La Transylvanie et ses habitants/Chapitre 4

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Imprimeurs-unis (Tome Ip. 79-103).
chapitre IV.
Clausenbourg.

Clausenbourg[1], capitale de la Transylvanie, est une jolie et aristocratique petite ville de vingt mille habitants, avec des rues droites formées de maisons blanches et élégantes. La noblesse transylvaine y réside pendant l’hiver, et chaque famille y a son hôtel. Aussi les contrastes que l’on rencontre perpétuellement en Transylvanie sont-ils là plus frappants qu’ailleurs. Il n’est pas rare de voir un équipage armorié attendre patiemment, au détour d’une rue, qu’un troupeau de buffles qui rentre des champs soit passé. Du reste on y est fort gai, et l’on y danse beaucoup.

Les femmes se sont associées et ont fondé un salon littéraire : la moitié des ouvrages sont français, le reste est allemand ou hongrois. Les hommes se réunissent au Casino. La rage des Casinos est poussée à l’excès en Transylvanie. Il y a de petites villes qui en possèdent deux, et même trois. Je sais un village où quatre dignes gentilshommes, las de se visiter patriarcalement l’un l’autre, ont un jour inventé une chambre garnie d’une table et de porte-pipes qu’ils appellent « le Casino ». Ils y fument continuellement sous prétexte de lire les journaux. Ces sortes d’établissements, nécessaires dans une ville, centre d’un grand mouvement littéraire ou politique, ne sont pas ici très utiles, et ils ont le tort de diviser la société. Les réunions intimes, qui rendent la petite ville agréable, disparaissent. En Transylvanie les femmes sont généralement fort distinguées. J’ignore pourquoi l’on ne recherche pas de préférence leur compagnie. Le gentilhomme vivant ici sur ses terres, et les exploitant lui-même, se place déjà, par ses goûts et ses occupations, sur un terrain à part ; peut-être devrait-il plutôt se rapprocher du foyer. C’est seulement dans la société des femmes que l’on peut acquérir cette aisance de manières, cette élégance de formes, que possèdent si bien les vieux seigneurs transylvains. Encore je ne parle ici que des moindres inconvénients.

Les divorces, que l’on tolère parmi les protestants, sont à peu près aussi fréquents dans ce pays qu’ils l’étaient en France sous l’empire. Cela est au reste parfaitement passé dans les mœurs. On redevient étranger, mais on n’est pas ennemi. On se voit, on se fait des politesses après le divorce comme avant le mariage, et presque toujours on s’entend à merveille pour l’éducation des enfants. Si on dégage le divorce des réflexions graves qu’il fait naître, et à l’envisager, une fois admis, sous le côté le moins sérieux, il donne là à certaines réunions quelque chose de piquant, et anime d’une expression nouvelle des physionomies d’ailleurs très vives et toutes françaises.

Il doit y avoir au milieu de chaque bonne ville hongroise une grande et belle place. Sur la place de Clausenbourg est une église du 15e siècle, bâtie par le roi Sigismond, et malheureusement écrasée par de vilaines bâtisses, et un corps de garde autrichien orné de canons. Commencée en 1404, elle fut achevée en 1432. L’intérieur a été décoré au siècle dernier. Il ne reste du temps qu’un vieux banc de bois ouvragé jeté dans un coin, et la porte de la sacristie, qui est dans le goût de la renaissance. De chaque côté de cette porte montent des enfants qui soutiennent des globes et des clepsydres. Au dessus, entre des fleurs et des feuillages, au milieu d’enfants qui roulent des grenades, sortent soudain du mur une tête et deux mains étendues, sculptées avec un fini remarquable. Sur la porte, qui est recouverte en fer, on lit cette date :

1554

Contre l’usage ordinaire, Clausenbourg est garnie d’épaisses murailles qui forment une ceinture autour de la ville. Çà et là, les maisons ont débordé et s’élèvent de chaque côté de l’enceinte ; mais on passe encore sous des portes surmontées de tours carrées. Les Hongrois, au moyen âge, n’élevaient jamais de murs ; alors, comme aujourd’hui, leurs villes étaient ouvertes, aérées, non pavées. Si Clausenbourg a l’aspect de nos vieilles villes de l’Occident, grâce à ses portes et à ses murailles, c’est qu’elle a été rebâtie par les colons allemands qui habitent de nos jours le midi de la Transylvanie. Nous disons que cette ville fut rebâtie, et non fondée, car il est certain que là s’élevait une colonie romaine. En creusant le sol, on a trouvé une foule de débris qui ne laissent pas de doute à cet égard. Les restes de constructions antiques étaient encore assez abondants en 1405, époque à laquelle furent commencées les murailles, pour qu’on se servît, comme de matériaux, de pierres couvertes d’inscriptions romaines. On peut lire aujourd’hui ces inscriptions entre celles que les Hongrois ont gravées sur les murs en souvenir de certains faits qui se rattachent à l’histoire de la ville.

