La Transylvanie et ses habitants/Chapitre 5

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Imprimeurs-unis (Tome Ip. 105-160).
chapitre V.
La Transylvanie sous le gouvernement des Princes. — Influence française. — Diplôme de Léopold. — Administration des comitats. — Diète.

Les premières années du 16e siècle virent périr deux royaumes, qui, aux deux extrémités de l’Europe, portèrent très haut l’esprit chevaleresque du moyen âge. Le sort de l’Écosse et le sort de la Hongrie se décident dans une seule bataille, perdue par la cavalerie, l’arme féodale, et où les rois, représentants d’une époque qui n’est plus, trouvent la mort. Le résultat de ces deux batailles est de livrer ces états belliqueux à un gouvernement voisin éminemment négociateur.

Ces deux grands faits ouvrent l’ère de la politique moderne.

En 1526, Soliman II, à la tête d’une armée formidable, envahit la Hongrie. Louis II marcha à sa rencontre, et le joignit près de Mohács. Les Hongrois ne comptaient que vingt-cinq mille combattants. Le vayvode Jean Zápolya accourait de la Transylvanie avec quarante mille hommes, et Frangipani en amenait quinze mille de la Croatie ; plusieurs généraux voulaient qu’on les attendît, ou du moins que le jeune roi ne s’exposât pas dans la mêlée. Mais d’imprudents conseils prévalurent ; l’armée était impatiente de combattre, et on livra bataille le 29 août. Les hussards, avec leur vigueur ordinaire, chargèrent l’infanterie turque, qui lâcha pied. André Báthori vint annoncer au roi, qui se tenait à l’arrière-garde, que les ennemis fuyaient, et qu’en se montrant, il achèverait la victoire. Tout à coup les Turcs démasquèrent leurs canons. Les Hongrois combattirent bravement à dix pas des batteries ; mais peu à peu le désordre se mit dans leurs rangs, ils se débandèrent, le roi disparut dans un marais, dès lors la victoire leur échappa. Deux archevêques, cinq évêques, vingt-trois chevaliers de Malte, et cinq cents des premiers gentilshommes du royaume, périrent dans cette bataille, qui ne dura qu’une heure et demie. C’est à peine si cinq mille hommes s’échappèrent ; le reste se noya ou fut égorgé.

L’armée ottomane, marquant son passage par des incendies et des massacres, se dirigea vers Bude. Cette capitale fut emportée et livrée aux flammes. Les églises, les palais, furent dépouillés ; la fameuse bibliothèque que Mathias Corvin avait réunie à grand frais, dispersée ou consumée. En se retirant les Turcs emmenèrent deux cent mille captifs. Rien n’était perdu encore si les magnats fussent restés unis ; mais ils ne surent pas étouffer leurs rivalités devant le malheur commun. Jean Zápolya, élu d’abord pour succéder à Louis II, fut dépossédé par la Diète de Presbourg, et son rival Étienne Báthori parvint à faire conférer la dignité royale à Ferdinand. Les princes allemands possédèrent enfin cette couronne de Hongrie, convoitée depuis cinq siècles.

Le désastre de Mohács est le fait le plus saillant de l’histoire des Hongrois. Il les a livrés à l’Autriche. Là est tombée la vieille Hongrie, la Hongrie chevaleresque d’André II et de Mathias, et elle ne s’est plus relevée. Après Mohács, plus de rois nationaux choisis sur le Rákos entre les plus braves, plus de Diètes à cheval qui décrètent par acclamation la guerre contre les Infidèles. « La reine des nations[1] » s’efface, disparaît sous le protectorat des empereurs. Aussi cette bataille est-elle consacrée par les souvenirs populaires. On chante « l’air de Mohács », et à ce seul nom se rattachent une foule de légendes douloureuses. Aujourd’hui encore le peuple raconte que le matin de la bataille un cavalier couvert d’une armure noire se présenta devant la tente du roi. Ce prince refusa de le voir, et lui envoya un de ses officiers, richement vêtu. « Tu n’es pas le roi, s’écria le cavalier ; Louis ne m’a pas entendu, malheur, malheur à lui ! » Et il disparut sans que personne pût dire quel chemin il avait pris.

Jean Zápolya ne renonça pas aux droits qu’il tenait de la Diète de Bude ; mais la défaite de Tokay le força de gagner la Pologne, et de se retirer à la cour du roi Sigismond, dont il avait épousé la fille. Il attendit une occasion favorable, et reparut dans le pays lorsque les Hongrois commencèrent à souffrir de la domination autrichienne. À son approche, les États le portèrent au trône, annulant l’élection de Ferdinand, sous prétexte que la Diète de Presbourg n’avait pas été légalement convoquée. Les Impériaux chassés de Bude, Soliman, qui redoutait l’agrandissement de la maison d’Autriche, présida lui-même au couronnement de Zápolya. On pouvait croire que les princes autrichiens étaient exclus du trône de Hongrie : car à la mort du roi Jean (1540) la Diète déchira le traité qu’il avait conclu avec l’Autriche, par lequel, en échange de la paix, il cédait après lui ses droits à Ferdinand.

Les Impériaux échouèrent deux fois devant Bude. Soliman, qui était accouru au secours de cette ville, fit venir dans son camp le jeune fils de Zápolya. Pendant qu’il le comblait de caresses, ses soldats se promenaient familièrement dans les rues de Bude. Sur dix janissaires qui entraient, deux seulement en ressortaient, si bien qu’en un moment la capitale se trouva au pouvoir des Turcs. Soliman déclara à Isabelle, veuve du roi Jean, qu’il lui cédait la principauté de Transylvanie, s’engageant à la protéger contre les tentatives des Impériaux, et lui procura les équipages nécessaires pour qu’elle se mît en route sur-le-champ ; puis il installa un pacha à Bude, et convertit les églises en mosquées, voulant faire connaître à tous sa volonté ferme de s’établir dans le pays. Il fallut plus d’un siècle pour en chasser les Turcs ; mais Soliman fit lui-même la grandeur de ses ennemis. En écartant du trône le fils de Zápolya, qui avait réuni les suffrages des Hongrois, en éloignant le compétiteur de Ferdinand, il prépara l’avènement définitif de la maison d’Autriche.

Tandis que les empereurs et les sultans se disputaient la Hongrie, la Transylvanie devenait tributaire de la Porte. Cette province eut un gouvernement particulier. Les nobles eurent le droit de choisir leur prince, et le Grand-Seigneur confirmait seulement son élection en lui envoyant le sceptre et la pelisse d’honneur. Le jour du couronnement, on faisait jurer au prince de respecter la liberté religieuse, on lui imposait telles conditions qu’il plaisait à la Diète : alors, lorsqu’il était constaté que le prince ne gouvernait qu’avec le concours des grands, on annonçait son élection au peuple, et on tirait le canon. L’impôt aux Turcs, qui d’abord fut de 30 000 livres, augmenta beaucoup dans la suite. Les Transylvains soldèrent en outre les 6 000 janissaires et les 4 000 spahis qui gardaient la province. Entre autres redevances exigées par les Turcs, il y avait un nombre déterminé de faucons que l’on envoyait à Constantinople ; les paysans chargés de les prendre recevaient certains privilèges que conservaient leurs descendants.

Les Turcs respectèrent toujours les prérogatives de la Diète. Quand le prince était mort, ils signifiaient aux États qu’ils eussent à se choisir un nouveau chef, mais ils n’influençaient pas l’élection. Quelquefois les Transylvains s’indignaient de supporter le joug des Turcs ; ils se révoltaient, le prince en tête, et risquaient les chances de la guerre. Alors le sultan déposait le prince rebelle, et nommait lui-même son successeur. C’est ainsi que Bartsai et Apaffi furent portés au trône.

Pendant cette période, les Transylvains suivirent tour à tour deux politiques. Acceptant l’influence turque, ils tournaient leurs armes contre l’Autriche : dans ce cas ils étaient appuyés par la France. À d’autres époques ils recherchent l’alliance des empereurs, et tendent à se soustraire à la domination ottomane. Cette politique contradictoire s’explique, pour peu que l’on se reporte à ces temps désastreux. Il répugnait aux Hongrois de reconnaître l’autorité des sultans, qu’ils avaient combattus à outrance. La présence dans le pays des cavaliers musulmans devait les humilier : ils se rapprochaient de l’Autriche. Alors arrivaient les régiments impériaux, qui commettaient d’horribles excès, et mettaient la Transylvanie à contribution. Les soldats autrichiens pratiquaient si bien le brigandage, que les bandits de profession prenaient leurs habits pour voler plus sûrement. Aussi chaque ville fortifiée leur fermait-elle ses portes. Un général de l’empereur, Basta, fameux par ses cruautés, ayant un jour enlevé tous les bestiaux des paysans, ceux-ci furent contraints de s’atteler aux charrues. Encore aujourd’hui les montagnards de Transylvanie parlent des «voitures de Basta », Básta szekere.

