne s’apercevaient, ni l’un, ni l’autre, que la dispute des poissardes était terminée et que le cercle des curieux s’était rompu.

Après un long conciliabule à voix basse, Zélia reprit tout haut :

« C’est comme je vous le dis, père Malaquin, il faudra voir mon oncle et tout lui conter. Il lui fera entendre raison peut-être !

— Oui, répondit le vieux, soyez tranquille, je serai à la Voirette dans le courant de la semaine prochaine, j’y parlerai à votre oncle. »

Et soulevant son épaule pour y caler le bâton de sa meule, il se dispose à partir.

« Allons, vous faites pas de chagrin, ajouta-t-il. Il est pas péri pour ça, bonnes gens, vot’vieux père. Mais disez donc, ma fille, ousqu’est vot’petite demoiselle ? Je ne la vois plus pour lui dire bonsoir.

— Oh ! pas bien loin pour sûr, reprit Zélia, en regardant autour d’elle ; elle était là il y a une minute. »

La bonne appela Liette, et un peu inquiète cependant, la chercha parmi les quelques personnes qui étaient encore demeurées autour d’eux.

Après la bataille, les femmes décoiffées avaient repris leur bonnet ; et, pressées de vendre leur marchandise, criaient déjà à tue-tête en entrant en ville :

Deux mégères en furie étaient aux prises.

« À la fraiche à rôtir ! à la belle fricassée ! »

« Avez-vous vu ma petite demoiselle ? demandait en vain Zélia.

— Que voulez-vous que j’en fasse ? répondit un marin facétieux.

— Ne riez pas de moi, reprit la malheureuse fille, elle était là il y a un instant et elle a disparu. Mon Dieu ! mon Dieu ! où est-elle ? »

L’émoi de Zélia finit par gagner quelques braves gens qui se mirent avec elle à la demander de proche en proche.

Le père Malaquin courait aussi dans tous les sens, s’informant, sans succès, aux uns et aux autres.

« Je l’ai vue tout à l’heure, dit un mousse ; elle était au bord de l’eau, cherchant qu’on aurait dit, à monter dans une barque.

— Vite, vite, dites où vous l’avez vue ?

— Là-bas, devant la Marie-Anne de Paimpol. »

Zélia courut devant la Marie-Arne et demanda au marin, qui préparait le repas du soir, s’il avait vu sa petite demoiselle.

Ce garçon ne parlait pas français ; un autre breton répondit pour lui et assura qu’il ne l’avait pas aperçue. :

« Une petite fille ! c’est une petite fille que vous cherchez ? interrogea un jeune novice. Mais elle était là il n’y a pas bien longtemps ; pendant la dispute, je crois bien l’avoir vue s’arrêter devant la goélette la Douce Alice et regarder le lougre hollandais qui est amarré contre. Tenez, là-bas, la fille, où mangent les enfants du pilote Rafau. »

Zélia se précipita vers la Douce Alice, suivie des marins et des curieux qui cherchaient avec elle. Les deux mignonnes étaient assises au bord du bastingage, occupées à manger leur tartine de beurre. On leur demanda si elles avaient vu Liette ; mais, trop petites pour répondre, elles sourirent et montrèrent de la main quatre barques et un bateau anglais amarrés les uns près des autres.

Nouvelles demandes, mêmes réponses ; personne n’avait vu Liette.

« Pendant que vous vous tourmentez, dit quelqu’un, votre petite fille est peut-être retournée, toute seule, chez elle pour vous faire une niche.

— Peut-être bien, dit Zélia ; puis se ravisant : Non, non, Mlle Liette n’a pas fait ça.

— 11 faut y aller voir.

— Je n’ose pas, répondit Zélia. Ah ! que vais-je devenir ? J’aime mieux me jeter à l’eau. Qui sait si elle n’y est pas tombée ? »

Et prenant sa tête à deux mains, la malheureuse bonne se mit à sangloter.

« Mais quelle est donc cette enfant ? interrogea quelqu’un.

— C’est la petite-fille de M. Baude.