On a tout lieu de croire que le nom de cette colonie était Napocensis colonia[2], car il se retrouve sur la plupart des pierres qui ont été découvertes et retirées du sol. Suivant la tradition, les soldats romains appelaient vulgairement cette ville Clusa, à cause des défilés qui la séparaient de la Pannonie, et dans lesquels les légions impériales éprouvèrent de sanglantes défaites. Ce qu’il y a de certain, c’est que les Valaques donnent à cette capitale le nom de Clus, qui paraît dériver de la dénomination latine. Les Hongrois, quand ils envahirent ces contrées, l’appelèrent Kolus, car leur langue ne supporte pas le rapprochement trop dur des consonnes ; puis Kolos, et enfin Kolosvár, cette dernière syllabe indiquant que la place était fortifiée. La tradition ajoute qu’après la ruine de Napocensis colonia, les habitants transportèrent leurs pénates dans un lieu voisin, auquel ils donnèrent le nom vulgaire de leur ville, et que les Hongrois désignent encore par l’appellation de Kolos.

La cité romaine s’étendait sur remplacement qu’on appelle aujourd’hui O’Vár, « le vieux fort », parce que, dit-on, les légions y résidaient. Ce qui dut engager les anciens habitants du pays à élever une ville dans ce lieu, c’est l’extrême fertilité du sol qui l’entoure. Clausenbourg est située dans une riche vallée, qui produit en abondance d’excellents grains. Les historiens ont consacré le souvenir de la mémorable année 1583, où cinq köböl (12 hectolitres) de blé valurent cinquante kreutzers hongrois[3], et où quatre-vingt-dix bouteilles de vin se vendirent deux florins[4]. Aussi cette capitale était-elle appelée kincses Kolosvár, « la riche Clausenbourgs ». Malheureusement de nombreux incendies, et surtout les fléaux de la guerre, arrêtèrent l’essor de la population. Dans l’espace de deux ans les habitants de Clausenbourg durent payer 168 000 thalers aux Turcs. Une autre fois le général Basta, qui combattait pour l’empereur, leur enlevait cent mille florins. À force de payer tribut, la riche capitale perdit son surnom. Elle a toutefois gardé quelque mérite suivant de certains amateurs, et, pour rendre cette ville intéressante aux yeux de ceux que les antiquités touchent peu, nous dirons que le pain y est excellent, et que la choucroute de Clausenbourg, Kolosvári káposzta, a une réputation méritée.

La ville contient quelques vieux bâtiments qui montrent quelle fut dans l’origine sa physionomie. On a récemment abattu la maison du sénat, dont la façade était décorée de vénérables peintures allégoriques. De toutes les portes fortifiées qui défendaient l’entrée de Clausenbourg, la plus curieuse est la Tour du Pont, qui fait face à la Szamos. Elle est intacte. Massive, noire, et encore garnie des fortes chaînes qui barraient le passage, la Tour du Pont a conservé le caractère d’une époque qui est déjà loin de nous, et dont on retrouve peu de souvenirs dans les villes hongroises.

Un pont de bois d’un effet pittoresque sépare la capitale d’une colline hérissée de rochers. Là, parmi des troupeaux de chiens à demi-sauvages, qui montrent les dents au visiteur indiscret, réside une colonie de Gitanos redoutés. Hommes et animaux habitent dans le creux des rochers, sous des huttes qu’on prendrait pour des tentes. En traversant cette colline inhospitalière, on se croit dans la cour des miracles, et il semble qu’on reconnaisse ces hommes déguenillés, à l’air fripon, insouciant et rusé, dont on a lu si souvent la description. Quand il leur plaît d’avoir un métier, ils sont charrons, maréchaux ou maçons.

