La Tour de la lanterne/28

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Hachette et Cie (p. 210-217).


XIII

UNE VIEILLE CONNAISSANCE



Huit heures venaient de sonner à l’église Saint-Charles de Rochefort, lorsque Liette et Élisa, la servante de maîtresse Châlin, descendirent de la carriole qui venait de les amener au marché de cette ville.

De chaque côté de la longue rue de l’Arsenal où se tient le marché, les cabanières, les métayères, avec leurs mannequins remplis de fruits où de légumes, leurs paniers pleins du beurre renommé qui sent la noisette, d’œufs frais ou de petits pots contenant les fraises des bois, rouges et parfumées encore malgré la saison avancée, se hâtent de terminer leur éventaire : quelques larges planches posées sur des tréteaux.

Les paysans, qui avaient apporté ces provisions en quantités si considérables, détalaient dans les rues avoisinantes vers les auberges, nombreuses surtout aux portes de la ville, pour laisser reposer jusqu’au soir la monture qui les ramènera vers leurs cabanes ou leurs métairies.

Tandis que les voitures disparaissaient au loin, les larges trottoirs se remplissaient des rares officiers restés au port, des jeunes étudiants de l’école de médecine ou des flaneurs, que venaient chaque matin, comme à un rendez-vous, s’entretenir des graves nouvelles de la guerre, et voir les jeunes et jolies bourgeoises, qui, sous prétexte des provisions à faire, ne manquaient

Elles descendirent de la carriole.
pas, le jour du marché, de paraître, quoique très matinales, déjà

fort élégantes.

Elisa, avec un joyeux sourire, avait dit adieu à Liette en lui souhaitant bonne chance, et Liette s’était engagée dans la rue où un honnête commerçant lui avait indiqué la demeure de M. Verlet. La pauvre enfant éprouvait une telle émotion, en approchant de la maison de son père, que, par instant, elle rasait les murs pour s’y appuyer.

Elle s’était demandé, anxieuse, si les maîtres de la maison étaient absents, ou s’ils n’étaient pas encore levés, car, du haut en bas les volets des fenêtres étaient clos.

Elle sonna d’abord timidement, puis avec force, et prit ensuite le maillet de la porte qu’elle frappa a tour de bras, mais en vain ; personne ne parut.

Le bruit retentissant du marteau attira une voisine curieuse, qui, sortant de sa petite boutique de mercerie, lui apprit que toute la famille Verlet était en ce moment absente et ne reviendrait vraisemblablemnt pas avant une quinzaine de jours.

Liette, a la vue d’un cataclysme, n’eut pas ouvert plus grands ses yeux épouvantés qu’en entendant cette annonce tomber des lèvres de la mercière.

« Si vous avez une commission à faire, reprit cette femme, je me charge de la transmettre, car j’ai un paquet à expédier à Mme Baude à Amélie-les-Bains, ou elle se trouve actuellement.

— Voudriez-vous, madame, me donner son adresse ? demanda timidement Liette.

— Je n’y vois pas d’invonvénient. »

Écrivant l’adresse sur un papier, elle le donna à la jeune fille qui le glissa dans son corsage, la remercia de son obligeance, puis tristement revint sur ses pas.

Encore un insuccès ! Jusques à quand la triste déveine la poursuivra-t-elle ? Et Liette, les yeux pleins de larmes et la poitrine soulevée de sanglots, revint vers le marché, cherchant des yeux Élisa qu’elle a laissée a son banc de vendeuse, car dans ce pays qu’elle a tant désiré revoir, mais où elle ne connait plus une âme, elle s’y trouve si seule, si abandonnée, qu’elle cherche, après cette dernière et profonde déconvenue, la rencontre d’un œil ami ou d’une figure de connaissance.

Mais Élisa a disparu. Elle a sans doute vendu déjà une partie de son beurre, et elle est partie porter le reste à ses clientes attitrées.

