La Trace du serpent/Livre 5/Chapitre 06

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 185-194).

CHAPITRE VI.

LE SIGNOR MOSQUETTI RACONTE UNE AVENTURE.

Dans la soirée qui suivit cette même après-midi dans laquelle Richard Marwood fit son premier et unique essai dans le commerce du lait, le comte et la comtesse de Marolles sont invités à une réunion musicale ; je vous demande pardon, aimable lecteur, j’aurais dû dire, comme vous savez, à une soirée musicale, dans l’hôtel d’une dame de haut rang, dans Belgrave Square. Londres est presque désert, et cette réunion est une des dernières de la saison ; mais il est heureux et frappant de voir, même quand Londres est désert, selon le dire des gens auxquels on accorde quelque autorité, combien de nombreux équipages splendides s’arrêtent sous la tente dressée au-dessus du perron de la porte de milady, quand elle annonce être chez elle, combien de femmes charmantes, en toilettes éblouissantes, y descendent, embaumant l’atmosphère du soir de Belgrave des senteurs qui émanent de leurs tresses onduleuses et de leurs mouchoirs flottants garnis de point d’Alençon, et viennent se mêler au parfum des violettes d’automne qui se flétrissent dans des caisses de Dresde sur le balcon du salon, prêtant l’éclat de leurs diamants à la lumière du gaz devant la porte, et le feu de leurs yeux pour rehausser celui des diamants susdits, balayant la poussière d’automne et la rosée du soir de leurs riches vêtements de soie, merveilles de Lyon et de Spitalfields, et honorant le sol sur lequel elles marchent.

Ce soir-là, une rangée de croisées, au moins, de Belgrave Square est brillamment éclairée. Le mercredi musical de lady Londersdon, le dernier de la saison, a été inauguré avec éclat, par une scène chantée par la signora Scorici, du Théâtre de Sa Majesté et des concerts de la noblesse, et M. Argyle Fitz Bertram, le célèbre baryton anglais, le plus bel homme d’Angleterre, vient d’ébranler le square avec le duo bouffe de la Cenerentola, dans l’exécution duquel, lui Argyle, a si complètement enfoncé le gracieux ténor, le signor Maretti, que ce gentleman a sérieusement pensé à appeler en duel le baryton pour le lendemain matin ; idée qu’il eût mise à exécution si Argyle Fitz Bertram n’eût pas été un terrible casseur, et l’élève favori de M. Angelo par-dessus le marché.

Le grand Argyle lui-même, relevé à ses yeux par l’impasse désespérée où il s’est placé en faisant une cour toute platonique à une grasse duchesse de cinquante ans, passe comparativement inaperçu. L’événement de la soirée est le nouveau ténor, le signor Mosquetti, qui a bien voulu assister au mercredi de lady Londersdon. Argyle, qui a la meilleure et la plus généreuse nature du monde, et dont la voix ample et sonore part d’un cœur aussi sain que ses poumons, se jette dans un fauteuil (qui craque un peu sous son poids, soit dit en passant) et permet à la duchesse de minauder avec lui, tandis que la rumeur circule dans l’appartement : Mosquetti va chanter. Argyle regarde négligemment, ses yeux noirs à demi fermés, avec cette expression qui semble dire : « Chante de ton mieux, mon garçon, mon gosier a des notes basses qui écraseront ta demi-octave de fausset, avant que tu puisses savoir où tu en es avec la Jolie Jeanne. Chante, mon garçon, je chanterai Scots wha hae, tout à l’heure ; j’ai en bas des amis de l’Essex qui veulent t’entendre et le vent souffle du bon côté pour porter ta voix. Ils ne pourront t’entendre à cinq portées d’ici. Chante de ton mieux. »

Au moment où le signor Mosquetti va prendre sa place au piano, un laquais annonce le comte et la comtesse de Marolles.

Valérie, belle comme toujours, avec sa pâleur et son air froid habituels, est reçue avec un grand empressement par la maîtresse de maison ; elle est l’héritière d’une des plus anciennes et des plus aristocratiques familles de France, et, en outre, la femme d’un des hommes les plus riches de Londres, ce qui lui assure un excellent accueil dans Belgrave.