Ceux qui, entre les Gitanos, forment l’aristocratie, — car où n’y en a-t-il pas ? — ont soin de se loger à l’autre extrémité de la ville. Ils occupent deux cents maisons qui longent les remparts, et sont presque tous musiciens. Ils se réunissent par bandes, où ne sont admis que ceux qui ont fait preuve de talent, et vont se faire entendre de côté et d’autre. Au retour ils se partagent la recette, et il arrive quelquefois que le lot de chacun de ces artistes ambulants monte à une somme considérable. L’un d’eux m’assura avoir eu un jour pour sa part plus de six mille francs. Il calculait sans doute qu’en tenant compte du besoin d’exagérer particulier à sa nation, je pouvais approximativement trouver le chiffre demandé. C’était un moyen nouveau de répondre à mes questions.

Séparé du reste des habitants, cette tribu indienne, qui est d’ailleurs soumise à l’administration du comitat, se choisit tous les deux ans un vayvode particulier. Celui-ci, dont l’élection est déterminée par la majorité des suffrages, exerce sur les autres une sorte d’autorité paternelle, et se charge de certains devoirs qu’il peut plus facilement remplir que les magistrats royaux. Il est tenu, par exemple, d’apaiser les querelles qui s’élèvent entre ses compatriotes. Je présume qu’il a beaucoup à faire.

J’allai voir la maison de l’un des plus riches Gitanos de Clausenbourg. Le maître du logis, qui se nommait Móti, passait pour le premier artiste de la contrée. Prévenu de ma visite, il était venu m’attendre à ma porte en grande tenue, c’est-à-dire son violon sous le bras. Il me conduisit avec une respectueuse dignité vers son habitation, et je fus reçu à l’entrée par sa femme, brave ménagère dont le visage basané se cachait sous les plis d’un mouchoir blanc. Ses filles, qui avaient adopté pour coiffure le mouchoir à raies écarlates, me parurent jolies ; et, après avoir avancé rapidement la tête et jeté un vif regard dans la direction de l’étranger qui entrait, elles disparurent derrière une porte.

Maître Móti habitait une maison d’une propreté exemplaire. La première pièce renfermait de respectables ustensiles de ménage, des quenouilles, des fuseaux, des vases de cuisine ; et dans une immense terrine était contenue une grande quantité d’excellente crème. Entre les ornements de la chambre que je décorerai du nom de salon, car il n’y avait rien là qui rappelât la tente du vagabond, je ne vis pas sans étonnement une statue de Napoléon, et une autre du duc de Reichstadt. Les murs étaient couverts de plats d’étain qui brillaient comme l’argent. Le portrait de Móti jouant du violon, et des sujets mythologiques, se trouvaient mêlés à des tableaux de piété : car le virtuose professait, comme tous ses confrères de Clausenbourg, la religion catholique. Il ne manqua pas de me faire cette observation avec un certain air d’importance, attendu qu’il se trouvait coreligionnaire de S. M. l’empereur d’Autriche, grand prince de Transylvanie. Les Gitanos, en effet, ont les goûts fort aristocratiques, et maître Móti, en nommant les seigneurs qui, suivant son expression, encouragent les arts, parlait d’eux avec une reconnaissance mêlée de familiarité.

Bien qu’il parût fort touché de ma visite, principalement à cause de la personne qui m’accompagnait, il avait l’air quelque peu désappointé. Nous n’eûmes pas de peine à connaître la cause de son demi-chagrin, et il s’empressa de nous dire, dès la première question, qu’il s’était attendu à nous voir venir en voiture. Deux chevaux arrêtés devant sa porte auraient produit un bon effet, disait-il. Je crois même que le simple fiacre eût comblé tous ses vœux. À quoi tient souvent le bonheur d’un homme ! Je consolai de mon mieux le grand virtuose en applaudissant son talent, et en lui faisant part du vif intérêt que m’inspiraient ses honorables confrères. Il me conduisit chez plusieurs d’entre eux, après toutefois les avoir fait avertir, afin qu’ils eussent le temps d’endosser la veste à la hussarde galonnée d’or qu’ils portent aux jours de gala. Tous me parurent avoir de l’aisance, et n’était ce type particulier qu’ils n’ont pas perdu, on eût pu se demander quels rapports existaient entre eux et les Clopins Trouillefoux qui peuplent le faubourg.

