La Tour de la lanterne/22

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Hachette et Cie (p. 165-173).

VII

LUTTE DÉCISIVE



A pas lents la jeune fille revint au cottage et s’occupa, comme à son ordinaire, des soins du ménage et de Lottie. Une fois l’enfant endormie, elle prit de nouveau la route de la ville pour s’enquérir du départ des bateaux qui faisaient la grande pêche ou des longs courriers français qui pouvaient se trouver dans le port.

Une goélette, le Jeune Jacques de Bordeaux, y était amarrée depuis trois jours, et devait repartir le lendemain matin à la première heure. Elle s’entendit avec le’capitaine et arrêta son départ sur ce bateau. Mais comme certaines formalités lui étaient nécessaires, elle prolongea son absence jusqu’au soir et ne reparut au cottage qu’à la nuit.

Harris n’avait pas divulgué son secret. Elle le vit en entrant, car Mrs Moore, la figure décomposée par la colère, lui reprocha ces deux dernières journées passées loin de son métier, et son indifférence pour Lottie délaissée. Ce reproche fut le seul sensible à la jeune fille.

Pauvre petite Lottie ! elle l’avait déjà presque abandonnée ! Liette, qui n’avait pas encore songé à l’éventualité de cette séparation, entrevit immédiatement ce qu’elle allait avoir de douloureux pour son cœur.

En toute hate et sans répondre à Mrs Moore, elle se dirigea vers la chère mignonne qui lui tendait les bras.

Elle avait déjà souffert de cette absence momentanée, cela était visible à la négligence de son petit costume et à la tristesse de son regard, tout humide encore des larmes versées.

Que sera-ce donc plus tard, quand elle ne sera plus là ?

Lorsque l’enfant, souriante sous ses caresses, reposa bien soignée dans son berceau :

« À nous deux, dit la jeune fille, en se tournant vers Mrs Moore. Nous avons ensemble des comptes à régler. »

Et sans ménagements, d’une voix incisive, elle mit la veuve au courant de ses résolutions et lui annonça son irrévocable départ.

En écoutant cet étrange récit et en apprenant cette subite détermination, la surprise, la colère agitèrent tour à tour la vieille femme. Elle se vit désormais seule, obligée de se suffire, et cette déconvenue la bouleversa complètement. Elle lança à Liette des regards foudroyants ; la menace sur les lèvres et dans le geste, elle déclara brutalement qu’elle s’opposerait par tous les moyens à ce départ insensé.

Cela sera parfaitement inutile, répondit Liette avec calme ; ma décision est irrévocable, et je vous préviens que nulles menaces, nulle crainte n’auront de prise sur ma volonté déterminée.

— Cela n’est pas encore bien sûr, reprit la veuve, au paroxysme de la colère. Vous n’avez pas le droit de partir sans mon autorisation, sachez-le Vous n’avez que moi comme parente dans le pays. J’ai des droits et je les ferai valoir. Au surplus, quelle histoire me contes-vous ? personne ne vous connaît en France ; vous dites des folies. Taisez-vous.

— Vos droits sur moi, dit Liette avec énergie, il vous serait impossible de les prouver ! Cessez donc, Mrs Moore, vos odieux mensonges. Je n’ai jamais pu jusqu’à ce jour vous les reprocher, parce que j’ignorais quelle aventure tragique m’avait amenée sous votre toit. J’avais perdu la mémoire par suite d’une commotion cérébrale qui m’a livrée à vous. Pendent de longues années j’ai dû feindre d’accepter vos arguments, mais aujourd’hui, grâce au ciel, cette nuit terrible est dissipée. Sous l’empire d’un second ébranlement cérébral et d’une immense émotion, mes souvenirs sont revenus

Elle lança à Liette des regards foudroyants.
hier presque subitement ; ils sont précis. Je puis donc vous reprocher enfin votre odieuse conduite à l’égard d’une pauvre enfant

sans défense, abandonnée à votre égoïste cupidité. Oh ! que vous m’avez rendue malheureuse sous le couvert d’une hypocrite charité !

« Si vos intentions à mon endroit eussent été pures et droites, vous ne m’auriez pas fait passer pour votre nièce. Vous auriez déclaré qui j’étais, et je serais depuis longtemps, sans doute, retournée près de mes chers parents désolés. C’est lache et perfide ce que vous avez fait là. »

Mrs Moore, ordinairement très mattresse d’elle-même, parut d’abord accablée par la logique de ces justes reproches.

« J’avais toujours soupçonné que cette enfant m’occasionnerait des soucis », dit-elle tout bas, puis, elle ajouta en élevant la voix :

« Alors toute la peine que j’ai prise pour vous ne compte plus ! Ah ! si j’avais pu prévoir quelle ingrate je soignais… je vous aurais laissée ce que vous étiez, lorsqu’on vous a confiée à nous : une malheureuse petite mourante qui n’avait que le souffle… Et dire que je vous ai traitée et considérée jusqu’à ce jour comme ma fille !