Comment ! la petits Liette ! Ah ! quel malheur ! cherchons, cherchons encore !… »

La nuit commençait à envelopper la rive d’un voile brumeux ; les becs de gaz s’allumaient comme des flammes de veillées funèbres, et la mer, en clapotant sur le granit du bassin, montait lentement.

Zélia pleurait à chaudes larmer.

Tout à coup apparut, courant comme un égaré, un homme de haute stature, suivi d’une femme en pleurs ; ils appelaient « Liette ! Liette ! » C’était M. Baude qu’une personne était allée prévenir du désespoir de la bonne et de la disparition de l’enfant. Mme Baude le suivait plus morte que vive, la pauvre créature ! Lui, pris d’une soudaine colère, saisit Zélia par les poignets, la secoue avec force, lui demandant de lui rendre sa pauvre petite chérie, son unique trésor.

La malheureuse fille hurlait de désespoir et de douleur ; elle se jeta aux pieds de ses maîtres et leur demanda pardon de sa coupable négligence.

« Il n’y a pas de doute, elle est tombée à l’eau, cherchons », dit le pilote Rafau, avec des larmes dans la voix. Il pensait en lui-même, le brave homme, que ce malheur pouvait arriver à ses deux petites mignonnes.

Et, tout autour des barques et des navires, ce furent un branle-bas général, une agitation excessive. Avec des galles, des filets, des crochets, on sondait le vase que l’eau couvrait à présent entièrement ; mais on ne trouva rien.

Mme Baude anéantie, les yeux démesurément ouverts, regardait le bassin avec le désir de s’y précipiter.

Poussés par la marée, quelques bateaux commencèrent à détacher leurs amarres pour gagner le large. :

M. et Mme Baude, tous leurs voisins, leurs amis peu à peu avertis, et auxquels s’étaient joints de nombreux curieux, restèrent en vain sur le port bien avant dans la nuit et jusqu’au départ du dernier navire.

Et ce même jour où Liette avait disparu, une lettre de Pondichéry avait annoncé à M. et Mme Baude que Liette venait d’avoir une petite sœur,

« Hélas ! une remplaçante, hasarda quelqu’un.

— Jamais ! oh ! non jamais pour nous », avaient répondu M. et Mme Baude en sanglotant.

Liette, qui venait de disparaître si inopinément, emporta non seulement les regrets de ses amis, mais encore, sembla-t-il, la vie de ses grands-parents.

Mme Baude, brisée de douleur, ne fut bientôt que l’ombre d’elle-même. M. Baude fit une longue maladie et ne recouvra jamais la la santé. M. Leypeumal, qui adorait cette enfant, consacra les jours qui suivirent ce tragique événement à faire rechercher sous ses yeux le petit corps. On fit des sondages, on dragua la vase du bassin, celle du port, mais sans résultat, Et chacun finit par penser que la pauvre fillette avait été emportée en pleine mer. Désormais on la pleura comme on pleure ceux qui ne sont plus.

Seul, M. Leypeumal ne voulut pas admettre cette hypothèse. Lorsqu’il lui arrivait de parler, les larmes aux yeux, de sa petite filleule, il laissait entendre que cette étrange disparition n’avait pas dit son dernier mot.

La population rochelaise prit une part bien touchante aux regrets de la famille Baude ; puis, peu à peu le vie de chacun reprit son cours normal, et, comme dg toutes choses ici-bas, on finit par perdre le souvenir de cette horrible catastrophe.

Zélie, à laquelle la nouvelle du prochain mariage de son père avait si malheureusement tourné la tête, chassée de chez ses maîtres, retourna vers la Voirette.

Le père Malaquin ne put se consoler, lui, le pauvre homme, d’avoir été la cause indirecte de la disparition de l’enfant. Il fut interrogé per la justice. On se rappela, en effet, que lors de sa première apparition aux Gerbies, il se trouvait avec des bohémiens qui avaient beaucoup impressionné Liette ; mais, devant ses franches réponses et son manifeste chagrin, on ne l’inquiéta plus.

Quand il pensait à cette jolie petite fille, si charmante et si bonne, son cœur, disait-il, s’ébouillait de douleur.

Le printemps s’écoula, l’été disparut aussi, sans ramener le sourire à jamais envolé du foyer des Baude.