La Trace du serpent/Livre 5/Chapitre 07

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 195-206).

CHAPITRE VII.

LE SECRET D’OR EST DIVULGUÉ, ET LE VASE QUI LE RENFERMAIT EST BRISÉ.

Le nouveau groom, ou comme on l’appelait dans la cuisine, le groom provisoire, prend place dans la matinée qui suivit le mercredi de Lady Londersdon, derrière le cab du comte de Marolles, comme ce gentleman roule vers la Cité.

La figure pâle et calme de Raymond ne laisse rien percer, quoique la révélation du signor Mosquetti ait rendu sa position tout à fait critique. Jusqu’à ce jour, il avait gouverné Valérie d’une main puissante, et quoique n’ayant jamais subjugué l’esprit indomptable de la fière Espagnole, il avait au moins forcé cet esprit à exécuter ses volontés. Mais maintenant qu’elle connaît la fourberie dont elle a été le jouet, maintenant qu’elle sait que l’homme qu’elle adorait si ardemment ne la trahissait pas, mais qu’il a été victime de la trahison d’un autre ; que le sang dans lequel elle a souillé son âme, était le sang d’un innocent ; qu’arrivera-t-il si dans son remords et dans son désespoir elle ose tout, et révèle tout, qu’arrivera-t-il, alors ?

« Quoi donc, dit Raymond de Marolles, cinglant son cheval sur les oreilles avec un fouet élégant, qui mord bien, malgré son apparence frêle. Quoi donc, il ne sera jamais dit que Raymond de Marolles s’est trouvé en présence d’un dilemme sans trouver le moyen de le résoudre. Nous ne sommes pas encore vaincus et nous avons vu beaucoup de choses dans une vie de trente ans et pas le moindre danger. Jouez votre meilleure carte, Valérie, j’ai un atout à jouer dans la main quand viendra le moment ; jusqu’alors, pas un mot. Je vous dis, ma bonne femme, que j’ai des serres chez moi, et que je n’ai pas besoin de vos plantes rares de Covent Garden à deux pence la botte. »

Ces derniers mots sont adressés à une femme qui le prie ardemment de lui acheter un misérable bouquet de violettes, qu’elle tient levé pour tenter l’homme à la mode, en courant à côté des roues du cabriolet, qui marche très-lentement en traversant le Strand.

« Violettes fraîches, monsieur. Faites-moi ce plaisir, monsieur ; deux pence seulement, rien que deux pence, monsieur, par charité. J’ai une pauvre vieille femme à la maison, qui n’est pas ma parente, monsieur, mais que je soigne ; elle est mourante, monsieur, elle meurt de faim et de vieillesse.

— Bah ! je vous répète, ma bonne femme, que je ne suis pas Lawrence Sterne en voyage sentimental, mais un homme d’affaires pratique. Je ne donne pas des biscuits aux poneys, et ne m’occupe pas d’empêcher de mourir de faim des vieilles femmes imaginaires ; vous ferez mieux de vous garer des roues, car si vous souffrez des cors, elles pourront probablement les endommager, dit le philanthropique banquier, de son ton le plus poli.

— Arrêtez, arrêtez ! s’écrie soudain la femme, avec une énergie qui fait presque tressaillir même l’insouciant Raymond. C’est vous, oui… Jim… non, non pas Jim ; il est mort, il n’est plus. Je le sais ; mais vous, vous le beau gentleman, l’autre frère, arrêtez, arrêtez, vous dis-je, si vous voulez connaître un secret, qui est en la possession de celle qui peut mourir pendant que je suis ici à vous parler : arrêtez, si vous voulez savoir ce que vous êtes et qui vous êtes ! arrêtez ! »

Victor est ébranlé à ces dernières paroles.