Entre ces deux maux, l’oppression turque et l’oppression autrichienne, les Transylvains choisissaient le plus éloigné, celui qui ne pesait pas sur l’heure, et qui partant semblait le plus tolérable. Un jour, secondés par les Impériaux, ils résistaient aux Turcs ; une autre fois, avec l’aide des Turcs, ils chassaient les Impériaux. Si, d’un côté, l’empereur parvenait à obtenir du prince Sigismond Báthori la cession de la Transylvanie, si le pape envoyait l’évêque Malespina au cardinal André Báthori, revêtu de la dignité de prince, pour lui ordonner de se soumettre à Rodolphe II ; de l’autre, les mécontents de Hongrie, qui étaient en état de rébellion permanente, poussaient à la guerre contre les Impériaux, la France faisait alliance avec Gabriel Bethlen, et, pour mettre le pays à couvert de l’influence autrichienne, promettait de maintenir la couronne dans la famille de Rákotzi. Notez bien qu’il était de l’intérêt de la Porte, dont l’autorité ne fut jamais affermie, et de l’intérêt de l’Autriche, qui voulait établir la sienne, d’affaiblir ce malheureux pays. Appauvrie, dépeuplée, la Transylvanie passa par les plus cruelles calamités. En 1601 la famine était telle, qu’on dévorait à Fejérvár les cadavres détachés de la potence. Dans cette année funeste, aucun enfant ne naquit. Tous moururent dans le sein de leurs mères.

Lorsque Soliman sépara la Transylvanie de la Hongrie, il laissa le gouvernement de cette province entre les mains d’Isabelle, fille du roi de Pologne, et veuve de Jean Zápolya. Sous le nom de cette princesse régna Georges Martinuzzi. Celui-ci, Hongrois de naissance, était d’une famille illustre et ruinée. Il avait passé sa jeunesse dans le château de Hunyad, en Transylvanie, vivant parmi les montagnards. Il était âgé de vingt-quatre ans lorsque son frère et son père perdirent la vie en combattant les Turcs. L’esprit frappé de ces événements, il dit adieu au monde, et entra dans le couvent de Saint-Paul l’Hermite, près de Bude. Il y apprit à lire, se fit enseigner le latin, la théologie, et acquit en peu de temps une telle réputation de science et de vertu, que les religieux d’un monastère de Pologne le choisirent d’une voix pour leur abbé. Retiré dans ce pays après la défaite de Tokay, Zápolya ne manqua pas de le consulter. Martinuzzi adressa au prince des paroles d’encouragement, offrit de parcourir lui-même la Hongrie, de réveiller le patriotisme de la noblesse et du clergé, et partit chargé des pleins pouvoirs de Zápolya. Son habileté et son dévoûment préparèrent le retour du roi.

Jean le récompensa en l’élevant à plusieurs dignités et en lui confiant la tutelle de son fils. Tant que Martinuzzi eut l’espoir de conserver au jeune prince Jean Sigismond la couronne de Hongrie, il se déclara l’ennemi des Impériaux. Mais lorsqu’il vit la domination autrichienne s’affermir dans ce royaume par la faute des Turcs, et la Porte étendre son autorité sur la Transylvanie, il se rapprocha de Ferdinand. Il comprit que la principauté appartiendrait tôt ou tard à l’une des deux puissances qui se la disputaient, et, en sa qualité de chrétien, il aimait mieux obéir à l’Autriche qu’au sultan. C’était la l’idée que, dans un temps plus favorable, devait mettre à exécution un autre grand ministre, Michel Teleki.

Toutefois Martinuzzi n’entendait pas conférer à Ferdinand un pouvoir illimité, il voulait qu’on fit justice à Isabelle et au jeune prince, il voulait que les prérogatives des Transylvains fussent maintenues. Le roi des Romains se lassa de tant de pourparlers. À la faveur des négociations, il avait introduit dans le pays quelques milliers d’Allemands et d’Espagnols, gens d’exécution commandés par un homme dur et cupide, Castaldo. Ferdinand envoya ses ordres de Vienne, et Martinuzzi fut égorgé (1551). Ce meurtre retarda d’un siècle et demi la réunion de la Transylvanie à la monarchie autrichienne. Les Impériaux furent expulsés de la province, et Isabelle, régnant au nom de Jean Sigismond, inaugura la série des princes nationaux.

En sa qualité d’ennemie acharnée de la maison d’Autriche, la France devait favoriser le parti d’Isabelle. Dès 1558, Henri II envoya une ambassade en Transylvanie, et offrit du secours à cette princesse. Christophe Báthori, qui, en retour, partit pour la France, demanda au roi d’entretenir pendant cinq ans un corps de cinq mille hommes, et d’user de son influence auprès du sultan pour que les Turcs rendissent aux Transylvains les deux places importantes de Lippa et de Temesvár. Henri reçut avec distinction l’envoyé d’Isabelle, consentit à tout, et, voulant lui témoigner l’intérêt qu’il portait à Jean Sigismond, parla long-temps, raconte l’historien Bethlen, de l’éducation du jeune prince. Báthori repartit accompagné d’un ambassadeur du roi, François Martines, qui devait proposer le mariage d’une princesse de France avec Jean Sigismond. Préoccupée de ses dissensions avec les magnats, Isabelle négligea cette alliance, qui aurait affermi son pouvoir. Onze ans après, ce fut Sélim II qui demanda pour Jean Sigismond la main de Marguerite, sœur de Charles IX. Les négociations n’aboutirent pas à l’union projetée par le Divan ; mais on sut en France qu’à l’extrémité de la Hongrie se trouvait une principauté qui résistait à l’ascendant de l’Autriche, et dont on pouvait se faire une alliée.

Bien que la dignité de prince fût élective, elle semble de fait avoir été héréditaire dans quelques puissantes familles. Entre les Báthori, qui donnent cinq princes à la Transylvanie, et les Rákótzi, qui leur succèdent, règne un homme de glorieuse mémoire, Gabriel Bethlen. Ces trois noms résument pour ainsi dire l’histoire de la Transylvanie pendant la période des princes nationaux.

Jean Sigismond eut la gloire de reprendre, ville par ville, la Transylvanie aux Impériaux. Étienne Báthori, qui lui succéda en 1571, était un homme d’un grand cœur, et que les Polonais, à la mort de leur souverain, s’empressèrent d’appeler au trône. En arrivant au milieu de ces fiers gentilshommes, il leur fit entendre ces paroles : « Avant de venir à votre appel dans ce pays, je n’ai jamais manqué de vêtement ni de nourriture ; je suis d’une bonne maison, j’ai toujours aimé ma liberté, et mon intention est de ne jamais la perdre. Donc je veux régner, je veux être non pas un roi fictif, une peinture, mais un vrai roi, bon pour les bons, méchant pour les méchants. » Sous le règne de ce prince illustre, la Transylvanie échappa à l’influence de la Porte, et subit celle de la Pologne. Christophe Báthori, frère d’Étienne, le remplaça en Transylvanie, et laissa la couronne à son propre fils Sigismond.

Pour que la Diète consentît à élire le jeune fils de Christophe, il fallait que le nom de Báthori eût un puissant prestige. On avait remarqué à sa naissance de sinistres présages : la tour de Grand-Waradein, disait-on, s’était inclinée, et lui-même était né la main remplie de sang. On sut bientôt que les prophéties avaient dit vrai. À peine Sigismond eut-il pris d’une main ferme les rênes du gouvernement qu’il fit arrêter douze magnats, dont le crédit et les richesses lui faisaient ombrage. Les États lui arrachèrent la grâce de quatre d’entre eux, mais les huit autres furent mis à mort. Alexandre Kendi, qui perdit la vie le premier, fut décapité à Clausenbourg. Comme il marchait au supplice, il aperçut Sigismond, qui debout, à une fenêtre, le regardait venir. « Aucune loi divine ni humaine, s’écria-t-il, ne souffre la condamnation d’un homme qui n’a pas été entendu. » Le prince, que l’on avait accoutumé de bonne heure à la vue du sang en exécutant en sa présence les criminels, assista froidement à cette tragédie.

