La Tour de la lanterne/27

La bibliothèque libre.
Hachette et Cie (p. 203-209).


XII

LA FERMIÈRE DU MOUET



Le lendemain, réveillée à la première heure, selon son habitude, Liette se leva.

Cette nuit passée dans un bon lit l’avait refaite. De nouveau prête pour la lutte, et plus résolue que jamais à ne s’accorder aucun repos avant d’avoir retrouvé sa grand’mère chérie, elle descendit trouver l’hôtelière qu’elle entendait remuer déjà dans sa cuisine. Elle lui exposa son désir de partir le plus tôt possible pour Rochefort où dos affaires urgentes la réclamaient.

Liette ignorait ce qu’était un chemin de fer. Il n’existait pas encore à La Rochelle lors de sa disparition, et ce n’était point dans le petit village de l’île de Man, où elle avait vécu, qu’elle l’eût appris. Le prix de sa place, tout modeste qu’il fût, était encore trop élevé pour sa pauvre bourse.

En cette circonstance Mme Sauret, la généreuse hôlelière, lui vint encore en aide.

À ce nom de « Sauret » quelque chose avait vibré dans les souvenirs de ļa jeune fille. Vivement elle demanda à l’aubergiste si elle n’avait pas de fils.

« Ah ! mais certainement, répondit-elle orgueilleuse, j’ai un beau et bon garçon, en ce moment sergent-major dans les mobiles de la Loire. C’est un brave, mon Cyrille, il fera sûrement son devoir, si son régiment donne. »

Ainsi c’est bien cela, pensa Liette, je suis ici chez la mère de Cyrille que grand-père Baude a employé de longues années à la librairie.

Elle se sentit, dès lors, chez des ceurs dévoués dont elle pourrait sans crainte accepter les services, mais avec lesquels il était nécessaire d’observer le plus discret silence. Qu’arriverait-il, si grand-papa Delfossy apprenait qu’elle répand son incroyable aventure ? Il la ferait arrêter peut-être ? Cette pensée la glaça d’effroi. Non, elle ne dira rien à la mère Sauret, mais acceptera de tout cœur sa proposition, lorsqu’elle lui offrira une place dans le cabriolet d’une de ses parentes, en ce moment à La Rochelle, et qui doit repartir ce jour même pour sa métairie, située à deux ou trois kilomètres de Rochefort.

Grace à cet arrangement, et sans bourse délier, Liette put s’éviter la longue et fatigante marche à pied qu’elle eût été forcée de faire pour se rendre dans cette ville.

Après le déjeuner, la voiture de la métayère, maîtresse Châlin, s’arrêta devant l’auberge. Liette remercia de tout cœur la mère Sauret, qui ne voulut rien accepter pour les deux repas et la nuit qu’elle lui avait offerts dans sa maison, s’estimant heureuse, la bonne femme, d’avoir rendu service à une brave jeune fille, qui n’avait pas craint de s’exposer pour lui être utile. Elle lui fit promettre, si elle revenait « d’hasard » à La Rochelle, de ne pas descendre ailleurs que chez elle.

La parente de l’aubergiste était elle, aussi, une bonne paysanne d’un certain âge, ne connaissant que le travail et le gain, aimant à l’occasion à « aider le pauvre monde ».

Un peu bavarde, elle mit ausşitôt Liette au courant de ses affaires et de ses propres chagrins, et lui apprit que sur ses trois fils deux étaient en ce moment à combattre l’ennemi.

« Qui sait s’ils reviendront, dit-elle tristement ! Tout autour de nous les gars tombent comme les feuilles. Le fils unique du maire de Saint-Médard vient d’avoir la tête emportée par un boulet, et les deux enfants du fermier du Dr Bussin, dont la propriété touche la miennę, sont morts dans la charge de Reichshoffen. Ah ! quel temps de malheurs ! les peines ne sont-elles pas toujours pour les pauvres travailleurs ! Et croyez-vous que je sois bien lotie avec un malheureux hormme impotent, qui s’est brisé la cuisse, cet été, en tombant d’une charretée de foin ? »

Tout cela était débité assez froidement, presque philosophiquement, mais d’une voix glapissante dont elle forçait encore le ton pour se faire entendre, car la vieille route caillouteuse qu’on suivait faisait danser la voiture et crier l’essieu des roues.