« Ma bonne femme, ne vous démenez pas tant, tous les yeux du Strand sont fixés sur nous, nous ferons bientôt un rassemblement. Calmez-vous, attendez-moi dans Essex Street, je vais descendre au coin de la rue, et nous ne serons pas observés ; quelque chose que vous ayez à me dire, vous pourrez me le dire là. Un joli temps que celui-ci, pour les découvertes, murmure-t-il, qui je suis et ce que je suis ! c’est, probablement, le secret dont cette vieille radoteuse de folle de Peters l’aveugle faisait un si grand tapage. Qui je suis, et ce que je suis ! oh, j’ose croire que je vais me trouver être un grand personnage, à l’exemple du héros d’un roman de femme. C’est une pitié que je n’aie pas la marque d’une couronne derrière l’oreille, ou une main ensanglantée sur mon poignet. Qui je suis et ce que je suis ! Le fils d’un garçon tailleur, peut-être, ou d’un apprenti chimiste, que ses hautes relations ont empêché d’avouer ma mère. »

Il arrive pendant ce temps à l’angle d’Essex Street, et saute hors du cabriolet, jetant les rênes au groom provisoire, dont la figure éveillée, nous avons à peine besoin d’en informer le lecteur, révèle les traits du petit Slosh.

La femme l’attend, et après quelques instants d’une conversation animée, Raymond sort de la rue et ordonne à l’enfant de reconduire immédiatement le cabriolet au logis ; il n’ira pas dans la Cité, mais il va se rendre autre part pour une affaire particulière.

Si le groom provisoire est capable de la responsabilité qu’il assume, et s’il ramène le cabriolet au logis, je ne pourrais le dire ; mais je sais seulement qu’un très-petit garçon, ayant une casaque en lambeaux beaucoup trop grande pour lui, et un chapeau défoncé, rabattu sur les yeux au point de cacher entièrement son visage à l’observateur qui passe, se glisse furtivement, tantôt à quelques pas derrière, tantôt à cent mètres de l’autre côté de la rue, disparaissant parfois dans l’ombre d’un couloir, apparaissant de nouveau plus tard au coin de la rue, mais ne perdant jamais de vue le comte de Marolles et la marchande de violettes, pendant que ceux-ci dirigent leurs pas du côté de Seven Dials.

Dieu nous garde de les suivre à travers tous les tours et détours de cet odorant quartier, dans lequel abondent, émanations nauséabondes, aspects dégoûtants et langage grossier ; May Fair et Belgrave s’en éloignent en frémissant, comme d’un malade qu’elles préfèrent laisser seul, et d’une maladie qui pourrait être guérie si l’on voulait, non par elles, nées pour des destinées plus hautes que de réparer des mécanismes dérangés, ou d’accomplir une révolution pour détrôner la monarchie légitime de la Famine et de la Fièvre, sans parler de l’impudeur, de la saleté, de l’ivrognerie, du vol et du meurtre. Quand John Jones, fatigué du monotone passe-temps de frapper le crâne de sa femme avec un tisonnier, viendra à Lambeth assassiner l’archevêque de Cantorbéry par amour de l’argenterie, ce sera le moment, aux yeux de Belgrave, de réformer John Jones ; jusque-là, nous trouvons dix mille fois préférable de nous occuper du Théâtre de Sa Majesté et du Tattersall, et John Jones (qui, indigne républicain, dit qu’il doit avoir aussi ses amusements) a pour passer le temps sa femme à assassiner et le choléra.

Le comte et la marchande de violettes s’arrêtent enfin ; ils ont traversé les rues pestilentielles, Raymond retenant son aristocratique respiration, fermant son odorat et ses oreilles patriciennes aux senteurs et aux bruits qui l’entourent. Ils arrivent enfin dans un passage sombre, devant une grande maison étayée d’un côté, aux tuyaux de cheminée mal assurés, qui semblaient ne se tenir debout que par manque d’unanimité entre eux pour la manière dont ils devaient tomber.

Raymond, quand la femme l’invite à entrer, regarde le sombre escalier d’un air méfiant, comme se demandant si son dernier jour serait arrivé ; mais à la prière de celle qui l’accompagne, il monte.