Un Bohémien survint avec une épée, et trancha la tête de Kendi. Jean Iffiu monta après lui sur l’échafaud ; puis Gabriel Kendi, puis Jean Ferro, qui demanda vainement une épée nouvelle, parce que celle du Bohémien ne coupait plus, puis enfin Grégoire Literati. Le peuple, qui ne comprenait rien aux querelles des grands, regardait faire sans prendre aucun parti. Mais lorsqu’il vit la pluie tomber tout à coup et laver le sang des morts, il cria qu’ils étaient innocents. Les autres condamnés furent étranglés secrètement, suivant la coutume turque. On comptait parmi ceux-ci François Kendi, le dernier de son nom, puissant seigneur qu’on avait arrêté à Kendi Lóna, tandis qu’il sommeillait sous un arbre qui se voit encore, et Jean Bornemissza, qui s’était toujours montré vaillant capitaine et grand citoyen. Lorsqu’on vint le prévenir que sa dernière heure était sonnée, il entonna d’une voix forte un chant funèbre, après quoi il tendit la tête au bourreau (1594).

Deux autres Báthori gouvernèrent la principauté : André, qui fut en même temps cardinal, et dont nous raconterons plus loin la fin tragique, et Gabriel, prince habile et brave, mais que ses débauches et ses hostilités contre les Saxons rendirent odieux. Dès son avènement (1608), il faillit être assassiné par des magnats dont il avait insulté les femmes. Après une suite de guerres quelquefois heureuses, mais toujours désastreuses pour le pays, il fut égorgé par deux maris outragés. En lisant l’histoire des princes de Transylvanie, quand on voit passer tous ces personnages qui laissent une mémoire exécrée ou périssent de mort violente, on aime à rencontrer la figure de Gabriel Bethlen.

Dès l’âge de dix-sept ans, Bethlen avait passé sa jeunesse à guerroyer ; il s’était déclaré contre l’empereur Rodolphe lorsque celui-ci, invoquant le traité conclu avec Sigismond Báthori, réclama la possession de la Transylvanie. Moïse Székely, à la tête des Sicules, marcha au devant du général de l’empereur pour défendre l’indépendance de la principauté. Battu, il se réfugia à Constantinople, ramena des troupes turques, appela les Transylvains aux armes, et offrit la bataille à Basta, qui fut une seconde fois victorieux. Székely périt dans la déroute. Bethlen, qui servait sous lui, devint chef du parti national, et seconda habilement le prince Gabriel Báthori dans la guerre qu’il soutint contre les Impériaux.

Báthori ravagea le territoire des Saxons comme un pays ennemi. Ses crimes soulevèrent contre lui un grand nombre de Transylvains, qu’il proscrivit ou condamna à mort. L’orage grondait déjà quand il eut l’imprudence de s’aliéner son meilleur appui et son plus fidèle partisan, Gabriel Bethlen. Un jour qu’il avait dîné chez ce dernier à Hermannstadt, il perdit l’équilibre en descendant le petit escalier de bois de la maison, parce qu’une marche se rompit sous lui. Báthori, que les dangers rendaient soupçonneux, ouvrit l’oreille aux calomnies, accusa Bethlen d’en vouloir à ses jours, et lui fit des menaces. Bethlen le prévint, se retira à Constantinople, et le sultan, qui connaissait sa bravoure, l’accueillit avec des égards. Plusieurs Transylvains réfugiés avaient dénoncé au divan l’administration de Báthori et dépeint les guerres civiles qu’il avait allumées. Le Grand-Seigneur confia à Bethlen quelques troupes, qui mirent en fuite celles de Báthori dans les défilés de la Porte de Fer. Abandonné de tous ses sujets, ce prince s’enfuit jusqu’à Grand-Waradein, où il trouva la mort.

La Diète fut convoquée par ordre de la Porte, qui demanda l’élection d’un nouveau prince. Assemblés le 20 octobre 1613, les États décernèrent la couronne, le 23, à Gabriel Bethlen. Celui-ci annonça son avènement au sultan et à l’empereur Mathias, punit les assassins de Báthori, et s’attacha à apaiser les discordes en rendant aux Saxons les droits que ce prince leur avait injustement ravis. Son élection devait soulever quelque opposition à Vienne : car les empereurs, loin d’admettre l’indépendance de la Transylvanie, faisaient gouverner ce pays par des vayvodes quand la fortune favorisait leurs expéditions. Bethlen, par un traité signé en 1615, renonça à toute hostilité contre la Hongrie et les provinces autrichiennes. En échange, Mathias reconnaissait aux Transylvains le droit de choisir librement leurs princes.

Gabriel Bethlen régnait paisiblement quand, en 1619, la Diète de Presbourg se plaignit des atteintes portées à la liberté religieuse. Ferdinand II, successeur de Mathias, avait proclamé l’intolérance en matière de foi. Les luthériens et les réformés sollicitèrent Bethlen de défendre leur cause, et de maintenir par les armes le traité de Vienne, accepté par lui, et violé par l’empereur. Bethlen était protestant zélé. Son biographe rapporte qu’il ne se séparait jamais de sa Bible, même sur les champs de bataille. Il se rendit aux prières de ses coreligionnaires, déclarant qu’il ne se faisait pas scrupule d’oublier une paix que Ferdinand avait le premier foulée aux pieds. Sa course à travers la Hongrie fut prodigieusement rapide. Cassovie, Neuhausel, et enfin Presbourg avec la couronne royale, tombèrent en son pouvoir. Les États de Hongrie voulurent l’élever au trône ; mais il se contenta de recevoir le titre de prince du royaume, et appela au sein de la Diète l’ambassadeur de Ferdinand pour régler les différends religieux. L’envoyé de l’empereur offrit des conditions inacceptables ; il fut éconduit, et Bethlen, de concert avec les États, prit des mesures destinées à assurer la liberté de conscience. La religion de chaque citoyen devait être respectée, et les jésuites, à l’instigation desquels la paix de Vienne avait été violée, devaient être bannis à jamais. Les hostilités continuèrent au delà du Danube, grâce aux mesures des Français, qui encourageaient secrètement les Transylvains, et, malgré la défaite de Frédéric de Bohème, son allié, Bethlen força Ferdinand à demander la paix. Par le traité de Nicolsbourg, conclu le 21 décembre 1621, l’empereur autorisait le libre exercice des religions réformées, et cédait au prince de Transylvanie les comitats de Szathmár, Szaboles, Ugocsa, Bereg, Zemplén, Abauj et Borsod. De son côté Bethlen abandonnait ses prétentions sur la Hongrie, et rendait la couronne royale.

Les victoires de Tilly sur les luthériens d’Allemagne firent revivre les prétentions de Ferdinand II. Les protestants hongrois, malgré la paix jurée, furent persécutés de nouveau. Invoqué par eux, Bethlen traversa la Hongrie avec un irrésistible élan, pénétra jusqu’en Moravie, et ne déposa les armes qu’après avoir obtenu une nouvelle ratification du traité de Nicolsbourg (1623). Malgré ces hostilités, Gabriel Bethlen, dans un but chrétien, cherchait à se rapprocher de l’empereur ; il confia ses projets à son chancelier, Kamuthi, et le fit partir pour Vienne. Il proposait à Ferdinand de cesser toute persécution contre les protestants d’Allemagne et de Hongrie, et de tourner sa puissance contre les Turcs. « Nous disposons ensemble, disait-il, des forces de l’Espagne, de l’Autriche, de la Hongrie et de la Transylvanie. Chargez-vous du recrutement, de la solde et de l’entretien des troupes, je prends pour moi les fatigues et les dangers de cette croisade. » Comme garantie du traité, Bethlen demandait en mariage la fille de l’empereur. Tout autre que Ferdinand eût accepté de pareilles offres ; mais il ne se trouvait personne à la cour d’Autriche qui fût à la hauteur de ces plans. Kamuthi reçut des réponses évasives.

Bethlen sut quelle politique il avait désormais à suivre. Il résolut de s’unir étroitement aux protestants allemands et à la Porte, et de fonder un puissant royaume sur les ruines de la maison d’Autriche. Dans ce but il épousa en 1626 Catherine, sœur de l’électeur de Brandebourg, la maison de Brandebourg s’étant alliée par un mariage à Gustave-Adolphe. D’autre part il entretint de bonnes intelligences avec le divan. Il avait conquis l’admiration des Ottomans par ses talents et sa valeur ; personnellement il leur plaisait par ses manières et son langage. Comme tous les Transylvains de son époque, Bethlen parlait le turc, avait la barbe longue et la tête rasée. Les Ottomans promirent leur secours à ce prince, qui s’était constamment montré fidèle à la Porte.