— Comme votre fille ! s’écria Liette indignée, vous n’oseriez le soutenir devant personne du pays ; tout le monde connaît votre dureté. Les soins que vous m’avez donnés étaient intéressés et je vous les ai rendus au centuple, ainsi qu’à Edith ; car depuis que je mange votre pain amer, je suis restée la servante de la maison, l’esclave de vos volontés. Et personnellement, vous Mrs Moore, vous n’avez jamais eu que la pensée de vous servir de ma jeunesse et de mon bon vouloir. Moi, votre fille ! quelle ironie ! Sans mes amis les Dillon, que serais-je à cette heure ? une pauvre ignorante, l’égale des servantes de l’auberge ! »

La veuve était visiblement décontenancée par la vigueur de ce langage nouveau pour elle.

Liette poursuivit sur un ton moins acerbe : « Je ne veux cependant pas oublier, au milieu de ces reproches mérités, combien le ciel me protège. Je ne parlerai plus du passé, mais remettez-moi immédiatement les vêtements que je portais le jour où vous m’avez reçue des bras de ?…

— De mon fils, interrompit la vieille femme. Oui, c’est mon pauvre John, qui vous a apportée mourante ; c’est lui qui m’a recommandé de vous soigner. Ne dites pas qu’alors nous n’avons pas fait notre devoir envers vous, ce serait une épouvantable calomnie dont il vous serait demandé compte.

— Pourquoi, une fois remise, ne pas avoir confié mon sort aux autorités du pays ou au directeur de l’usine, au lieu de me cacher sous une fausse identité ?

— J’ignorais d’où vous veniez. John ne nous l’avait pas dit.

— D’autres, plus instruits que vous, eussent compris que je parlais français ; on eût fait des recherches ; on eût su d’où venait le navire qui m’avait amenée à l’île de Man.

— Je n’y ai pas pensé.

— Parce que cela faisait votre affaire, parce que vous aviez certainement un but secret et intéressé, l’unique cause de cette iniquité. Si vous aviez fait votre possible pour retrouver ma famille, Yous y seriez parvenue dans le principe, et vous auriez été largement indemnisée par elle. Je ne me porte pas garante de ce qu’elle fera aujourd’hui, car vous avez perdu vos droits à sa reconnaissance. Depuis dix ans que vous bénéficiez de ma jeunesse laborieuse, que m’avez-vous donné en retour ? ni joie, ni affection, ni même la moindre lueur d’espérance. Si vous êtes persuadée, en agissant ainsi, avoir fait une bonne action, désabusez-vous. Quant à moi, je ne vous ai jamais bénie en mon cœur ; le pardon seul que je vous promets à cet instant vous montre la nature du sentiment que je vous garde. »

Et comme la veuve, qui n’en pouvait croire ses oreilles, balbutiait une excuse, Liette l’interrompit vivement :

« Inutile de récriminer plus longtemps avec vous, Mrs Moore Donnez-moi mes anciens vêtements, ceux que je portais alors ; ils vont servir à justifier mon identité. Je vous laisse tout ce qui était à mon usage et les quelques pauvres hardes achetées avec le produit de mon travail. Je m’emporterai rien d’ici qu’un souvenir, et quel souvenir !

Mrs Moore finit par voir qu’elle avait affaire à une volonté déterminée. Craignant le scandale dont sa considération aurait à souffrir, elle préféra se rendre sans bruit, sans discussions, aux désirs légitimes de Liette. Elle ouvrit son armoire et retira d’une boîte, fermée à clé, un paquet soigneusement ficelé. — Un collier de corail rose avec une robe en popeline bleue et une petite pèlerine de même étoffe, bordée de fourrure d’hermine, étaient tout ce qu’elle avait conservé des vêtements de l’enfant.

La jeune fille ne put revoir ces objets sans un profond attendrissement.

« En souvenir de la chère petite Lottie, lui dit-elle, je vous renouvelle la promesse de ne plus parler des larmes que j’ai versées chez vous. Toutefois, pour être juste, j’ajoute que, depuis bientôt quatre ans, j’ai eu des instants de douceur procurés par ce petit ange aux yeux bleus que mon cœur saigne de laisser, et profonde et sincère du père de cette enfant, mes seuls amis du reste.

« J’ai fini, ajouta-t-elle, de verser tout le fiel de mon âme. Maintenant je vous dis adieu, Mrs Moore. S’il vous reste au cœur une parcelle de justice, vous me donneras raison. Mais au surplus, peu m’importe ?

— Vous avez fini de parler ? » dit la veuve d’un ton sec. Et tournant sur ses talons, sans un signe d’adieu, sans la moindre émotion, elle sortit en fureur.

Liette resta un instant absorbée dans de graves pensées ; puis elle gagna lentement sa chambre.