L’enfant, en large casaque et au chapeau rabattu, est à jouer aux billes avec un autre petit garçon, sur le carré du second étage, et a l’air d’avoir vécu là toute sa vie ; et cependant je suis intrigué de savoir qui a ramené le cab aux écuries derrière Park Lane ; j’ai peur que ce ne soit pas le groom provisoire.

Le comte de Marolles et son guide passent devant le jeune joueur, qui vient de perdre son second demi-penny, et montent jusqu’au sommet même de la maison en ruine, dans les greniers qui laissent pénétrer par moments une bise glacée quand le vent souffle violemment.

C’est dans un de ces greniers que la femme conduit Raymond ; sur un lit, ou une façon de lit, quelque chose fait de pièces et de morceaux, de paille et de guenilles, qui porte le nom de lit dans cette extrémité de la ville, est couchée la vieille femme que nous avons déjà vue dans Peters l’aveugle.

Huit années, plus ou moins, n’ont pas eu certainement pour résultat de rehausser les charmes de cette femme et il y a aujourd’hui sur son visage une expression plus terrible que celle d’une vieillesse misérable ou d’une ivrognerie de femme : c’est la mort qui répand sur son teint les nuances livides que de tous les cosmétiques d’Atkinson ou de Burlington Arcade ne parviendraient jamais à cacher. Raymond n’est pas venu trop tôt pour entendre un secret de ces lèvres de spectre. Il s’écoule un certain temps avant que la femme que nous avons appelée autrefois Sillikens puisse faire comprendre à la mourante qui est ce beau gentleman et ce qu’il désire ; et même quand elle a réussi à se faire comprendre entièrement, le langage de la vieille femme est rempli d’obscurité et bien capable de fatiguer la patience d’un homme plus complaisant que le comte de Marolles.

« Oui, c’est un secret d’or ; un secret d’or, eh, mon chéri. C’est quelque chose, d’avoir un marquis pour gendre, n’est-ce pas, mon chéri, n’est-ce pas ? marmotte la vieille sorcière moribonde.

— Un marquis pour gendre ! que veut dire cette vieille radoteuse idiote ? murmura Raymond ; le respect pour sa grand’mère n’étant pas un des traits les plus prononcés de son caractère ; un marquis ! Je crois bien que le vénérable auteur de mes jours tenait une auberge ou quelque établissement de ce genre. Un marquis ; le marquis de Gramby, très-probablement.

— Oui, un marquis, continua la vieille femme. Qu’en dites-vous, mon chéri ? et il épousa votre mère, et il l’épousa à l’église de la paroisse, par une froide et sombre matinée de novembre ; et j’ai le certificat… Oui, marmotta-t-elle en réponse à un geste impatient de Raymond, j’ai le certificat, et je ne suis pas disposée à vous dire où il est ; non, non pas avant d’être payée. Je dois avoir pour ce secret de l’or, de l’or ! On dit que nous dormons plus à l’aise dans le cercueil en ayant de l’argent enterré avec nous ; moi j’aimerais à reposer en ayant jusqu’au cou des souverains d’or, des souverains nouveaux sortant de la Monnaie, pesant tout leur poids et non rognés.

— C’est bien, dit Raymond avec impatience ; votre secret ; je suis riche, et je puis vous le payer. Votre secret, vite.

— Eh bien, il n’y avait pas longtemps qu’il était marié avec elle, quand un changement survint, dans son pays natal, au delà des mers, au loin, dit la vieille femme, étendant la main dans la direction de Saint Martin Lane, comme si elle croyait que le canal britannique coulât quelque part derrière ce passage. Un changement survint, et il recouvra ses droits. Un roi avait été renversé, et un autre roi était monté sur le trône ; et beaucoup de monde aussi avait été massacré dans les rues : il y avait eu une… je ne sais pas comment ils appellent cela, mais ils sont toujours à en faire. Ainsi donc, il rentra dans ses droits et redevint un homme riche et un grand personnage ; et sa première pensée fut de tenir secret son mariage avec ma fille ; c’était très-bien, vous comprenez, d’avoir ma pauvre fille pour femme, pendant qu’il donnait des leçons, à un shilling le cachet, disant parlez-vous français, etc. ; mais alors il était marquis, et c’était bien autre chose. »

Cependant, ce récit devient tout à fait intéressant pour Raymond ; il l’est de même pour le petit garçon à la grande casaque et au chapeau rabattu, qui s’est transporté, pour les opérations de sa partie de billes, sur le carré extérieur à la porte du grenier.