Par son mariage avec Catherine de Brandebourg, Bethlen fut entraîné une troisième fois dans la guerre de trente ans. La cause des protestants était encore en danger lorsqu’il unit ses forces à celles de Mansfeld, et de Jean-Ernest, duc de Weimar. Waldstein l’attendait avec une armée formidable. Bethlen se donna de garde de risquer une bataille ; ses hussards inquiétaient les fourrageurs impériaux sous Galgocz, et les dispersaient dans des actions partielles. L’armée autrichienne, manquant de vivres, se retira à Presbourg, serrée de près par les cavaliers hongrois, qui faisaient main basse sur les traînards. Ferdinand II demanda derechef la paix, et le traité de Nicolsbourg fut signé de nouveau. Bethlen ne survécut à cette convention que trois années. Il mourut d’une hydropisie, au moment où il faisait d’immenses préparatifs de guerre. Il allait sans aucun doute tenter l’exécution de ses grands projets, et attaquer à l’est les provinces autrichiennes, tandis que Richelieu se préparait à les envahir à l’ouest.

On put dès lors comprendre, en Transylvanie, quelle influence exerce un seul homme sur un pays entier. Cette principauté, sous l’administration de Gabriel Bethlen, se fit respecter des Turcs, imposa la paix aux Impériaux, et, relevant par trois fois l’opposition protestante en Allemagne, contribua au maintien de l’équilibre européen. Au dedans, Bethlen révisait les codes, fondait des collèges, appelait des savants et des artisans étrangers. Bien qu’il eût livré quarante-deux batailles, et reculé par les armes les frontières de la Transylvanie, il laissa après lui des améliorations qui sont ordinairement le fruit de la paix. Nous nous sommes étendu sur l’histoire de ce prince, parce qu’une foule d’écrivains l’ont dénaturée. Bethlen avait l’ambition des hommes supérieurs, qui se sentent nés pour commander et faire de grandes choses. Il voulut monter sur le trône, et il y monta. Il voulut soutenir ses coreligionnaires, qui fléchissaient en Allemagne, et il les soutint. Les jésuites, qui dominaient sous les Báthori, ont reproché au protestant Bethlen ce qu’ils nommaient son usurpation, et en ont fait un ingrat ambitieux. D’autre part les historiens impériaux ne lui pardonnèrent pas ses victoires, et l’accusèrent d’avoir trahi les intérêts de la chrétienté. Enfin la plupart des écrivains modernes, sans partager les passions de leurs devanciers, ont involontairement adopté leurs préventions, dans l’impossibilité où ils étaient de consulter d’autres sources.

Bethlen avait nourri l’espoir de fonder une dynastie. Dans sa pensée, la Transylvanie, gouvernée par des princes héréditaires, et délivrée des factions qui l’affaiblissaient, devait devenir le noyau d’un état florissant, et à la longue s’agréger la Hongrie : c’était reformer le vieux royaume de saint Étienne. La mort surprit Bethlen au milieu de ses projets. Il put cependant faire passer la couronne à Catherine de Brandebourg, qui fut prince après lui. Catherine ne tarda pas à abdiquer, et Étienne Bethlen, frère de Gabriel, monta sur le trône malgré Georges Rákótzi, qui se déclara son compétiteur, et se fit élire par une Diète composée de quelques partisans. Étienne Bethlen demanda du secours au pacha de Bude, livra à Rákótzi une bataille qui ne décida rien, et, sommé par la Diète de suspendre les hostilités, renonça finalement au pouvoir. Georges I justifia son ambition ; il gouverna habilement la principauté, entreprit avec succès de soutenir contre les Impériaux les protestants de Hongrie et de Moravie, fortifia les places des frontières, et accrut considérablement le trésor. Tranquille et prospère, la Transylvanie se sentait assez forte pour refuser de payer au sultan un impôt extraordinaire ; et les Turcs allaient paraître en ennemis lorsque Georges I mourut.

Son fils, Georges II, se hâta d’apaiser le divan pour aller faire la guerre en Pologne. Nous avons raconté ailleurs l’issue malheureuse de cette expédition, et l’énergique résistance de Rákótzi, qui lutta avec une poignée d’hommes contre deux armées turques. Trois ans avant sa mort, la Diète, sommée par le Grand-Seigneur de choisir un prince, avait élu François Rédei, homme d’un caractère doux et pacifique, qui s’estima heureux, après trois mois de règne, de se retirer en Hongrie. Les Turcs lui donnèrent pour successeur Barcsai. Celui-ci n’était pas plus capable de tenir les rênes du gouvernement, et son inertie favorisa l’ambition de Jean Kemény, qui se fit choisir à sa place. Barcsai ayant été égorgé par les partisans de son rival, les Turcs, pour mettre un terme à ces divisions, élevèrent au trône un gentilhomme qui habitait par hasard près de leur camp. Ce gentilhomme, qui n’accepta les honneurs de la principauté que parce qu’il y fut contraint, se nommait Michel Apaffi. Malgré ses protestations, le pacha lui remit le sceptre et la pelisse d’honneur, et, pour lui donner en même temps le pouvoir, tua Kemény dans une bataille sanglante, et reprit sur les rebelles toutes les places du pays (1061).

Apaffi était né pour vivre dans la retraite. Hors d’état de faire face lui-même aux circonstances, il eut du moins l’esprit de confier l’autorité à un ministre qui en était digne. Michel Teleki, élevé à la cour de Georges I Rákótzi, avait rempli auprès de Georges II les fonctions de capitaine des gardes. Admis dans les conseils d’Apaffi, il se fit remarquer par son patriotisme et la sûreté de son jugement. Le prince le nomma commandant de ses meilleures forteresses, administrateur de plusieurs comitats, et finit par se reposer sur lui du soin des affaires. La puissance qui échut à ce ministre lui suscita des envieux, dans ce pays où les grands étaient toujours acharnés les uns contre les autres, et les calomnies lui ont survécu. Pourtant sa correspondance avec Sobieski, et avec le père Dunot, agent de Léopold, montre quels nobles sentiments animaient ce grand citoyen, qui mourut sur le champ de bataille à un âge où ceux qui ont bien mérité de la patrie se reposent ordinairement de leurs longs services.

La gloire de Teleki fut d’étouffer ses propres antipathies, et de consommer la réunion de la Transylvanie à l’empire. Les Hongrois ne lui en ont pas su bon gré, parce que le gouvernement autrichien n’a jamais été populaire. Toutefois il faut reconnaître qu’il eut l’habileté d’obtenir pour son pays la meilleure des capitulations. Sans lui il serait arrivé de deux choses l’une : ou la Transylvanie aurait été reprise aux Turcs par l’Autriche, ou elle serait restée jusqu’à ce jour nominalement soumise à la Porte. Dans le premier cas, on l’eût traitée en province conquise, sans respect pour ses institutions libérales ; dans la seconde hypothèse, elle aurait aujourd’hui le sort des provinces danubiennes. Les princes autrichiens, il est vrai, ne s’attachèrent pas à mériter l’amour de la nation ; mais, à tout prendre, leur gouvernement était préférable au protectorat turc. Le second Nicolas Zrinyi, peu d’instants avant sa mort, contait à ses amis l’apologue suivant, qu’il appliquait à la Hongrie et à la Transylvanie.

Un jour un homme emporté par le diable rencontre un compagnon : « Où vas-tu, camarade ? lui demande celui-ci. Je ne vais pas, dit l’autre, on me porte. — Qui ? — Le diable. — Où ? — En enfer. — Hélas ! te voilà dans une triste situation ; tu ne saurais être pis. — Je suis mal, je l’avoue, mais je pourrais être pis encore. — Qu’y a-t-il de pire que l’enfer ? — C’est juste. Mais si je vais en enfer, je suis porté sur les épaules du diable ; je me repose dans le trajet. Que le diable au contraire me selle et monte sur moi, j’irais en enfer avec la fatigue de plus ; je serais donc plus mal que je ne le suis à présent. » L’empereur, pensait Zrinyi, c’est le diable qui porte ; le sultan, c’est le diable qui se ferait porter.

Il est remarquable que la Transylvanie échappa à la domination turque sous un prince que les Turcs nommèrent de leur propre autorité. Toutefois, pendant la première partie de son règne, Apaffi subit l’influence de la Porte. Adoptant la politique de Botskai, de Bethlen et de Georges I Rákótzi, il se déclara contre l’empereur pour soutenir les mécontents de Hongrie. La noblesse de ce royaume était alors en état de rébellion ouverte : les comtes Pierre Zrinyi, Frangipani et Nádasdi, venaient de périr par la main du bourreau (1671) ; le palatin Wesselényi, après avoir perdu ses forteresses, s’était retiré en Transylvanie ; le prince Rákótzi, fils de Georges II, avait été ramené par les armes, et le comte Étienne Tököli était mort assiégé dans son château par les troupes impériales. Peu s’en fallut que son fils, encore enfant, ne tombât entre les mains des Autrichiens. Ses amis lui firent passer à la hâte un vêtement de femme, et l’entraînèrent hors des murailles. Sous les habits d’une innocente jeune fille fuyait le plus implacable ennemi qui se soit jamais levé contre l’Autriche.