Clausenbourg, qui a déjà l’aspect d’une jolie ville, sera encore prochainement embellie. Une charmante promenade qui s’étend vers la Szamos a déjà été ouverte au public. On compte élever en outre des hospices, un musée, un théâtre. L’érection d’un théâtre ne répond pas seulement à un besoin de distraction et de plaisir ; c’est un fait qui a sa gravité. Il importe aux Hongrois d’assurer la suprématie de l’idiome national. On traduit en langue magyare la plupart de nos pièces, et, dans la salle qui a servi jusqu’à ce jour, j’ai vu représenter le Verre d’eau de M. Scribe : Masham avait un bel uniforme de hussard. Ajoutons, ce qui n’est pas le moins curieux de tous ces détails, que trois journaux hongrois paraissent à Clausenbourg : le Nouvelliste de Transylvanie, lequel a des allures fort libérales, le Passé et le présent, et le Journal du dimanche.

On compte également bâtir un palais pour la Diète, l’édifice où l’assemblée nationale tient aujourd’hui ses séances étant peu digne de sa destination. Il est probable que ce dernier projet sera, le premier de tous, mis à exécution : car les Hongrois de la Transylvanie, comme ceux de la Hongrie, sont très attachés à leur Diète. Ils sont très jaloux de leur indépendance, de leurs privilèges, de tout ce qui constitue leur nationalité, et fait d’eux un peuple à part dans la monarchie autrichienne.

La nouvelle de la convocation de la Diète est toujours accueillie avec enthousiasme. C’est une fête générale. On échange des paroles de félicitation, d’espérance. Les séances s’ouvrent au milieu d’unanimes applaudissements. Lorsqu’on salue l’arrivée d’un membre, ou quand on approuve son discours, on frappe la garde du sabre contre le fourreau en tirant un peu l’arme à plusieurs reprises, et en la rentrant avec vivacité. On applaudit encore avec la voix en poussant non des cris isolés, mais un seul mot, élyen, vivat ! que tous lancent ensemble et une seule fois. Proféré avec force par trois cents bouches, au milieu du cliquetis des sabres, ce mot, qui passe comme le tonnerre, est d’un puissant effet ; et l’entraînement général est tel, que les tribunes elles-mêmes s’agitent, bien que les règlements obligent à garder le silence quiconque n’est pas membre de la Diète. Les jeunes gens assistent en armes aux séances, et les femmes, qui ont des places réservées, y accourent avec empressement. Je me trouvai dans la salle un jour que le gouverneur présidait Comme plusieurs députés impatients le priaient d’ouvrir la séance, « Attendons encore, répliqua-t-il en souriant ; la comtesse *** n’est pas ici. » Cela voulait dire que l’heure n’était pas venue.

Il est ici question des États de 1841, à l’ouverture desquels j’assistai. On comptait beaucoup sur cette Diète, qui s’ouvrait sous d’heureux auspices, et qui en effet réalisa en partie les espérances que l’on avait conçues. Aussi les fêtes, les joyeuses réunions, se succédaient-elles. Le bal le plus brillant eut lieu chez le baron Jósika, commissaire royal, c’est-à-dire représentant du prince auprès de la Diète. On y vint en habit hongrois. Ce costume, qui appartient à un peuple de soldats, puisqu’il serre le corps et n’est pas complet sans le sabre, est en même temps d’une magnificence orientale. Avec le bonnet de fourrure garni de velours rouge (kalpag), les Hongrois portent une courte redingote (attila) boutonnée par des brandebourgs d’or, un étroit pantalon galonné et des bottines à frange d’or. Une riche pelisse (bunda) brodée d’or ou une peau de tigre pend sur le côté gauche, et le sabre, recourbé comme celui des Turcs, est enrichi de pierreries. Le caractère belliqueux et l’origine orientale des Hongrois se trahissent dans ce vêtement, qui est à la fois leste et splendide. Il n’a pas changé depuis mille ans que les Magyars se sont fixés en Europe, et il était connu de temps immémorial en Asie. On remarquera en effet que ce costume, tel que nous l’avons décrit, a quelque rapport avec celui que porte Priam, dans la mosaïque du 2e siècle que nous donnons plus loin.

L’habillement de la femme n’est pas moins significatif. Elle couvre de perles son corsage ; elle brode d’or le voile qu’elle attache par des agrafes de diamant à sa coiffe de velours, et à sa ceinture d’antiques bijoux. Mais le petit tablier de dentelles, et la gaze qui apparaît au haut du bras, pour figurer les manches relevées de la chemise, indiquent assez que c’est à elle à déployer de l’activité et à faire prospérer la maison pendant que son mari fait la guerre. Ces costumes sont aussi variés qu’éclatants, car chacun choisit ses couleurs. Les bottines, par exemple, ne sont pas seulement noires, mais jaunes, bleues, vertes et rouges. On peut facilement s’imaginer quel coup d’œil magnifique offrait cette brillante réunion d’hommes et de femmes ainsi parés, appartenant à une race que la nature a douée d’une mâle beauté, et exécutant au son d’une musique vive et accentuée d’expressives danses nationales.

