La Tour de la lanterne/23

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Hachette et Cie (p. 174-178).

VIII

VERS LA PATRIE



Sur les flots agités de l’océan qu’un jour nuageux tristement argente, la goélette, le Jeune Jacques, file avec rapidité.

Balancée de l’avant à l’arrière, soulevée par les lames gigantesques, elle saute légèrement, tout en évitant les nombreux brisants parsemés sur sa route.

Liette, debout à l’arrière du navire, regarde disparaître au loin les roches brunes vers lesquelles il n’y a qu’un instant elle envoyait ses adieux. Longtemps elle suivra des yeux la silhouette amie qui, à l’extrémité de la jetée, l’accompagne du regard et ne s’éloignera pas, tant que le bateau sera en vue.

Mais pou à peu les côtes de l’île décroissent et s’estompent dans la brume ; Harris Dillon n’est plus qu’un point à peine visible. Du fond du cœur Liette lui adresse un adieu ému dans lequel elle fait passer toute son âme. Non, ils ne sont pas séparés à jamais ; un jour les réunira. C’est pourquoi la jeune fille peut quitter cette terre où elle a tant souffert, sans une pensée d’amertume, sans une parole de malédiction.

Et maintenant qu’il n’y a plus tout autour du Jeune Jacques que le ciel et l’eau, elle se détourne lentement.

Son regard, reflet de ses intimes pensées, plonge dans l’immensité qui l’entoure, cherchant à découvrir vers l’orient qu’elle ne quittera plus désormais des yeux, cette terre de France à laquelle elle a hâte d’aborder.

Sur ce bateau où la complaisance du capitaine lui laisse la plus grande liberté, rien ne semble la distraire. Elle ne remarque ni la manœuvre de la voilure, ni le vol des oiseaux de mer, qui accompagnent l’embarcation, ni le moutonnement des flots dont la crête écumeuse se brise près d’elle et l’inonde d’une pluie de perles humides.

Oh ! qu’ils ne se ressemblent guère ces deux voyages effectués à si longs intervalles ! Du premier elle ne se souvient plus : c’était le noir Malheur qui la conduisait. Aujourd’hui, c’est la souriante Espérance qui la ramène vers sa famille chérie. Elle la revoit en pensée telle qu’elle l’a laissée, il y a dix ans, et telle qu’elle croit la retrouver ; et devant cette image elle sourit doucement.

Pour la centième fois peut-être, elle se refait le portrait de sa grand’mère qu’elle revoit avec ses cheveux noirs roulés en épais bandeaux, bouffant de chaque côté de son calme et bienveillant visage ; puis celui du bon grand-père, soulevant constamment de ses doigts, en un geste machinal et habituel, la masse de ses épais cheveux gris.

Comme ses souvenirs à présent sont lucides ! Ils semblent n’être restés si longtemps endormis que pour se réveiller aujourd’hui plus vifs et plus clairs que jamais. Elle n’e qu’à fermer les yeux pour retrouver le tableau familier de ses jeunes années, et à certains moments l’illusion est si forte que, sans le balancement du plancher mobile sur lequel elle marche, sans le bruit du vent dans les cordages, elle se croirait au milieu de ses parents et de ses vieux amis.

Elle se représente la surprise, l’émoi que va produire ce retour miraculeux.

La reconnaîtra-t-on par impossible ? elle a tellement grandi et changé. Voudront-ils croire que c’est leur Liette chérie qui revient ? Et, des yeux, la jeune fille cherche près d’elle le petit paquet d’effets qui doit prouver son identité, pour peu qu’on doute.

Mais elle se remet de cette crainte désolante. Oui, ses chers vieux croiront ; d’ailleurs, qui pourrait les aimer comme elle !

Les heures passent, les journées s’écoulent, l’aube du troisième jour luit.

« Patience, miss Liette, dit Le capitaine ; avec le vent qui nous pousse nous serons sûrement demain en vue de La Rochelle. »

Quelle joie dans le cœur de Liette, lorsqu’elle entend ces paroles !

Enfin, les côtes de France se dessinent à l’horizon, et le petit narire, ans modérer se vive allure, évite les Pertuis. Bientôt apparaît au loin la Tour de la Lanterne ; le chenal est vite franchi, et La Rochelle est alors devant Liette avec ses deux grosses tours de bastion, qui semblent défendre le bassin du port dans lequel entre, majestueux, le Jeune Jacques, toutes voiles déployées.

Liette ne sourit plus ; debout près du bastingage, elle a peine à comprimer les battements précipités de son cœur, elle regarde de tous côtés, éperdue de bonheur, et dans le jour qui tombe, elle reconnaît encore le rêve vécu jadis ici : le bon rêve plein de soleil, de sourires et de bateaux…

Cependant, les mille et une formalités qui vont se dresser au sujet du débarquement ne lui permettront pas de descendre immédiatement à terre.

L’administration de son cher pays, alors en pleine guerre avec l’Allemagne, soupçonneuse, défiante pour ce qui arrive du large, l’oblige à attendre la visite minutieuse que doit venir faire sur le bateau l’envoyé de l’autorité maritime. Et, sans la parole donnée par le capitaine Polasset du Jeune Jacques, qui assure répondre de l’intéressante étrangère, il n’est pas certain qu’elle eût pu même débarquer.

Ce léger retard, ces soupçons, ces tracasseries énervent la voyageuse.

Elle avait bien entendu parler par Harris de cette guerre horrible, qui saigne la France et décime ses enfants ; et bien qu’au contact de l’étranger elle n’eût pas perdu ce frisson, cette fleur de sensibilité nationale que garde toujours en son âme celui qui est de France, elle n’avait pas encore senti profondément la souffrance.


Elle regarde de tous côtés.
de sa patrie, songeant davantage à la sienne propre ; car depuis

longtemps tout effleurait ce jeune cœur en dehors du but unique qu’il poursuivait.

Quelle bienheureuse nuit elle passa seule et tranquille dans sa petite cabine ! Être enfin en France, sur un navire français, bien amarré au port et à deux pas du logis paternel ! Quel espace franchi en si peu de jours dans l’heureuse réalité !