Emeric Tököli était un homme de génie. Si la barbarie ottomane eût été disciplinable, il l’eût disciplinée, car il gouverna toute sa vie les Turcs. En même temps il intéressait le roi de France à sa cause, et régnait sans partage sur les mécontents hongrois. Tököli fut la personnification du sentiment national, de la résistance hongroise à l’oppression autrichienne. Hongrois, il était secondé par les Transylvains. Ennemi de l’Autriche, il était appuyé par les Ottomans. Lorsqu’on se rappelle quelles terribles guerres les Hongrois soutinrent au moyen âge contre les Turcs et les Tatars, ou peut s’étonner qu’au 17e siècle ils se soient rapprochés de la Porte. Mais il faut remarquer que les guerres des Turcs se divisent en deux périodes : elles s’ouvrent par l’âge héroïque d’André II ; au temps même de Jean Hunyade, les Ottomans, poussés par le souffle du prophète, sont encore animés de l’ardeur du prosélytisme. C’est la lutte de la croix et du croissant. Les Hongrois défendent vaillamment la chrétienté, et ils vont jusqu’à Varna porter défi à l’islamisme. À partir de Soliman, le caractère de la puissance ottomane se modifie. Les Turcs prennent part aux affaires du continent ; ils se laissent guider moins par un fanatisme aveugle que par le calcul et la politique. Leur empire compte entre les états de l’Europe, et les rois de France recherchent leur alliance. Dès lors la mission des Hongrois est terminée. Les guerres qui ensanglantent la Hongrie ne sont plus motivées que par l’ambition personnelle des empereurs et des sultans, qui se disputent le sol ; et l’on comprend qu’après s’être placés sous la protection des empereurs pour échapper à la domination de la Porte, les Hongrois, trompés dans leurs espérances et accablés par l’Autriche, aient pu, en se révoltant, accepter les secours des Turcs, comme ils acceptaient ceux de Louis XIV.

Lorsque Emeric Tököli chercha un refuge en Transylvanie, il se mit tout d’abord sous la protection du Grand-Seigncur, et lui paya tribut. Ceci conclu, il résolut de gagner les conseillers d’Apaffi, et ne trouva pas de plus sur moyen que de captiver l’intérêt des femmes. Il obtint du premier ministre la main de sa fille, et des fiançailles furent célébrées, qui scellèrent l’alliance des Transylvains et des mécontents de Hongrie. Apaffi demanda au sultan un corps d’auxiliaires dans le but de déclarer la guerre à l’Autriche. Sur le refus de la Porte, il s’adressa à Sobieski, roi de Pologne ; mais celui-ci, qui venait de signer la paix avec l’empereur, ne donna aucune espérance aux Transylvains. Les députés hongrois se tournèrent alors vers l’ambassadeur de Louis XIV, M. de Forbin-Janson, évêque de Marseille. Ils lui représentèrent que la politique traditionnelle de la France avait été de seconder les Transylvains dans leur lutte contre les Impériaux, et demandèrent des secours en hommes et en argent. M. de Forbin-Janson voulait se ménager le saint-siège, lequel favorisait l’empereur ; il fit donc aux députés une réponse négative. Mais à la même époque se trouvait à Varsovie un ambassadeur extraordinaire, le marquis de Béthune, que le roi de France avait envoyé en Pologne pour féliciter Sobieski sur son élection.

M. de Béthune comprit sans peine que Louis XIV, en bonne politique, devait prendre parti pour les Transylvains. De retour à Versailles, il lui fut facile de persuader le roi, qui avait toujours eu pour but de s’attacher la noblesse de Hongrie : on le vit en 1664 envoyer dix mille écus à Nicolas Zrinyi pour le dédommager des pertes qu’il avait éprouvées pendant la guerre des Turcs. Nommé ambassadeur en Pologne (1677) en remplacement de l’évêque de Marseille, M. de Béthune fit partir pour la Transylvanie l’abbé Révérend, et M. de Forval, qu’il chargea des négociations. M. de Forval était un gentilhomme de Normandie, brave et spirituel. Il avait de charmantes manières, un visage agréable, et, au moment du danger, une belle humeur, qui enchantait les Transylvains. Ils reconnaissaient en lui plusieurs qualités hongroises ; aussi lui pardonnèrent-ils jusqu’à la franchise un peu vive avec laquelle il apostropha le chef des mécontents, qui n’était pas assez vite accouru à son poste. Il pensa toutefois compromettre le succès des négociations un jour qu’il s’était abandonné à un accès de galanterie française. Il dînait chez la baronne Kapy, l’une des plus belles femmes, disait-on, qui fussent à la cour, et, pour exprimer convenablement son admiration, il s’écria qu’elle était la reine de la Transylvanie. Ce mot fut rapporté à la princesse Apaffi, qui prétendait seule à la souveraineté, et crut voir une atteinte portée à ses droits. Il fallut toute la grâce de M. de Forval pour la désarmer.

L’abbé Révérend avait la finesse, le tact et la prudence d’un diplomate consommé. Il s’adressait aux esprits froids et calculateurs, et se chargeait de convaincre non l’épouse du prince, mais le prince lui-même, ou plutôt son ministre. Du reste, aimable et gai compagnon, il finit par prendre en grande affection ce bon pays de Transylvanie, où l’on trouvait toujours riants visages, beaux chevaux, et excellente chère. Il avait, pour arriver à ses fins, des expédients qui n’étaient qu’à lui. Un jour, Apaffi avait refusé de lui accorder une audience : il s’était cependant promis d’arriver jusqu’à la personne du prince, qu’il avait un pressant besoin de voir. Le refus était si formel, que tout autre que l’abbé Révérend eût perdu courage. Pour lui, il imagina de mettre un costume hongrois et de se faire admirer des principaux seigneurs. Lorsque le prince eut appris ce déguisement, il voulut contempler l’abbé ainsi vêtu, et se hâta de l’appeler. Celui-ci ne manqua pas d’accourir, fit agréer ses demandes, et, loin de s’aliéner le prince par son exigence, reçut au contraire de ses mains, en signe de bonne amitié, la ceinture qui manquait à son costume.

Il fut convenu entre les envoyés français et le gouvernement d’Apaffi que le roi de Pologne, entraîné dans la coalition par M. de Béthune, ferait passer cinq mille hommes en Hongrie, que le prince de Transylvanie lèverait un pareil nombre de combattants, et que ces deux corps, unis aux sept ou huit mille mécontents, entreraient en campagne contre l’empereur. L’abbé Révérend conduisit à Varsovie un ambassadeur d’Apaffi et deux envoyés du parti des mécontents, et le traité fut signé par M. de Béthune au nom de la France. Les régiments polonais arrivèrent sous le commandement du comte de Boham : de concert avec les troupes transylvaines, ils marchèrent au devant des mécontents hongrois. Au lieu des alliés, ils trouvèrent en chemin une armée impériale qui les attaqua avec confiance, et fut mise en déroute. Après la victoire, les confédérés opérèrent leur jonction avec les mécontents, et ce fut alors que M. de Forval, qui s’était distingué dans la bataille, adressa avec vivacité des reproches à Paul Wesselényi, qui commandait les Hongrois, et avait failli, en retardant sa marche, assurer le triomphe des ennemis.

Ce succès enflamma les Transylvains. Ils équipèrent une nouvelle armée de douze mille hommes, auxquels se joignit un corps de Polonais. Tököli n’avait encore que dix-neuf ans et servait comme volontaire ; mais sa naissance, et les talents qu’il déploya tout d’abord, le firent nommer chef des mécontents. L’armée des alliés s’empara de la Haute-Hongrie, et porta ses armes jusqu’à Presbourg. Évitant les actions générales, les soldats hongrois, qui étaient appuyés par les habitants, surprenaient les partis ennemis, et les battaient isolément. Un fait montre quel prestige avait alors le nom français en Hongrie. Le général Kopz ayant un jour fait empaler, contre toutes les lois de la guerre, cent prisonniers hongrois, les Transylvains, par représailles, allèrent attaquer un régiment autrichien qui campait près de Tokay. Ils le massacrèrent, et ne prirent qu’une quarantaine d’hommes, qui furent immédiatement empalés. Un de ces soldats, originaire des Pays-Bas, allait à son tour subir le supplice, lorsqu’il prononça quelques mots de français : cela le sauva.