Liette, qui pensait aussi que le malheur ne regarde pas à la porte, avant d’entrer chez les gens, était de l’avis de la métayère. Assurément la vie est féroce aux pauvres, quand, par surcroît, elle envoie la douleur s’asseoir à leur foyer. Comme en fait de tristesse amère elle s’y connaissait, du fond de son cœur elle plaignait ceux que la souffrance visite ; mais elle se demandait, cependant, si les êtres très tendres n’éprouvent pas une douleur plus pénétrante, quand ils sont frappés, que ceux dépourvus de cette délicate sensibilité que développent l’éducation, le milieu ou certaines dispositions particulières de l’âme. Et comme nous sommes tous portés à nous attendrir sur nos propres malheurs, elle conclut, la pauvre enfant, en s’essuyant les yeux, que ses souffrances devenaient terriblement lourdes à supporter.

La paysanne n’était pas aussi fruste qu’elle le paraissait ; elle s’aperçut des larmes de la jeune fille, et devinant un secret chagrin, pour ne pas l’importuner, cessa de l’entretenir.

C’était une bonne créature que maîtresse Chalin ; mais habituée à un incessant labeur manuel, et par conséquent n’ayant ni le temps, ni le tempérament de penser beaucoup à ses propres peines, elle n’était pas plus compatissante à celles des autres que ne le sont, en général, les paysans. Comme eux, sa compassion ne s’étendait qu’aux seuls travailleurs de la campagne que le sort trahit dans leur tache. Quant aux autres malheureux des villes, elle les mettait tous dans la même catégorie. C’étaient la plupart du temps, selon elle, ou des mangeurs d’argent ou des propres à rien, paresseux, qui ne méritaient guère la commisération des laborieux.

Cependant la jeunesse et la beauté triste de Liette l’avaient intéressée ; ses larmes furtives la touchèrent. Elle cessa de parler un moment, mais à la fin son silence lui pesant, elle se mit à interroger la jeune fille avec une si ronde simplicité que la pauvre enfant se laissa aller à lui conter ses peines.

Le cheval trottait toujours ; et à présent sur une route où les arbres se faisaient rares. Couverte de marais gâts et de marais salants, la campagne dénudée, ponctuée de distance en distance par des muids de sel en forme de cônes, laissait largement apercevoir, à droite de la route, la mer à l’horizon, comme une longue bande ouatée qui se confondait avec les nuages floconneux. Tout en parlant, Liette la regardait, mélancolique.

Ces confidences faites dans cette grise et triste nature et aux pas comptés du cheval, lorsqu’il gravissait les nombreuses petites côtes, ne soulageaient qu’à moitié son cœur. Elle murmurait son histoire d’une voix lente et fatiguée ; pensant, non sans raison, que ses peines, racontées aux autres, ne provoquaient qu’un très mince intérêt.

La femme qui l’écoutait, comme tous ceux qui vivaient en ce moment en France, avait une plaie dans l’âme qui la rendait distraite aux misères d’autrui. Inutile donc d’entrer dans les détails émouvants ; personne ne pourrait comprendre la craintive, l’obsédante et effrayante pensée qui la hantait depuis sa première tentative de reconnaissance, et dont elle n’aurait osé avouer le premier mot :

Oh ! être chassée de son pays comme une espionne et ne pouvoir plus jamais y revenir !

Puis, ne voyait-elle pas que son histoire, sa disparition, sa chute, ses dix années d’exil intéressaient, amusaient même plus la métayère qu’elles ne l’apitoyaient.

Alors, à quoi bon continuer ? pensa-t-elle, et peu à peu elle laissa tomber la conversation, ne répondant que vaguement aux questions distraites de maîtresse Châlin.

Il y avait bientôt deux heures qu’elles roulaient dans un paysage monotone, où l’on ne voyait que des champs de luzerne, quelques vignes, des prés ou des marais, rien de récréatif, rien de distrayant à l’œil, pour changer les idées noires qui se pressaient dans le cerveau fatigué de la malheureuse jeune fille.

Elle n’avait pris nul intérêt aux villages qu’on avait traversés, villages presque déserts, qui dégageaient une mauvaise odeur de purin, mêlée à un vague parfum de vendanges, provenant des pressoirs abandonnés ou des raisins râpés, mis en tas à la porte des celliers et sur lesquels voltigeaient des nuées de moucherons.

Quelques enfants, nu-pieds, la figure barbouillée, suivaient l’aïeule boiteuse, devenue ménagère, depuis que celle-ci remplaçait dans les champs le mari devenu soldat.