Liette, en regardant de tous côtés, aperçoit tout à coup non loin d’elle, une marchande coiffée d’un bonnet majestueux, comme en portait jadis Botte. À sa coiffure elle pense que cette femme est peut-être de la Voirette et qu’elle lui indiquera la route qui y conduit, car elle songe maintenant à s’y réfugier, ne sachant que devenir, isolée et sans ressources.

Elle ne s’est pas trompée. La paysanne est bien de la Voirette, du joli village caché dans la verdure des bois, où elle revoit en pensée la chère tante Minette, tonton Rigobert et grand-papa Baude.

Tous ces essais infructueux l’ont rendue craintive. Aussi, est-ce avec hésitation qu’elle demande à la campagnarde si le vieux M. Baude existe toujours et comment vont ses enfants.

Enfin ! Elle peut se réjouir ! Grand-papa est encore vivant et ses enfants vont tous bien.

« Mais au surplus, reprend la paysanne, en désignant un homme qui cause avec une marchande : voici là-bas le domestique des Gerbies, le vieux Rouillard ; il vous renseignera, si vous voulez en savoir plus long. »

Liette regarde l’homme en casquette de loutre qu’on lui indique, et dans ce vieillard aux cheveux blancs, dont le dos voûté fait remonter jusqu’aux oreilles la blouse de droguet, elle ne reconnaît pas le Rouillard, qui, jadis, racontait de si drôles d’histoires.

Elle n’eut pas le temps de réfléchir à ce lointain passé, car l’homme partit précipitamment ; et il marchait si vite, malgré sa vieillesse apparente, que Liette dut courir sur ses pas pour ne pas le perdre de vue dans la foule.

« Rouillard ! Rouillard ! »

Rouiliard se retourna. Qui est-ce donc qui l’a appelé ?

« Rouillard ! bon Rouillard, reprit Liette essoufflée, regardez-moi bien », ajouta-l-elle en s’arrètant devant lui.

Rouillard, un peu ahuri d’être ainsi interpellé par une inconnue, s’arrêta également.

• Regardez-moi, regardez-moi bien, insistait Liette, peut-être finirez-vous par me remettre. »

De nouveau, Rouillard la regarda avec attention, tout en faisant une moue significative ; il ne comprenait rien à ce qu’on lui demandait. « Vous ne me reconnaissez pas, dit Liette, je le vois, et cela n’a rien d’étonnant. Il y a si longtemps que nous nous sommes vus ! Mais je vais vous aider à rafraîchir votre mémoire, en vous disant qui je suis. »

Elle reprit un peu bas avec mystère :

« Je suis la petite Liette Verlet que vous avez conduite autrefois avec sa grand’mère, Mme Baude, à la Voirette où je suis restée quelques mois pendant mon enfance. Vous le rappelez-vous maintenant, bon Rouillard ?

— Ah ! si je me le rappelle ! dit le brave bomme, certainement. Cependant, vous ne ressemblez guère à la petite demoiselle de ce temps-là. Il est vrai que vous avez eu le temps de changer. Pourtant, reprit-il avec saisissement et en se signant, m’est avis que vous revenez de loin, bonne demoiselle ; comment avez-vous débarqué ici ? Tout le monde, à la Voirette et ailleurs, vous croit nigée au fond de l’eau du bassin de La Rochelle. Comment vous trouvez-vous en chair et en os, là, devant moué, à tieu marché de Rochefort, aujourd’hui précisément le 2 novembre, le jour de la fête des morts ? Ça serait-il pas d’hasard une mauvaise plaisanterie du diable ? J’aurais quasiment peur, si j’étions le souer tous les deux seuls dans les ténèbres », ajouta-t-il, en regardant autour de lui pour se donner de l’aplomb.

Cette naïveté de Rouillard fit sourire Liette.

« N’ayez pas peur, Rouillard, lui dit-elle, si mon retour dans ma famille tient, en effet, du prodige, le diable n’y est pour rien. Je ne suis pas un fantôme, reprit-elle, en appuyant sa main sur le bras du vieux domestique. Je ne suis, hélas ! qu’une vivante, mais bien malheureuse créature. Je cherche mes parents, et eux semblent me fuir, après avoir sans doute ardemment désiré mon retour… » Ces paroles de Liette frappèrent profondément le bonhomme.