L’empereur redoutait la guerre en Hongrie. Plusieurs fois il envoya des ambassadeurs aux mécontents, et leur offrit la paix ; mais les partis n’arrivaient jamais à s’entendre. Un jour, pendant les négociations, les Impériaux voulurent enlever Tököli. Un corps d’élite s’avança malgré la trêve vers la résidence du chef hongrois. Mais celui-ci, prévenu à temps, attendit les ennemis de pied ferme et les tailla en pièces. Tököli feignit de se réconcilier avec l’empereur : il rompit ostensiblement avec les Transylvains, et renvoya à Teleki l’anneau de fiançailles qu’il avait reçu de sa fille. La cour de Vienne, trompée par ces apparences, laissa Tököli épouser la veuve de Rákólzi, et s’emparer tranquillement des forteresses qui appartenaient à cette maison. Elle ne reconnut son erreur que lorsque le chef des mécontents, levant le masque, appela les Turcs à son aide. Le Grand-Seigneur remit le cafetan à Eméric Tököli, et le déclara prince régnant de Hongrie. À la mort du prince les Hongrois devaient se choisir un nouveau souverain, lequel serait tributaire de la Porte, comme le prince de Transylvanie.

Pour montrera tous que le sultan avait en grande estime le chef des mécontents, le visir, qui campait près d’Eszek, lui fit une réception magnifique (1683). « On envoya jusqu’à trois lieues au devant de lui, rapporte le biographe de Tököli[2], le chiaous Bassi, accompagné du spahilar Agasi, et de divers autres agas, à qui Maurocordato, premier interprète du Grand-Seigneur, servit de trucheman. Six vingt dellis du visir vinrent lui offrir leur service, et lui tirent dire qu’ils venaient pour obéir à ses ordres. Ils se mirent à la tête dans le reste de la marche qui était à faire pour se rendre au camp des Turcs. Après eux marchaient cent cinquante hussards bien montés, avec des trompettes et des timbales. L’un d’eux portait un étendard de couleur bleue, où l’on voyait en or un bras avec une épée nue à la main, et le nom de Tököli autour. Il y avait encore un étendard rouge avec ses armes, et quelques hommes avec six chevaux de main. Cinquante gentilshommes hongrois, protestants et catholiques, et entre autres le comte Homonnai, marchaient ensuite. On voyait après un cornette qui était suivi de divers Hongrois mêlés parmi les Turcs. Sept autres chevaux de selle étaient conduits après eux par des palefreniers vêtus à la hongroise. On voyait ensuite Tököli lui-même sur un cheval superbement harnaché, que le visir lui avait envoyé. Il était environné de six personnes avec des peaux de tigre sur le dos, vêtu à la hongroise, d’un drap gris, fourré de loup cervier, avec des galons d’argent sur les bords, et une longue plume blanche au bonnet. Après était son carrosse, avec six hayduques à chaque portière, vêtus d’une étoffe de soie rouge doublée d’orangé, avec des plumes sur leurs bonnets. Il y avait encore un autre carrosse et deux calèches, suivis d’un étendard vert, à la tête d’une compagnie d’hayduques bien mis et bien armés. Enfin venait une troupe de cavaliers, qui faisaient avec les précédents le nombre de quatre cents. Tököli arriva en cet ordre à la tente du visir, qui le régala de cafetans, avec tous ceux qui le suivaient. Le visir lui fit aussi présent d’une veste doublée d’hermine, et couverte d’une étoffe à petites fleurs d’argent sur un fond rouge ; après quoi il fut conduit dans une tente qu’on lui avait préparée, et qui était environnée de diverses autres pour la noblesse qui était avec lui. »

Pendant le siège de Vienne, Tököli évita de se joindre aux Turcs, et s’attaqua au château de Presbourg. Kara-Mustnpha, forcé d’abandonner l’Autriche, fit retomber sur Tököli le mauvais succès de l’expédition, et l’accusa devant le Grand-Seigneur. Tököli se rendit seul à Constantinople et se justifia. Calomnié une seconde fois, il fut mis aux fers par le pacha de Grand-Waradein. Les conseillers du sultan voyaient avec envie dominer cet infidèle, dont ils subissaient à regret l’influence ; mais il leur imposait par son génie, et on n’osa pas attenter à ses jours. Les Turcs se hâtèrent de le tirer de prison et de le remettre à leur tête. Pendant sa captivité ils avaient perdu du terrain, et une foule de places s’étaient rendues, hormis Munkáts, que la comtesse Tököli défendit avec héroïsme.

Une chose faisait la force de Tököli, la haine des Hongrois contre l’Autriche. À peine les Impériaux avaient-ils quitté une province, que les habitants accouraient en foule au devant des mécontents pour s’enrôler. Mais d’autre part la cour de Vienne avait l’art de rendre Tököli suspect à la noblesse, et la défection paralysa souvent les ressources des révoltés. Le principal obstacle que Tököli eût à surmonter, c’était l’aveugle obstination des Turcs, auxquels il répugnait d’obéir franchement, et qui ne faisaient les choses qu’à demi. Un seul homme commandait à Vienne ; aussi à la longue les Impériaux reprirent-ils l’avantage. En 1688 Louis XIV annonçait hautement son intention de soutenir les Hongrois, et d’employer toutes les forces de la France contre l’empire, lorsque l’avènement de Guillaume d’Orange sur le trône d’Angleterre le détourna de ses desseins. Il se déclara l’ennemi de la Grande-Bretagne, et la guerre d’Allemagne ne fut plus que secondaire. Les Impériaux le sentirent ; aussi, malgré les victoires des Français, la prise de Philipsbourg, de Spire, de Worms, et la conquête du Palatinat, pas un régiment autrichien n’abandonna la Hongrie pour couvrir l’Autriche : on savait à Vienne qu’on pouvait compter sur l’Angleterre. Cependant le roi de France ne laissa pas que de venir en aide à Tököli, et les troupes des mécontents étaient régulièrement payées, lorsque depuis plusieurs mois ni les Impériaux ni les Turcs ne recevaient de solde. C’était prolonger une résistance inutile : le triomphe des Impériaux était dès cette époque assuré.

On vit alors un étrange spectacle. Un peuple brave et belliqueux, combattant pour son indépendance, ayant à sa tête un homme de génie, forcé de se soumettre à un gouvernement détesté, à un souverain sans génie ni grandeur. Mémorable enseignement, qui montre une fois de plus que la persévérance, la concorde, sont les éléments indispensables du succès, et que les efforts héroïques d’un moment ne suffisent pas pour faire de grandes choses. Personnellement inférieur à chacun de ses adversaires, l’empereur Léopold, qui avait pour devise Consilio et industria, sut l’emporter sur tous. Ses propres troupes n’étaient ni assez nombreuses ni assez aguerries pour se mesurer avec les Hongrois ; il se fit secourir par les soldats de l’Allemagne. Conduites par des généraux étrangers, Louis de Bade, Montécuculli, le prince Eugène, ces troupes étrangères affermirent la puissance de l’empereur.

Léopold savait que la soumission des Hongrois ne serait entière que si la Transylvanie était réunie à la monarchie autrichienne ; aussi chercha-t-il à étendre sa domination sur cette principauté. Il attendait le moment où les États auraient à choisir un nouveau prince, afin de faire valoir ses prétentions. Pour mettre le pays à l’abri des influences étrangères, Teleki résolut de désigner le jeune fils d’Apaffi aux suffrages de la Diète, du vivant même du prince. Lorsque le Grand-Seigneur somma Michel Apaffi de suivre l’armée ottomane qui se dirigeait sur Vienne, le premier ministre représenta aux États que les chances de la guerre étaient dangereuses, et que, pour veiller au salut de la patrie, il convenait, sans attendre la mort du prince, de nommer son successeur. Cette sage prévoyance mettait en lumière les vices du gouvernement électif ; aux yeux des patriotes prudents, il était urgent, pour fermer la brèche à l’ennemi, d’assurer le pouvoir à un individu, fût-ce même à un enfant.

Teleki porta dans ses bras le fils de Michel Apaffi, qui n’avait guère que sept ans, et le déposa sur une table, au milieu de la Diète. On le salua par trois acclamations, et Teleki le ramena chez son père, suivi des États, qui venaient de le reconnaître pour prince. L’armée transylvaine partit ensuite pour guerroyer en Hongrie. Léopold ne se découragea pas ; il s’adressa à celui qui traversait tous ses desseins, au premier ministre Teleki. Il lui rappela les maux qui accablaient la Transylvanie sous la domination de la Porte, et s’engagea à protéger la principauté contre ce brutal despotisme. Il voulait, disait-il, laisser aux Transylvains toutes leurs libertés politiques et religieuses. Teleki demanda qu’un traité fût formulé, et en 1685 un diplôme fut expédié de Vienne, qui renfermait les clauses de la convention. M. de Béthune intervint alors, promettant de faire sortir du pays les soldats allemands qui le ravageaient déjà sous prétexte d’en prendre possession, et les négociations furent interrompues.

