La Tour de la lanterne/16

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Hachette et Cie (p. 117-124).


DEUXIÈME PARTIE


I

EN ROUTE VERS L’INCONNU



Ou était Liette ?

Qu’était-elle devenue, pendant que toute une ville la pleurait, et qu’une grand’mère, aussi tendre que la sienne, se mourait de douleur ?

Liette fuyait vers une contrée inconnue où sa malheureuse destinée l’envoyait vivre désormais.

Voici ce qui était arrivé.

Profitant de l’inattention de sa bonne, Liette s’était avancée vers les bords du bassin, obsédée par une pensée qui venait de surgir dans son cerveau : le soudain et ardent désir de sauter sur un de ces bateaux que les flots de la marée montante faisaient danser sur leurs amarres.

Les ponts de planches, jetés de la terre aux barques par les marins, tentaient beaucoup ses petits pieds agiles. Elle regardait ces yoles, ces chaloupes, ces lougres, ces sloops, ces goélettes, ces navires de toutes sortes, avec l’envie irrésistible d’aller les visiter, pendant qu’elle était ainsi livrée à elle-même.

Par trois fois déjà elle s’était retournée pour voir si Zélia la suivait des yeux. Et saisissant l’instant où cette surveillance lui fit défaut, elle se sauva à quelques mètres plus loin, afin d’examiner de près un petit navire neuf et fort brillant, sur lequel deux fillettes de deux à quatre ans mangeaient une tartine de beurre.

Comme on devait être bien sur ce bateau, presque semblable à celui du capitaine Chavaignes, qui venait de partir pour l’Amérique du Sud en emmenant son petit ami Georges Maurel, très enchanté lui, de faire ce beau voyage !

« Si j’y allais voir ? » se demanda Liette. Montant alors bravement sur une planche, elle traversa sans encombre ce pont volant, sauta sur une chaloupe solitaire, et de celle-ci sur une autre. Personne n’était à bord ; la dispute des poissardes, là-bas, avait fait descendre, pour y assister, la plupart des matelots de leurs embarcations.

Un dernier regard jeté dans la direction de Zélia, qui décidément ne s’occupait plus d’elle, et la voici sur un navire anglais, « avec une cheminée pareille à celle du bateau à vapeur de l’île de Ré ». Mais, en sautant, son pied vint s’embarrasser dans un énorme tas de cordes qui la fit trébucher, puis tomber malheureusement sur le bord d’une trappe ouverte dans laquelle elle disparut aussitôt.

Le coup avait été si violent, la chute si élevée et si prompte, que. la pauvre petite fille, en arrivant au fond, sans jeter un cri, perdit connaissance.

 

Combien de temps resta-t-elle ainsi étendue dans ce sombre trou où l’avait précipitée son enfantine curiosité ?

Fort longtemps, sans doute ; car, lorsqu’elle reprit ses sens, elle entendit l’eau clapoter autour d’elle et comprit que le navire était en marche. En étendant instinctivement les bras, elle se sentit entourée de pierres et de graviers ; sa figure ensanglantée la faisait cruellement souffrir ; la douleur, que lui occasionnait sa blessure au front, était si violente qu’elle retomba sur le côté, sans avoir la force de se relever. Elle se mit à sangloter en appelant sa maman, mais elle devait être loin de tout être humain, puisque personne ne répondait à ses appels de détresse.

Elle ne se rendit pas compte de la chute qu’elle avait faite, et la tête en feu, dans une fièvre intense, elle se lamenta péniblement sans que personne se doutât, sur le navire qui l’emportait, du sombre drame dont elle était la victime.

À bout de forces, ses cris s’éteignirent, et elle fut prise d’un sommeil fiévreux dont elle ne sortit, par la force du mal qu’elle éprouvait, que pour perdre encore le sentiment.

Pourquoi la pauvre enfant ne mourut-elle pas dans ces affres terribles ? Pourquoi la connaissance lui revint-elle par instants, la faisant se tordre de désespoir et de douleur ?