Rouillard se retourna.

La jeune fille lui conta sa triste odyssée ; elle lui rappela également certains souvenirs des Gerbies pour lui prouver la véracité de son récit.

Rouillard l’écoutait en hochant la tête. Il se sentait, en effet, tout remué, mais il ne saisissait pas très bien l’imbroglio de ce retour, et, malgré son ignorance fruste, il trouvait que Liette parlait bien mal le français. Cela le chiffonnait, lui mettait un doute singulier dans l’esprit.

Pour mieux l’entendre et la comprendre, il avait laissé la bruyante et tumultueuse rue de l’Arsenal ; ils étaient allés tous les deux’continuer leur conversation sur la place Colbert, à peu près déserte à cette heure ; et Rouillard, pour ne pas perdre un mot des confidences de Liette, pour tout saisir et retenir, s’arrêtait par instant, tout en regardant à terre, sans l’interrompre.

Lorsque la jeune fille lui eut confié son insuccès chez son grand-papa Delfossy, Rouillard eut à son tour un soubresaut ressemblant à un doute. Il la regarda de côté, et lui dit avec une grimace significative :

« M’est avis tout de même que vous auriez mieux fait d’écrire que de reparaître comme ça, sans prévenir la famille.

— C’est peut-être vrai, dit Liette ; mais il me tardait tant de les revoir. Je m’imaginais jouir de leur surprise en arrivant inopinément !…

Voyez-vous, reprit le paysan, on est si souvent refait dans la vie qu’on n’est jamais trop méfiant.

— Alors, demanda Liette, pensez-vous que grand-papa Baude refuse également de me recevoir, si je me présente avec vous aux Gerbies ?

— Ma « foué », je n’en’sais rien, répondit le bonhomme, en se grattant la tête. Non, je ne dis pas tout à fait cela ; mais je crains que monsieur me blâme de vous amener tout de suite chez lui, sans l’avoir prévenu. Si M. Rigobert ou Mme Minhet étaient aux Gerbies, ça irait mieux, mais justement ils en sont absents. C’est M. Baude-Isart qui commande à c’t’heure, et ce n’est pas précisément un homme accommodant.

— Cela est juste, dit Liette. Mais si vous ne m’emmenez pas avec vous ce soir, Rouillard, je me demande ce que je vais devenir ici, en attendant le retour de ma pauvre grand’mère. Où aller, maintenant ? »

Avec son bon sens primitif, Rouillard comprit que Liette ne mentait pas, et le chagrin manifeste de la pauvre fille l’émut au point de lui faire perdre sa méfiance habituelle.

« Eh bien ! non, dit-il résolument. Je ne vous laisserai pas derrière moué, comme une abandonnée. Nous partirons ensemble pour la Voirette et vous vous arrangerez avec ces messieurs. Une foué là-bas, ça n’est plus mon affaire. Pauvre Mme Baude ! elle est déjà bien assez malade, que serait-ce si elle savait sa petite-fille aussi malheureuse ? »

Il ajouta :

« J’ai quelques courses à faire encore pour la maison, mais je ne partirai pas tard, car vous savez : « Soleil d’hiver est tôt couché ». Trouvez-vous à l’auberge du Coq hardi, au bas de la rue Martrou, vers les trois heures. C’est toujours là que je remise la voiture. Allons, boune demoiselle, dit-il, en lui voyant les yeux pleins de larmes, vos chagrins vont tarir. J’allons rire à présent. J’avons si bien tous tant pleuré « vout’mort ».

« Ah ! bien vrai, dit-il encore, en tapant ses deux mains l’une sur l’autre, en un geste de satisfaction. Ah ! bien vrai ! en voilà une « histouere » ! Elle peut compter pour marquer justement le 4999e voyage que j’allons faire ensemble. Ce retour aux Gerbies sera fichtre pas confondu avec les autres !… Allez vous promener encore un « p’tit » et à tantôt, vers trois heures.

— Soyez sans crainte, répondit Liette, à trois heures je serai au rendez-vous, père Rouillard. »