Elles furent reprises l’année suivante. Un traité secret fut préparé entre l’empereur Léopold et le prince Michel Apaffi, dans le but de soustraire les Transylvains à l’autorité du sultan. L’empereur s’engageait à secourir le prince autant de fois que celui-ci le demanderait ; il devait solder ces troupes auxiliaires, et les Transylvains n’étaient tenus que de leur fournir des vivres ; placées sous le commandement du prince, ces troupes devaient quitter le pays aussitôt qu’il en donnerait l’ordre ; l’empereur rendrait à la Transylvanie tout le territoire transylvain qui serait reconquis sur les Turcs ; il ne ferait jamais la paix avec la Porte à l’exclusion de la Transylvanie ; enfin le jeune Michel Apaffi devait succéder à son père, et après lui, la Diète, suivant les lois du pays, aurait le droit de choisir librement son successeur. En échange de sa protection, l’empereur ne demandait aux Transylvains qu’un tribut annuel de cinquante mille écus. Ce traité était trop favorable à la Transylvanie pour être rejeté par Teleki. L’empereur s’empressait de l’offrir, parce que l’attitude des mécontents hongrois était menaçante. Il était prudent de tirer parti de cette circonstance, car une victoire pouvait rendre Léopold plus exigeant. Le traité fut accepté.

On s’efforça alors de populariser le nom de l’empereur, et d’effacer les souvenirs que les envoyés français avaient laissés en Transylvanie. Des satires contre Louis XIV étaient fabriquées à Vienne, et distribuées aux principaux gentilshommes[3]. Léopold flattait les uns, intimidait les autres. Rien n’était plus significatif que la répugnance qu’il rencontrait partout. On s’alliait à l’Autriche par nécessité, faute de mieux : on subissait le traité pour préserver le pays d’un mal plus grand. D’ailleurs les excès des soldats impériaux suffisaient seuls pour motiver le mécontentement des Transylvains. Admises en 1687, les troupes autrichiennes levèrent des contributions si fortes, que les seigneurs supportèrent la moitié des charges, le peuple ne pouvant y suffire. Aussi, dans les campagnes, les paysans livraient-ils bataille aux soldats « alliés ». Des villages, des villes résistaient. Cronstadt n’ouvrit ses portes au général Veterani qu’après un bombardement.

Dès 1688 la Diète de Fagaras fut contrainte de rappeler à l’empereur que les quatre religions reconnues par la constitution devaient jouir d’une égale liberté ; elle lui représenta en outre que le pays, épuisé par la guerre, ne pouvait payer au delà des cinquante mille écus formant le tribut annuel, et le supplia de rappeler ses troupes aussitôt que la paix serait assurée. Léopold s’engagea à faire droit à toutes ces demandes, car ce ne fut qu’à force de serments que ce prince parvint à régner sur la Transylvanie. Les Hongrois étaient accoutumés à la bonne foi des Turcs, durs et intraitables, mais loyaux ; et ils ne refusaient pas à un prince chrétien la confiance qu’ils accordaient au sultan. En 1689 Léopold promit tout ce qu’on voulut, et la Transylvanie accepta définitivement le protectorat autrichien. Michel Apaffi mourait l’année suivante, et son fils Michel II montait sur le trône. Le Grand-Seigneur lança alors sur la principauté une armée formidable commandée par Emeric Tököli. Nommé souverain par les Turcs, Tököli venait à main armée s’emparer du pays. Les Autrichiens, sous le général Heussler, et les Transylvains, ayant à leur tête Michel Teleki, lui livrèrent bataille aux portes de la Transylvanie, à Zernyest. Ils furent vaincus. Ce revers, qui fut effacé par les succès de Louis de Bade, compromit cependant la puissance de Léopold dans la principauté, et devait le rendre plus accommodant. Deux mois après l’invasion de Tököli, il expédia de Vienne la charte qui assurait les droits et les libertés des Transylvains, et qui depuis long-temps était préparée.

Le Diplôme de Léopold, remis aux États le 16 octobre 1690, contenait 18 articles. Voici en résumé les garanties qu’il donnait au pays. Il y aura parfaite égalité entre les religions reçues : tous les privilèges existants seront maintenus ; les lois qui ont jusqu’à ce jour régi la principauté continueront d’être en vigueur ; le gouvernement observera rigoureusement l’ordre habituel dans la composition et la constitution de la Diète, des diverses administrations et des tribunaux ; toutes les charges, soit politiques, soit judiciaires ou administratives, seront données à des citoyens sans égard à leur religion ; à l’exception des comtes suprêmes des comitats, tous les employés seront choisis par le pays, et leur nomination confirmée par le prince ; la Diète sera convoquée chaque année ; l’impôt ne dépassera pas cinquante mille écus pendant la paix, et quatre cent mille florins en temps de guerre ; on n’introduira ni douane ni impôt nouveau ; les Sicules défendront le pays, et garderont les frontières à leurs frais, comme par le passé : aussi n’acquitteront-ils ni dîmes ni taxe ; la principauté ne sera pas chargée de troupes inutiles, les garnisons seront en grande partie composées de soldats indigènes, et le général des troupes impériales ne se mêlera pas des affaires du pays. Pour compléter le diplôme, quelques mesures touchant les affaires religieuses furent concertées entre Pierre Alvintzi, au nom de la Diète, et l’empereur Léopold, et arrêtées en 1693 dans ce qu’on a appelé la resolutio alvintziana.

Cette charte est encore la base de la constitution de Transylvanie ; mais il est exact de dire, en rappelant un mot célèbre, qu’elle n’a jamais été une vérité. La mort de Teleki laissa le champ libre aux envahissements de Léopold. Dès 1695 les reformés étaient écartés des emplois, et on enlevait aux communes et aux écoles protestantes les bénéfices qu’elles avaient reçus des princes. En 1700 on commença à introduire des étrangers dans le gouvernement, et en 1735 il y avait telle administration où ne se trouvait plus un seul Transylvain. La Diète fut convoquée fort irrégulièrement, et la cour de Vienne défendit qu’elle s’assemblât sans l’autorisation impériale. En 1701 Léopold demandait aux États huit cent mille florins. Le fléau de cette époque, ce fut la quantité d’avides Autrichiens qui s’abattirent sur la Transylvanie, et la pillèrent sans pudeur. Le gouvernement créa une commission qui devait mettre de l’ordre dans les finances ; mais personne ne se méprit sur le but de cette mesure, et l’on disait hautement qu’elle avait été prise pour enrichir de vils personnages qui ne trouvaient plus rien à prendre chez eux. Il semblait que Léopold eût dessein de s’aliéner les Transylvains en envoyant parmi eux des hommes exécrés. Les troupes impériales furent commandées par le comte Caraffa, dur et brutal soldat, qui attacha son nom aux boucheries d’Eperies. Après lui, on ne trouva pas de plus digne général qu’un misérable Rabutin, chassé ignominieusement de France. Rabutin était féroce jusqu’à la folie. Dans une proclamation, il menaçait de faire tuer dans le sein de leurs mères les enfants de ceux qui tenteraient de se révolter. Les Turcs ne s’étaient jamais montrés si odieux. C’est ainsi que l’Autriche récompensa la confiance d’un petit peuple qui acceptait loyalement et pacifiquement une domination repoussée par les armes pendant un siècle et demi.

Lors de l’avènement de Michel II Apaffi, les États demandèrent, par une ambassade, que son élection fût confirmée par l’empereur Léopold. Nicolas Bethlen, qui était le chef de la députation, s’adressa aux représentants des puissances protestantes, et réclama leur appui. L’envoyé de l’électeur de Brandebourg, Bankelmann, lord Paget, ambassadeur d’Angleterre, et le ministre hollandais Hemskirken, intercédèrent auprès de l’Autriche en faveur du jeune prince. Apaffi ne devait gouverner qu’à vingt ans. Quatre années après son avènement, en 1694, il fut attiré à Vienne, où on l’accueillit avec honneur. Ce voyage, qui ne dura que quelques mois, devait en faciliter un second qui eut une haute importance politique. En 1696, Apaffi, ayant atteint l’âge de la majorité, reçut de nouveau l’ordre de paraître à la cour d’Autriche. Lichtenstein se présenta à Fejérvár, au nom de l’empereur, en déclarant qu’il avait commission d’emmener le prince de gré ou de force, « Le pauvre agneau », rapporte le manuscrit hongrois de Nicolas Bethlen, « se laissa done prendre », et se mit en route sous une escorte de cavaliers allemands. On lui proposa à Vienne de changer son titre de souverain de Transylvanie contre celui de prince de l’empire, une pension de dix mille florins, et des domaines considérables dans les pays héréditaires de l’empereur. Apaffi n’était pas en mesure de rejeter les propositions qu’on lui imposait ; il renonça au trône, se condamna à un exil éternel, et Léopold, à partir de 1698, gouverna en son propre nom la principauté de Transylvanie.