Pour contenir le paquet de ses vêtements d’enfant elle prit un grand foulard de dernier cadeau d’Edith, et le noua ensuite aux quatre coins ; puis elle compta ses quelques pièces d’économie, petite somme à peine suffisante pour payer son voyage. Elle se disposait à entrer dans le modeste cabinet qui servait de chambrette à Lottie, lorsqu’elle entendit ouvrir doucement la porte du cottage. C’était Harris qui revenait. Sur le point d’entrer une heure auparavant, le bruit de la discussion entre Liette et Mrs Moore l’avait arrêté sur le seuil, et il avait écouté la scène précédente.

« Liette, dit-il, triste et sérieux, vous venez de me briser le cœur ! Pauvre amie, comme vous avez souffert ! Mon père avait vu clair, mais je m’étais toujours refusé à admettre ses suppositions pour ne pas croire Edith coupable de connivence dans de semblables supercheries. Vous avez raison, Liette, allez, sans tarder, chercher le bonheur qui vous attend là-bas.

« Si par hasard vous ne le rencontrez pas, ou bien, comme il fait

Elle lui passa au cou le collier de corail.

toujours, s’il fuyait encore, revenez ici. Mon cœur est à vous, il ne se reprendra jamais.

« J’avais hier le fol espoir que Lottie saurait peut-être mieux vous retenir, mais je vois que nous sommes tous les deux moins forts que vos doux souvenirs. De quels liens l’enfance enserre le passé !

— Mon enfance ! ô ma petite enfance bénie ! dit Liette en joignant les mains, seule, Harris, elle m’a soutenue dans ma misérable vie.

« Ce sont les premières empreintes de la tendresse des miens qui m’ont empêchée de mourir de douleur ou de déchoir bien bas. Insensiblement certains faits, certaines leçons de droiture et de bonté ont relevé mon courage. Je vais aller retrouver tout cela ; il me faut y retremper mon âme, si je veux vivre heureuse. Merci, cher Harris, pour vos consolantes promesses ; je pars en vous bénissant, non seulement vous êtes l’ami précieux, mais vous avez été le guide généreux de mon intelligence. Vous m’avez tirée de l’ignorance dans laquelle j’étais enlisée ; grâce à vous, j’ai pu me ressaisir ; c’est vous qui avez préparé mon être tout entier à ce merveilleux retour, en m’apprenant la langue chérie que je vais parler désormais ; croyez à mon éternelle reconnaissance.

— Amie, l’heure de la séparation est arrivée, mais j’emporte l’inoubliable souvenir des heures vécues près de vous, celui de votre affection précieuse. Il nous rapprochera plus tard, soyez sûre.

— Adieu, Harris, ne me parlez plus, je n’aurais pas la force de vous entendre… »

La jeune fille tendit les mains à celui qu’elle considérait désormais comme son fiancé. Harris l’attira à lui, et dépose sur son front le premier baiser qui scellait leur mutuel attachement. Comme il s’éloignait, Liette le rappela.

« Un mot encore, dit-elle, pour assurer ma tranquillité : Prenez Lottie près de vous ; ne la laissez pas avec cette femme sans cœur, pétrie d’égoïsme et de fiel ; elle ne saurait élever cette enfant, Cette physionomie sévère, ce regard de vieille femme, dur, sec et fatal, attristent les petits et les rendent malheureux. J’en sais quelque chose… éloignez Lottie de ce cauchemar de ma jeunesse.

— Vous serez écoutée, Liette, répondit Harris, très pénétré des observations de la jeune fille. Demain soir Lottie couchera sous mon toit. Au revoir, chère amie, à demain matin : je serai sur le port pour assister à votre départ de la terre d’exil. »

Liette ne dormit pas cette dernière nuit. Elle la passa près du berceau de sa chère Lottie. En contemplant les traits purs et charmants de l’enfant qu’elle voyait peut-être pour la : dernière fois, son cœur éclata en sanglots. Oh ! qu’il lui en coûtait de laisser derrière elle ce petit être, qui avait su s’emparer des trésors de tendresse que renfermait se jeune âme !

L’aurore la rappela à elle-même. Elle jeta dans un dernier regard un baiser à l’enfant endormie, s’en approcha doucement, et sans la réveiller, lui passa au cou le collier de corail et la médaille que Mrs Moore lui avait remis la veille. C’était pour elle le plus précieux souvenir qu’elle pouvait lui laisser.

Elle s’empara du petit paquet de ses vêtements, et sans bruit ouvrit la porte du cottage. Elle se disposait à la franchir, lorsqu’une ombre se dressa devant elle.

« Maudit soit le jour où vous êtes entrée dans ma maison ! lui cria Mrs Moore. Oui, maudit soit ce jour, car vous n’y avez apporté qu’affliction et malheur ! Que le désespoir vous accampagne et ne vous laisse plus !

— Je n’ai rien fait, répondit Liette, pour mériter cet anathème. Ce n’est pas moi qui suis allée chez vous ; on m’y a portée. Je ne crois pas que le ciel vous exauce ; il est sourd aux désirs des méchants. »

Et la jeune fille, pour ne plus entendre la vieille femme, à moitié folle de dépit et de rage, se sauva dans le brouillard épais du matin.