Oui, Liette, ma chérie, pourquoi ne mourûtes-vous pas à cette heure, où seul votre petit corps souffrait ? car votre âme toute neuve et peu clairvoyante eût ignoré les mille morts par lesquelles vous deviez passer dans la suite de votre existence.

Liette resta ainsi ballottée par les vagues mugissantes et formidables de la tempête, qui sévit quelques heures après le départ de La Rochelle du William Godder. Couchée à fond de cale, sur le lest de ce bateau, elle ne fut entendue que le deuxième jour de sa chute, alors qu’elle allait sans doute succomber, par le jeune mousse Jack, qui était venu se cacher dans la soute au charbon, afin d’échapper aux coups de schlague que voulait lui administrer le capitaine du navire, un brutal Écossais, pris de gin.

En entendant des gémissements, le mousse fut saisi d’effroi. Qui est-ce qui pleurait ainsi près de son oreille ? Oubliant ses propres craintes, il s’avança en tremblant, et rampant dans la cale, il y vit étendue une petite fille près d’expirer.

En un bond le brave garçon fut sur le pont, il aborda, sans crier gare, le second du navire : « Lieutenant, lui dit-il, la petite fille qu’on cherchait à La Rochelle est ici, tombée dans la cale ; je viens de l’y voir.

— Tiens, voilà pour ton histoire, répondit le marin, en lui allongeant une taloche.

— Venez, reprit l’enfant sans se démonter, venez voir que je n’ai pas menti. Elle va sûrement mourir, si on ne se hâte pas d’aller la relever. »

L’officier, suivi de Jack et d’un autre marin, descendit et trouva, en effet, Liette bien malade, bien faible, mourante de chagrin et d’inanition ; ils la remontèrent avec mille précautions, dans la cabine du second. Ces braves gens administrèrent un cordial a l’enfant, la soignèrent avec beaucoup d’empressement, ; mais ne parvinrent pas à consoler son pauvre cœur désolé.

Dės que le capitaine connut cette aventure, il ordonna qu’on transportât l’enfant dans sa propre cabine, afin d’examiner ses blessures. Jack le mousse et le second furent attristés de cet ordre ; ils connaissaient la brutalité du capitaine et se demandaient comment serait traitée la malheureuse petite fille, pour laquelle ils se sentaient pleins de compassion.

Lorsque Liette ne vit plus près d’elle ses deux sauveurs, mais à leur place ce méchant barbu qui la regardait, lui semblait-il, d’un air féroce, elle se reprit è crier son désespoir et à appeler sa mère.

Bertram Clef, le capitaine du William Godder, sans être un très méchant homme, était peu humain et encore moins sensible.

Il ne se souciait pas d’avoir à son bord une enfant à soigner, mais il ne savait où faire escale pour la déposer à terre. Son navire se rendait à Glasgow, et de là, sans désemparer, vers une destination éloignée en Amérique. L’arret d’une escale serait un retard, et Bertram Cleff tenait d n’en point avoir, une prime étant promise par son armateur à la promptitude de son voyage.

Cependant il se convainquit bientòt que la pauvre fillette avait besoin de soins immédiats et sérieux qu’i lui était impossible de lui donner ; il fit alors appeler son second.

« Nous allons nous arrêter devant le premier feu visible, lui dit-il, car la petite blessée ne résisterait pas un jour de plus sur le navire par cette mer démontée. Envoyez moi John Moore ; il’est de l’île de Man en vue de laquelle pons ne tarderons pas de nous trouver. Il descendra dans la chaloupe pour remettre cette enfant aux autorités qui se chargeront de prévenir immédiatement les parents. Faute d’un secours médical, cette petite fille pourrait mourir. Je ne veux pas que ce soit sur mon bateau, cela me porterait malheur. »


L’officier trouva Liette bien malade.