« Il voulait que le secret fût gardé, et je le gardai pour de l’or. Je le tins caché même à elle, ma fille, votre mère, pour de l’or. Elle ne sut jamais qui il était ; elle croyait qu’il l’avait abandonnée, et elle se mit à boire. Elle et moi, nous vous jetâmes dans la rivière, un jour que nous étions ivres-folles et que nous étions ennuyées de vos criailleries. Elle mourut, ne me demandez pas comment, je vous ai déjà dit de ne pas me demander comment ma fille est morte ; je n’ai pas besoin de cette question pour me rendre folle. Elle mourut, et je gardai le secret. Pendant longtemps, ce fut une source d’or pour moi, et il avait coutume de m’envoyer régulièrement de l’argent pour le tenir caché ; mais, tout à coup, l’argent cessa d’arriver ; je devins furieuse, mais je gardai toujours le secret, parce que, voyez-vous, il n’est plus rien quand il est divulgué, et il n’y avait personne d’assez riche pour me le payer si je le lui confiais. Je ne savais où trouver le marquis ; je savais seulement qu’il était quelque part en France.

— En France ? s’écria Raymond.

— Mais oui, ne vous l’ai-je pas dit, en France ; c’était un marquis français. Un réfugié, comme on l’appelait quand il fit connaissance de ma fille, un professeur de français et de mathématiques.

— Et son nom, son nom ? demande vivement Raymond. Son nom, femme, si vous ne voulez me rendre fou.

— Il se donnait le nom de Smith, quand il était professeur, mon chéri, dit la vieille avec un horrible et malicieux regard. Qu’allez-vous me donner pour le secret ?

— Tout ce que vous voudrez ; seulement, dites-le-moi, dites-le-moi avant que vous…

— Mouriez, oui, chéri, je n’ai pas de temps à perdre, n’est-ce pas ? Je ne veux pas vous faire un dur marché. Vous m’ensevelirez, jusqu’au cou, dans l’or.

— Oui, oui, parlez ! »

Il est presque sur elle et lève une main menaçante. La vieille femme ricane.

« Je vous ai déjà dit que ce n’était pas le moyen, chéri. Attendez un peu. Sillikins, donnez-moi ce vieux soulier, là, voulez-vous ? Regardez dedans, il y a une double semelle, et le certificat de mariage est entre les deux cuirs. J’ai marché sur ce papier pendant trente ans et plus.

— Et le nom, le nom ?

— Le nom du marquis était de… de…

— Elle se meurt ; donnez-moi de l’eau, s’écrie Raymond.

— De Ce… Ce… »

Les syllabes arrivent par hoquets convulsifs ; Raymond jette de l’eau sur la figure de la vieille.

« De Cévennes, mon chéri ; et le secret d’or est dit. »

Et le vase qui le renfermait est brisé !

Jette le lambeau de drap sur l’affreux visage, Sillikins ; agenouille-toi et prie que le ciel te soutienne dans ton extrême isolement, car la coupable dont l’âme s’est envolée pour paraître devant son créateur était ta seule compagne et ton unique appui, quelque faible que cet appui pût être.

Paraissez à la clarté du soleil, monsieur de Marolles ; ce que vous avez laissé derrière vous dans le grenier menaçant ruine, ébranlé par les bouffées glaciales d’un vent d’automne, soufflant par rafales, n’est rien de bien terrible à vos yeux.

Vous vous êtes accoutumé à envisager la mort bien avant ce jour ; vous avez affronté cette effrayante souveraine sur son propre terrain, et fait d’elle ce que votre politique vous fait faire de toute chose sur terre, vous vous l’êtes rendue propice.