« Mosquetti va chanter, dit tout bas la maîtresse de la maison. Il vous charmera dans Lucia, certainement. Vous avez perdu le duo de Fitz Bertram, il a été charmant ; tous les cristaux de la salle à manger ont été brisés, et le gaz des candélabres éteint ; il a été charmant, je vous assure. Il chantera après Mosquetti, la duchesse de G… en est éprise, comme vous savez. Je crois qu’elle lui envoie des bagues en diamants tous les matins, et le duc, dit-on, a refusé de répondre du compte qu’elle a fait chez Storr. »

La conquêté de M. Fitz Bertram n’a pas un très-grand intérêt pour Valérie ; elle incline sa tête hautaine, en élevant légèrement l’arcade sourcilière de ses yeux tout juste pour indiquer la surprise d’une personne bien élevée ; mais elle s’intéresse au signor Mosquetti, et profite du siège que son hôtesse lui présente près du grand piano d’Érard. Le morceau est terminé presque aussitôt qu’elle est assise, mais Mosquetti reste près du piano, occupé à causer avec un gentleman âgé, qui est évidemment un connaisseur.

« Je n’ai jamais entendu qu’un seul homme, signor Mosquetti, dit ce gentleman, dont la voix ressemblât à la vôtre. »

Il n’y a rien de bien particulier dans ces mots, mais l’attention de Valérie est apparemment éveillée par eux, car elle fixe profondément ses yeux sur le signor Mosquetti, comme si elle attendait sa réponse.

« Et cet homme, milord ? dit interrogativement Mosquetti.

— Ce pauvre garçon est mort. »

Valérie, en ce moment, pâle d’une pâleur plus grande que de coutume, écoute comme si toute son âme était suspendue aux paroles qu’elle entend.

« Il est mort, continua le gentleman ; il est mort jeune, à l’apogée de sa réputation, son nom était… Laissez-moi me souvenir. Je l’ai entendu à Paris la dernière fois. Son nom était…

— De Lancy, peut-être, milord ? dit Mosquetti.

— C’était de Lancy, oui. Il avait dans la voix des notes d’un timbre particulier et très-belles en même temps, et vous me paraissez avoir les mêmes. »

Mosquetti s’inclina beaucoup à ce compliment.

« C’est singulier, milord, dit-il, mais je doute que ces notes me soient tout à fait naturelles. Je suis un peu doué du talent d’imitation et à une époque de ma vie j’avais l’habitude d’imiter ce pauvre de Lancy, dont j’admirais beaucoup la manière de chanter. »

Valérie étreint si énergiquement son éventail fragile dans sa main nerveuse que le groupe de courtisans et de belles dames, du temps de Louis XIV, exécutant une danse quelconque sur un nuage bleu, sont broyés et mis en pièces, tandis qu’elle écoute cette conversation.

« J’étais, lorsque je connus de Lancy, simple choriste au Théâtre Italien de Paris. »

Les personnes qui écoutent se rapprochent et forment un cercle autour de Mosquetti, qui est le lion de la soirée ; Argyle Fitz Bertram dresse lui-même les oreilles et abandonne la duchesse pour entendre cette conversation.

« Un infime choriste, murmura-t-il à lui-même. Assiste-moi, Jupiter, je savais bien qu’il n’était rien du tout. »

« Cette passion d’imiter, dit Mosquetti, était si grande que j’acquis une espèce de célébrité dans l’intérieur du théâtre et même hors de ses murs. Je pouvais imiter de Lancy peut-être mieux que tout autre, car on disait que je lui ressemblais par la taille, la figure et l’ensemble général.

— En effet, dit le gentleman, vous ressemblez beaucoup à ce pauvre garçon.

— Cette ressemblance, un jour, donna lieu à une véritable aventure, mais je craindrais de vous fatiguer en vous la racontant. »

Il promena ses yeux autour de lui. Il s’éleva un murmure général.

« Nous fatiguer ! non ; vous nous enchantez, vous nous ravissez, vous nous charmez au delà de toute expression ! »

Fitz Bertram déploie le plus d’énergie au milieu de tout ce monde ému et dit :

« Non, non ! »

Murmurant ensuite en lui-même :

« Assiste-moi, Jupiter, quel être désagréable !

— Mais l’aventure, racontez-la nous, je vous en prie ! disent les voix impatientes.