Aussi, vers le soir du quatrième jour de ce triste voyage, le William Godder se dirigea vers les feux de Port-Erin (île de Man) ; bientôt le navire stoppa, le capitaine roula l’enfant dans son propre manteau et la remit endormie dans les bras de John Moore, jeune matelot d’une vingtaine d’années, avec l’ordre d’aller la porter aux autorités de l’endroit, afin de la rapatrier au plus vite.

Quelques minutes plus tard, le jeune homme, chargé de son fardeau, monta dans l’embarcation qui le déposa peu après devant le port.

Mais au lieu d’y entrer, il s’en éloigna, regardant souvent derrière lui pour se convaincre que du navire au mouillage il ne pouvait être aperçu.

Quelle trame nouvelle ourdissait-il contre la pauvre mignonne ?

Il marcha ainsi quelque temps dans la solitude et les ténèbres de la nuit ; puis gravit un chemin caillouteux qui longeait une colline, peuplée de maisonnettes à côté d’une immense usine, et vint frapper aux volets fermés d’une modeste habitation isolée.

Une toute jeune fille lui ouvrit aussitôt.. « Ah ! c’est vous, John ! dit-elle avec surprise. Pourquoi ce prompt retour ?

— Je ne reviens pas, répondit le jeune marin. C’est en passant que vous me voyez. Il entra promptement et referma la porte.

— Notre mère est ici ? demanda-t-il.

— Oui, mais elle dort ; elle est toujours malade.

— Ne la réveillez pas, Edith, ce serait inutile. Ce que je vais vous dire ne doit être connu de personne. Je vous apporte un otage : cette petite fille tombée du ciel dans notre bateau. Il faut la bien soigner, car elle est fort malade. À mon retour, je vous dirai d’où elle vient. Cette enfant sera sans doute la source de notre fortune future. Ne manquez pas de dire toutes ces choses à notre mère, et de bien lui recommander de garder précieusement ses vêtements. En attendant, elle vous remplacera la petite sœur Annie. Je suis obligé de fuir au plus vite, je ne puis m’arrêter. Notre navire est devant l’île ; le capitaine ignore ma présence ici. Adieu, Edith, embrassez bien notre mère pour moi. Soignez l’enfant ! et à bientôt ! »

Le matelot ouvrit la porte, s’entoura de son manteau et repartit comme il était venu.

La jeune Edith considéra la pauvre fillette avec compassion ; elle

Ah ! c’est vous, John ! dit-elle avec surprise.

la déshabilla, et baigna son visage tuméfié par l’horrible plaie qui lui coupait le front et la joue ; puis comme l’enfant se plaignait, elle la berça sur ses genoux jusqu’au moment où elle la vit endormie. Elle la coucha alors dans son lit, puis alla conter à sa mère cette histoire incroyable.

Liette fut ainsi sacrifiée à la cupidité de ce jeune marin, qui pensait obtenir plus tard de la famille de l’enfant une rondelette somme d’argent en récompense de ses soins.

La mère et la sœur de ce misérable furent pitoyables en la circonstance. Il est vrai que les paroles de John étaient assez explicites pour stimuler leur dévouement. Mais, observant scrupuleusement les recommandations du jeune homme, elles cachèrent l’enfant à tous les regards et ne firent venir ni médecin, ni personne capable de conseiller des soins intelligents ; et si Liette ne mourut pas alors, ce fut un miracle, car ses nuits et ses jours ne furent qu’une longue agonie dans laquelle ce qui restait de la jolie enfant que nous avons connue disparut peu à peu.

Prise d’une espèce de sommeil comateux, la pauvre petite fille fut longtemps sans se rendre compte de ce qui se passait autour d’elle.

Son horrible chute, ses terreurs, son atroce désespoir, avaient provoqué une crise funeste du côté du cerveau, et l’ignorance de ses gardes n’était pas faite pour promptement l’en retirer. Les jours et les semaines s’écoulèrent donc sans que cette malheureuse enfant revint à la santé. Mais le calme dans lequel elle vécut, l’absolu silence qui l’entoura furent cependant les sauveurs de son corps.