Nous parlions tout à l’heure de l’ardeur patriotique des femmes de Transylvanie. Nous aimons à signaler leurs généreux efforts, et nous dirons qu’elles sont parvenues à fonder à Clausenbourg cinq écoles primaires. Madame la baronne Jósika, qui se préoccupe beaucoup du bien public, a créé pour sa part une école, où sont admis les enfants de toutes religions. Nous ne savons si les idées de fusion que cette tentative appelle seront acceptées bientôt : toujours est-il que l’on compte présentement autant de collèges que de cultes.

Celui des catholiques fut fondé en 1581 par le prince Étienne Báthori, avec l’assentiment du pape Grégoire XIII, et confié d’abord aux Jésuites. Les élèves, qui sont fort nombreux, y restent douze ans s’ils veulent faire des études complètes. La plupart des professeurs sont ecclésiastiques. Ce collège, comme tous ceux qui appartiennent aux catholiques, est placé sous l’autorité de l’évêque de Carlsbourg. Il tire des subsides de la caisse provinciale, formée des contributions du pays, et perçoit en outre sur la ville de Clausenbourg une part de certaines dîmes, que Gabriel Báthori avait d’abord affectées en totalité au collège calviniste.

Celui-ci est dû au prince Bethlen, qui marqua son règne par d’éclatants services, et fit don au collège d’une rente de seize mille quintaux de sel. Cela représentait trente-deux mille kreutzers ou six cent quarante florins hongrois : chaque florin pouvant être évalué à environ deux livres et demie. Près de cinq cents élèves sont admis dans cette institution. Les cours durent quatorze ans et sont confiés à quatorze professeurs. L’enseignement est divisé en deux parties. Durant les huit premières années, c’est-à-dire dans ce qu’on appelle le gymnase, on suit des cours de langue, d’histoire, etc., analogues à ceux de nos lycées ; le reste du temps, dans le collège proprement dit, on étudie les mathématiques, la philosophie, la théologie et le droit. Plusieurs donations ont été faites à cet établissement par les seigneurs transylvains ; et l’on montre une bibliothèque choisie, présent du comte Emeric Teleki. Je remarquai, en visitant ce collège, un trait des mœurs nationales assez curieux pour être cité. Ayant été introduit dans la classe de physique au moment où la leçon finissait, je vis la plupart des élèves battre le briquet, allumer leurs pipes et sortir de la salle en fumant.

Il y a à Clausenbourg un collège unitaire, le seul qui existe sur le continent. Il fut créé par le prince Jean Sigismond, qui régna sur la Transylvanie de 1559 à 1571, et qui avait embrassé le socinisme. D’abord florissant et nombreux, ce collège perdit de son importance à mesure que le socinisme perdit ses partisans. Léopold et Charles VI lui enlevèrent ses richesses, et le peu de bien qu’il possède aujourd’hui — une centaine de mille francs, je crois — provient de dons faits par des particuliers. On parvient cependant à donner accès à deux cents élèves, qui presque tous sont logés dans l’établissement. Quatre professeurs, qui remplissent tour à tour les fonctions de proviseur, se partagent les cours, et forment, avec trois inspecteurs choisis dans le consistoire, le « directoire » ou comité de surveillance.

On comprend que les professeurs, dont le nombre est forcément restreint, ne peuvent suffire à leurs devoirs qu’à force d’activité, et je doute que l’homme le plus hostile à leurs croyances leur refuse sa sympathie. Les élèves font dix ans d’étude, après quoi ils peuvent suivre un cours de théologie, qui dure trois années. Malgré les obstacles qui devraient arrêter son essor, ce collège répond à tous les besoins. Dernièrement encore on y a créé une chaire de droit, et un cabinet de physique s’organise en ce moment par les soins d’un professeur instruit et plein de zèle, M. Samuel Brassai. Dans la bibliothèque, je trouvai quelques livres français, et entre autres une collection complète de l’ancien Moniteur.