— Eh bien, ladies et gentlemen, j’étais un pauvre diable sans souci, fort paresseux, complètement satisfait de chausser une paire de bottes rouges à demi éculées et d’endosser une tunique verte en velours de coton, courte de manches, serrée au-dessous des côtes, et de marcher et de chanter au milieu d’un chœur avec cinquante autres individus aussi paresseux que moi, porteurs d’autres bottes rouges et d’autres tuniques de velours de coton, ce qui constitue, comme vous le savez, le costume de cour d’un choriste, depuis l’époque de Charlemagne jusqu’à celle de Louis XV. J’étais donc complètement heureux d’errer sur la scène, inconnu, sans être remarqué, mal payé, plus mal habillé, pourvu que, lorsque le chœur était fini, j’eusse ma cigarette, mes dominos et mon verre de vin. J’étais, un matin, en train de jouer cette éternelle partie de dominos (et jamais, je crois, dit Mosquetti entre parenthèse, malheureux n’avait eu si souvent le double-six dans les mains), quand on me dit qu’un monsieur demandait à me voir. Ceci me parut une trop bonne plaisanterie, un monsieur me demander. Ce ne pouvait être un huissier, car je ne devais pas un liard ; les marchands de Paris n’étant pas assez fous pour me faire crédit. C’était un monsieur, un personnage à la tournure vraiment aristocratique, beau, mais sa figure ne me convenait pas, affable, et cependant je n’aimais pas ses manières. »

Ah ! Valérie, c’est le vrai moment d’écouter.

« Il avait besoin de moi, disait-il, continua Mosquetti, pour terminer une petite affaire. Une folle jeune fille, qui avait vu de Lancy sur la scène et qui, le prenant pour le héros idéal d’un roman, n’était rien moins que décidée à jeter son cœur et sa fortune aux pieds de celui-ci, il fallait la désenchanter par n’importe quel stratagème qu’on pourrait imaginer. Les parents de la jeune fille lui avaient confié la direction de l’affaire, à lui, son proche parent. Consentirais-je à l’aider, voudrais-je représenter de Lancy, et jouer une petite scène dans le bois de Boulogne pour ouvrir les yeux de cette jeune fille, pensionnaire étourdie ?… y consentirais-je, vu l’importance de la chose ? Il ne s’agissait que de jouer une petite scène de comédie en dehors du théâtre, et c’était pour un bon motif. J’y consentis, et le soir même, à dix heures et demie, dans les ténèbres d’une nuit d’hiver et des arbres dépouillés de leurs feuilles, je…

— Arrêtez, arrêtez, signor Mosquetti, s’écrient les auditeurs. Madame… madame de Marolles… de l’eau, des sels, votre flacon, lady Émily, elle s’est évanouie ! »

Non, elle ne s’est pas évanouie ; c’est quelque chose de pire qu’un évanouissement, cette agonie convulsive, dans laquelle se tord la fière créature, tandis que ses lèvres, d’une blancheur livide, articulent des paroles étranges et terribles.

« Empoisonné !… empoisonné !… et innocent !… et moi, vile dupe, méprisable insensée, j’étais une poupée entre les mains de ce démon. »

À ce moment même, M. de Marolles, qu’on a été appeler de la pièce voisine, où il était occupé à discuter une mesure financière avec des membres de la Chambre basse entre précipitamment.

« Valérie, Valérie, qu’arrive-t-il ?… » dit-il en approchant de sa femme.

Elle se lève… elle se lève avec un effort terrible, et le regarde en plein visage.

« Je croyais, monsieur, connaître le hideux abîme de votre âme noire jusque dans ses plus basses profondeurs ; je m’étais trompée ; ce n’est que de ce soir que je vous connais bien. »

Imaginez un langage énergique comme celui-là dans un salon de Belgrave, et vous pourrez alors imaginer l’étonnement des assistants.

« Bonté du ciel, s’écrie le signor Mosquetti, effaré.

— Quoi donc ? s’écrie vivement l’assemblée.

— Voilà bien l’homme dont je parlais.

— Qui ?… Le comte de Marolles ?

— L’individu penché sur la dame qui s’est trouvée mal. »

L’assemblée pétrifiée éprouve une nouvelle sensation de surprise, ou plutôt quelque chose qui lui ressemble.

Argyle Fitz Bertram, tord sa moustache noire d’un air pensif, et dit tout bas :

« Assiste-moi, Jupiter, je savais qu’il y aurait du tapage ; je ne pourrai pas chanter Scots what hae, et j’arriverai juste à temps pour ce souper du Café de l’Europe. »