En arrivant au sommet d’une côte, montée péniblement par le cheval éreinté, maîtresse Chàlin montra à Liette un chemin transversal, qui aboutissait à un groupe d’arbres du milieu desquels émergeait, à cette distance, une longue construction.

« C’est mon château, dit-elle, en riant ; il s’appelle le « Moüet » nous l’avons en ferme depuis vingt-neuf ans. Tous mes enfants y sont nés, et « j’espérons » y mourir mon mari et moi, si nos bons vieux bourgeois vivent encore longtemps. C’est ici que je vas vous quitter, dit-elle, en arrêtant son cheval, à moins que vous ne vouliez finir la journée chez nous… Décidez-vous ? Cela vaudrait beaucoup mieux que de faire à pied la route encore longue, qui nous sépare de Rochefort, où si vous n’êtes pas exténuée, vous n’arriverez qu’à la nuit noire. Allons, si le cœur vous en dit, acceptez mon dîner. Demain, c’est le jour du grand marché. Elisa, ma servante, ira, dès le matin, porter des provisions en ville, vous pourrez profiter de la voiture et être arrivée à la première heure, sans fatigue. »

Liette pensa que maîtresse Chalin était la raison même. Elle accepta avec reconnaissance son obligeante proposition.

Un quart d’heure plus tard elles descendaient de voiture dans la grande cour du « Moüet ».

Tout va bien, not’maîtresse, dit à la métayère un jeune garçon d’une quinzaine d’années, en arrêtant le cheval. Maître Chalin a passé une bonne nuit. La jument grise est revenue de chez Pacaud ; c’est lui-même qui l’a ramenée, en apportant des nouvelles d’Hippolyte. Paraît qu’il a été blessé à la cuisse à la dernière bataille du côté d’Orléans. C’est lui qui l’a écrit, car il est à l’hôpital de cette ville.

— C’est tout ce qu’il y a de nouveau ? demanda la métayère.

— C’est-y pas assez, o tout ! répondit le gamin. Pauvre Buchette ! ajouta-t-il, en caressant la bête attelée, t’es tout en nage ! t’es quasiment fourbue !

— Oui, va la bouchonner, Zidor, et donne-lui double ration. Le foin est rare à La Rochelle ; à trois lieues à la ronde on n’en trouve pas un brin, car tout est réquisitionné pour les troupes.

— Ah ! mon pauvre Polyte, mon pauvre Polyte ! reprit maîtresse Chàlin en soupirant, encore un malheur par là. C’est le fils de mon frère, dit-elle, en se tournant vers Liette. Un beau garçon de vingt-trois ans, mon filleul. Je vous dis, c’est affreux le sort de notre jeunesse ! et la terre qui aurait si tant besoin d’être retournée ! Y aura plus de bras pour cet ouvrage, quand tout sera finit »

Maîtresse Châlin entra dans la maison. Par discrétion Liette ne la suivit pas ; elle resta dans la cour où quelques minutes plus tard la fermière vint la rejoindre.

« Avant la nuit, dit-elle, je vais vous faire visiter ma ferme. Elle ajouta avec un petit sentiment d’orgueil : nous allons voir les granges, les étables, les celliers. »

En parcourant cette métairie, dirigée par cette femme travailleuse, on sentait que bêtes et gens obéissaient à une volonté sage et entendue. Bien que fort triste, Liette parut s’intéresser aux bêtes et aux choses.

De l’ordre partout, jusque dans les étables où ruminaient attachés à leur longe trois vaches aux mamelles rebondies et six beaux bœufs roux sur leur litière fraîche ; ils beuglèrent sourdement, lorsque maîtresse Chàlin, qu’ils reconnurent sans doute, passa derrière eux avec Liette.

Oh ! comme elle se reprenait à aimer cette terre de France, à laquelle son cœur était resté si solidement rivé, et qu’elle foulait enfin aujourd’hui de ses pieds las et meurtris comme son âme !

Et quand elle s’assit à table dans la grande salle carrelée, où maîtres et domestiques partageaient le même repas, présidé par la fermière, elle sourit au fumet engageant de la bonne soupe aux choux, au lard et aux fèves dont elle se rappelait le goût appétissant ; et rentrant peu à peu dans la gaine de ses souvenirs d’enfant, elle pensa aux Gerbies et aux êtres chéris qu’elle y avait connus.

Ainsi, sans autres incidents, se termina tranquillement cette seconde nuit du retour, chez des étrangers, loin de ceux près desquels elle eût tant aimé s’endormir.