Les sociniens de Transylvanie ont tenté de se mettre en rapport avec leurs coreligionnaires d’Angleterre. Mais le gouvernement autrichien n’a pas toléré ces relations, bien que le culte unitaire soit une des quatre communions admises par la constitution du pays ; et les ballots de livres qu’on avait expédiés de Londres ont été arrêtés à Vienne. Au siècle dernier, ceux d’entre les sociniens qui étaient d’origine polonaise avaient encore une église particulière : le prêtre, revêtu du costume national, prêchait en polonais. Quand une querelle surgissait parmi eux, celui qui avait offensé l’autre devait lui faire, dans l’église même, des excuses publiques. S’il s’y refusait, il était forcé d’abandonner l’église polonaise, et il passait dans celle des Hongrois. Avant peu, écrivait malignement un auteur contemporain, nos Polonais auront disparu. La prédiction s’est accomplie.

Clausenbourg renferme encore une église gothique, assez bien conservée, qui est affectée au culte réformé. Les murs sont tapissés d’armoiries appartenant aux premières familles du pays, et de vieilles bannières ont trouvé place sous les voûtes. Une autre église, de construction beaucoup plus moderne, et qui est due aux Jésuites, n’aurait rien de remarquable si elle ne contenait une image miraculeuse, qui est venue à propos lui donner de la célébrité. Les révérends pères ont publié eux-mêmes, en hongrois, un intéressant petit livre, dont une nouvelle édition a été dernièrement imprimée, et où est retracée l’histoire du merveilleux tableau. Nous leur laissons toute la responsabilité des détails qui suivent.

À l’époque où la Transylvanie était favorisée du Ciel, et quand les Jésuites dominaient dans le pays, on voyait à Carlsbourg, à Fagaras, à Hermannstadt, et ailleurs, des madones qui suaient ou qui pleuraient. Ces miracles s’accomplissaient devant une foule de peuple. Mais, la Transylvanie étant devenue la proie de l’enfer, et les Jésuites ayant été expulsés, les images furent sourdes aux prières, et témoignèrent de leur mécontentement par une complète insensibilité. Les choses restèrent dans cet état tant que dura le gouvernement des princes protestants ; mais on put espérer que les miracles refleuriraient lorsqu’en 1698 la Transylvanie se donna à l’empereur. Les Jésuites étaient accourus à la suite des armées autrichiennes.

Cet espoir fut réalisé dès l’année suivante. En 1699, (le Ciel n’attendait qu’un prétexte pour répandre de nouveau ses faveurs), quelques soldats du régiment impérial de Hohenzoller, cantonnés au village de Szent Miklós[5], près de Clausenbourg, se trouvant un jour à l’église, virent avec stupeur des larmes tomber des yeux d’une vierge clouée au mur. Ils firent part sur-le-champ de leur découverte au prêtre, qui répondit que malgré son grand âge il n’avait jamais vu chose semblable. Alors on accourut de tous côtés pour voir le tableau merveilleux. Ce tableau avait été peint par un paysan d’Iklód, nommé Lukáts, et vendu bonnement à un riche Valaque, lequel en avait fait don à l’église.

Les larmes tombèrent presque sans discontinuer du 15 février au 12 mars. Elles étaient recueillies dans des draps que l’on étendait le soir, et que l’on trouvait le matin tout trempés. On appela un magnat des environs, connu par sa piété, et on lui montra l’image. Le seigneur l’admira comme il convenait ; cependant il ne pouvait s’expliquer pourquoi le petit Jésus, qui était représenté à côté de la Vierge, ne pleurait pas comme le comportait sa nature d’enfant. Il lui fut répondu que la Vierge pleurait et intercédait pour la Transylvanie. En conséquence il fit transporter l’image dans la chapelle de son château, tandis que la foule se pressait sur la route, et que le régiment de Hohenzollern, en grande tenue et enseignes déployées, faisait trois décharges de mousqueterie.

L’événement ne pouvait manquer de faire du bruit. On nomme des commissaires chargés de vérifier le miracle. Ces commissaires, que l’on choisit entre les Jésuites, se voient forcés de reconnaître que les larmes sont réelles. Dès lors tous les doutes cessent, et les révérends pères s’adjugent la possession du tableau. En effet, ils se souviennent tout à coup, et comme par hasard, que dans leurs églises de Hongrie, d’Autriche, de Bavière et de Tyrol, on expose des vierges qui parlent, des crucifix auxquels la barbe croît en une nuit, etc. ; qu’eux-mêmes n’ont rien à offrir à la piété des fidèles. Mais ils avaient trop bien fait les choses : car les paysans valaques de Szent Miklós, qui venaient d’embrasser le catholicisme, tenaient si fort à leur madone, qu’il fallut la leur rendre. Ils ne s’apaisèrent que lorsqu’ils virent un détachement de soldats veiller autour de l’image vénérée. Ajoutons que ces précautions n’étaient pas inutiles : car le vayvode de Moldavie, qui jugeait prudent de se ménager rentrée du ciel, avait promis mille écus à celui qui saurait lui apporter le miraculeux tableau.

Toutefois il était impossible que tant de zèle fût dépensé inutilement. Le primat de Hongrie ordonna que la sainte image serait remise aux Jésuites de Clausenbourg, fort heureusement pour la ville, qui devait être préservée de tous dangers. Aussi, dans les incendies successifs de 1702, de 1705 et de 1708, après que les étudiants et les soldats eurent rivalisé de zèle pour éteindre le feu, vit-on les flammes diminuer peu à peu, grâce à la présence de la madone. L’image miraculeuse opéra une foule de guérisons surnaturelles jusqu’en 1786. Joseph II, qui régnait alors, fit cavalièrement enlever les ex-voto qui décoraient le tableau, et les envoya à Carlsbourg, où se trouve l’hôtel des monnaies. On en fondit pour la valeur de onze mille francs. Après la mort de l’empereur, les ex-voto reparurent ; mais l’ardeur des fidèles s’est singulièrement calmée, et depuis 1818 il n’y a pas eu d’offrande. La faute en est à la seule madone, qui reste inactive : évidemment elle ne consentira à verser de nouvelles larmes que si les tout-puissants pères reparaissent dans le pays.

Clausenbourg a vu naître le plus grand prince qui ait régné sur la Hongrie, Mathias Corvin. Un chroniqueur raconte que la femme de Jean Hunyade, « à son retour de la Szilágy, fut reçu chez un riche bourgeois qui possédait une maison de pierres, et mit au monde, le 27 mars 1443, un fils qui devint roi. » On montre encore cette maison historique ; et elle n’est pas seulement connue de l’antiquaire, elle l’est encore du peuple, qui a gardé la mémoire de cet autre Henri IV. Depuis Mathias, dit le proverbe, il n’y a plus de justice en Hongrie. Le nom de Corvin est l’objet d’une foule de traditions, qui vous apprennent que nul roi n’aima plus ardemment son peuple et ne défendit mieux l’opprimé. Me trouvant un jour dans les montagnes de Torotzkó, je causais de Mathias Corvin avec mon guide. « Connaissez-vous l’histoire de la foire aux chiens ? » me demanda-t-il ; et, sur l’assurance que j’avais grand désir de l’entendre, voici ce qu’il me raconta.

Un jour le roi Mathias, parcourant un champ de foire, aperçut un homme fort honnête, lequel amenait deux bœufs qu’il était forcé de vendre. Vis-à-vis se tenait un riche marchand, assez mal famé, qui avait six bœufs et en demandait un prix fort élevé. Le roi Mathias, qui connaissait tous ses sujets, savait que celui-ci était un méchant homme, et que le premier au contraire était digne de sa protection. Il aurait bien voulu que les six bœufs passassent gratuitement d’un maître à l’autre ; mais il eût été injuste d’exiger cela, et le roi Mathias ne fit jamais d’injustice à personne. Il essaya donc de toucher le riche marchand : « Vois-tu, lui dit-il, cet homme ? Il est pauvre, il a une famille nombreuse. Donne-lui deux de tes bœufs, et il t’en restera encore quatre, outre ceux que tu as laissés à l’étable. » Le marchand ne savait pas qui lui parlait ; aussi répondit-il d’un ton bourru qu’il entendait garder tout son bien … Vous plaignez le pauvre homme ? vous croyez qu’il va rester malheureux pendant que le méchant prospérera ? On voit bien que vous ne connaissez pas le roi Mathias.

Il comprit sur-le-champ ce qu’il avait à faire ; et, s’approchant de son protégé, il lui recommanda de vendre au plus vite ses bœufs pour acheter en échange autant de chiens qu’il s’en pourrait procurer, après quoi il devait se rendre à Bude et se promener devant le château. Le paysan ne manqua pas de suivre cet avis, et il rencontra le roi, un jour que celui-ci revenait de la chasse. Mathias le reconnut sur-le-champ, paya fort cher un des chiens, et engagea les seigneurs qui l’accompagnaient à suivre son exemple. Le brave homme repartit ses poches pleines de ducats. Le marchand aux six bœufs n’eut pas plutôt appris cette aventure, qu’il vendit les terres qu’il avait frauduleusement acquises, et accourut à Bude avec un troupeau de molosses. Malheureusement pour lui, le roi Mathias le reconnut comme il avait reconnu l’autre, et, devinant la pensée de cet homme avide, il défendit aux gentilshommes de lui acheter un seul de ses chiens, si bien qu’il s’en retourna « pauvre comme son doigt. »

Voici maintenant ce qui se répète dans les mines d’Offenbánya. Il y avait autrefois un directeur suprême des mines qui avait gagné une immense fortune, et s’en servait pour satisfaire l’orgueil le plus intraitable qui se soit jamais emparé du cœur d’un homme. Il portait de somptueux habits, faisait bonne chère, et n’entrait dans l’église qu’en marchant sur des plats d’or, que douze valets plaçaient à mesure sous ses pas. Cela fut rapporté au roi Mathias, qui s’affligea beaucoup en pensant qu’on eût pu secourir quantité de pauvres gens avec tant d’argent mal employé. Un jour il quitte Bude en habit de voyageur, et arrive à Offenbánya. Il voit en effet notre homme se pavaner comme à l’ordinaire devint une foule de pauvres diables. Que fait-il alors ? Il écrit sur le mur ces simples mots, qui forcèrent le riche orgueilleux à cacher ailleurs sa confusion : « Le roi Mathias est venu ici ; il a mangé trois œufs, et il a vu son chambellan qui marchait dans l’église sur des plats d’or. » Le détail des trois œufs, dans les vers hongrois, arrive peut-être pour la rime. Mais il a aussi un sens, car la bonhomie de Mathias Corvin est populaire comme sa bravoure. L’histoire raconte qu’il fut guerrier illustre et grand législateur. Le peuple se souvient qu’il fut juste et protégea le faible.

Pour en finir avec Clausenbourg, nous dirons que le mont Felleg, « des Nuages », situé près de cette ville, et formé d’un sable jaune très fin, contient des pierres arrondies de deux ou trois pieds de diamètre. Quelquefois on en trouve plusieurs attachées l’une à l’autre. Presque toutes, quand on les brise, présentent un noyau de quartz. La quantité de ces pierres augmente en raison de l’élévation de la montagne, et elles sont fort nombreuses sur le sommet. On remarque en outre qu’à cette hauteur elles ont une forme moins sphérique que celles que l’on tire de la base du Felleg. Ces circonstances s’expliquent par l’action que l’eau a exercée sur les pierres. Elles se sont d’autant plus arrondies que la vague les a poussées plus long-temps ; et les premières qui cessèrent de rouler furent celles qui s’enfoncèrent dans le sol dès que la cime des montagnes resta à sec.

Lorsqu’on a acquis la conviction que toute cette contrée a subi à une certaine époque une grande inondation, on se demande par où se sont écoulées les eaux. En marchant dans la direction de Thorda, on découvre au dessus d’un petit village nommé Tur une gorge tortueuse, d’une hauteur de cent mètres et de mille mètres de largeur, creusée entre des rochers calcaires, et au fond de laquelle coule un torrent qui sort du flanc du Felleg. On doit croire que la fente qui a déchiré cette montagne a servi d’issue aux eaux amoncelées dans ces vallées. Le même phénomène se reproduit à Thorda, où l’on voit une immense crevasse séparer dans toute leur longueur deux murs de rochers.

  1. En hongrois Kolosvár.
  2. Pandectes, liv. L, tit. XV, De censibus, § 8 et 9.
    Telle est l’opinion d’un archéologue transylvain, M. Kovács de Nagy Ajta, qui a étudié toutes les inscriptions qui subsistent et dont la parole fait autorité. M. Kovács, avec le secours d’un autre antiquaire distingué, le comte Joseph Kemény, est parvenu a écrire une histoire critique de son pays d’après des sources originales. Cet ouvrage, qui était destiné à combler une lacune importante, n’a pas vu le jour : le premier volume a seul paru. La censure a empêché l’impression des volumes suivants, qui auraient jeté la lumière sur une époque trop peu connue de l’histoire de Transylvanie, la période des princes nationaux.
  3. 2 fr. 59 cent.
  4. 5 fr. 18 cent.
  5. Saint-Nicolas.