Il n’entre pas dans notre sujet de donner plus de détails sur l’histoire de ce pays. Nous avons entrepris de rappeler le rôle que joua la Transylvanie sous le gouvernement des princes nationaux, et les circonstances qui amenèrent l’avènement des empereurs. C’est ici que nous devons nous arrêter. Nous ajouterons seulement que la politique de Léopold, comme toutes les politiques qui ne se fondent pas sur la loyauté et la justice, porta des fruits amers. La Transylvanie s’insurgea spontanément, après quelques années de gouvernement autrichien, lorsqu’en 1703 le prince Rákótzi leva en Hongrie l’étendard de la révolte. Pacifiée par Charles VI, cette principauté fut entraînée dans la guerre de sept ans, et prit part, sous le gouvernement de François, aux luttes de géants qui ont jeté un si vif éclat sur les premières années de ce siècle.

L’administration intérieure du pays, que le diplôme de Léopold laissa subsister, remonte aux premiers temps de la monarchie hongroise. Dès le commencement du 11e siècle, saint Étienne divisait le territoire en comitats, dont il confiait l’administration à ses plus fidèles soldats et à ses meilleurs conseillers. Le chef du comitat était secondé par une suite d’employés que choisissaient les nobles. Cette organisation développa à un très haut degré la vie communale. Elle fut introduite en Transylvanie, où elle conserva le même caractère qu’en Hongrie. Il faut seulement remarquer que toute la Transylvanie n’est pas soumise à l’administration par comitats. Le pays occupé par les Sicules a une organisation distincte, qui s’est formée d’elle-même au sein des tribus, avant l’établissement des Hongrois de saint Étienne. D’autre part, le territoire des Saxons est administré d’après certaines coutumes importées d’Allemagne. Nous expliquerons plus loin la constitution sicule et la constitution saxonne, pour ne parler ici que de l’administration des comitats hongrois.

Le territoire hongrois comprend onze comitats et deux districts. En jetant les yeux sur la carte, on peut voir que les comitats sont dessinés de telle façon, qu’ils occupent, d’une frontière à l’autre, toute la largeur du pays. Cette mesure fut prise pour que chaque comitat, aux époques d’invasions, contribuât à la défense commune en veillant aux frontières. Les trois nations établies en Transylvanie ne sont pas agglomérées, ne présentent pas trois corps compactes. Les Saxons et les Sicules possèdent une portion de territoire au milieu du sol qui est affecté aux Hongrois. De leur côté les Hongrois habitent çà et là entre les Saxons, et, partout où ils se trouvent, sont régis par leur propre administration. De là une foule de divisions qui paraissent bizarres au premier aspect, et sont motivées par la différence de nations aussi bien que par la différence des mœurs et des idées. Pendant la dernière Diète, les électeurs du comitat de Felsö Fejér, formé des douze fractions dispersées sur le territoire saxon, et marquées sur la carte du numéro deux, envoyaient à leurs députés des instructions d’un libéralisme ardent, tandis que les Saxons faisaient preuve d’une singulière modération.

Dans le comitat, le chef de la hiérarchie administrative a le nom de supremus comes (föispány); il est appelé supremus capitaneus (fökapitány) dans les deux districts, parce que les chefs-lieux de ces arrondissements, Kövár et Fagaras, furent autrefois des places fortes. Le comte ou capitaine suprême est nommé par le prince, et veille au maintien des prérogatives royales. Il est le représentant du souverain en face de l’assemblée générale, qui figure l’élément aristocratique. Cette assemblée (generalis congregatio, marchalis szék) est formée de tous les propriétaires nobles du comitat. Elle se réunit régulièrement tous les trois mois, et plus souvent si les circonstances l’exigent. C’est le comte suprême qui la convoque et la préside. La « congrégation » choisit les employés du comitat, envoie à la Diète les députés, auxquels elle prescrit des instructions, traite les affaires judiciaires qui sont de sa compétence, ainsi que les affaires politiques qui ne peuvent être vidées sans son concours.

Chaque comitat est divisé en cercles (circulus), et chaque cercle en cantons (processus). On compte par cercle un juge suprême (supremus judex nobilium, föbiró), lequel est assisté d’un vice-juge (vice-judex nobilium, szolgabiró) ; leurs titres indiquent assez les fonctions qui sont dévolues à ces magistrats. Dans chaque cercle se trouve en outre un vice-comte (vice-comes, al ispány) qui administre sous le comte suprême, et est spécialement chargé de la police. Un notaire, des vice-notaires, et, sous leurs ordres, des expéditionnaires, font l’office d’archivistes et de greffiers. Chaque cercle renferme encore un percepteur royal, qui, avec l’aide des receveurs et des commissaires vérificateurs, perçoit les impôts[4]. Un médecin et des chirurgiens sont attachés au comitat ; ils doivent aux paysans des soins gratuits. Enfin l’inspection des routes et la conservation des forêts sont confiées à des officiers spéciaux.

Tous ces employés, à l’exception du comte suprême et du percepteur royal, lequel est nommé à vie par le conseil du gouvernement, sont choisis par la « congrégation », et restent en fonctions pendant deux années. Autrefois le comitat avait son chef-lieu là où le comte suprême avait sa résidence. Depuis 1791 il existe dans chaque arrondissement une maison « prétoriale », où sont gardées les archives et où se traitent les affaires du comitat. Les « congrégations » ont un aspect extraordinaire, parce que ceux qui viennent y exercer leurs droits de gentilshommes cultivent pour la plupart la terre de leurs mains. Il faut se rappeler en effet qu’après la conquête tous les Magyars, chefs et soldats, étaient nobles, et que ceux seulement furent réduits à l’état de serfs qui avaient subi une peine infamante. Plus tard les princes de Transylvanie anoblirent une foule de paysans. Aussi voit-on dans les campagnes, comme en Hongrie, quantité de gentilshommes qui, par leur costume et leur manière de vivre, se confondent parfaitement avec le reste des villageois. On les appelle bocskoros nemes ember, « nobles en sandales », à cause de leur chaussure campagnarde. Ils viennent dans leur costume habituel aux assemblées de comitat pour donner bruyamment leur avis. Pressés par centaines dans la salle des séances, ces hommes simples, qui ne savent pas maîtriser leurs passions, forment l’auditoire le plus impressionnable qui se puisse voir. Le cou tendu, l’œil fixe, ils écoutent les orateurs improvisés qui se lèvent tour à tour au milieu d’eux, et ils expriment leur mécontentement ou leur satisfaction brièvement, avec une rude franchise.

On distingue dans le comitat des villes libres et des villes nobles. Les premières, entre lesquelles on compte Clausenbourg, Carlsbourg, etc., étaient appelées sous les princes nationaux oppida taxalia, à cause de la contribution qu’elles doivent payer. Elles sont placées sous la dépendance immédiate du prince, qui est leur dominus terrestris. En vertu des anciennes lois, elles sont tenues de l’accueillir et de l’héberger quand il passe dans le pays, ainsi que de donner logis aux troupes. Les villes libres ne sont pas soumises à l’administration du comitat au milieu duquel elles sont situées ; elles ont des fonctionnaires municipaux choisis par les citoyens. Ceux-ci ne sont pas considérés isolément comme nobles, c’est pourquoi ils ne sont pas aptes à remplir tous les emplois ; mais collectivement ils figurent un noble : aussi les villes libres envoient-elles des députés à la Diète. Quant aux villes nobles, oppida nobilia, telles que Thorda, Enyed et Dées, elles sont placées sous la juridiction du comitat. Les citoyens des villes nobles ont individuellement rang de gentilshommes, d’où il suit que leurs charges diffèrent des charges imposées à ceux des villes libres. Ils ne paient pas comme ces derniers d’impôt en argent, et ne sont soumis qu’au service militaire, lequel est obligatoire pour les nobles. En cas de guerre ils prennent les armes, et marchent sous le drapeau du comitat.

Sous les rois nationaux, les vayvodes qui administraient la Transylvanie étaient spécialement placés à la tête des comitats hongrois. Plus tard, leurs fonctions appartinrent aux princes électifs ; elles sont remplies aujourd’hui par le conseil du gouvernement (gubernium), lequel siège à Clausenbourg. Ce conseil fut créé en 1693 par Léopold ; il est présidé par le gouverneur de Transylvanie, et composé de seize membres appartenant aux trois nations et aux quatre religions reçues. La chancellerie de Transylvanie, qui réside à Vienne, transmet au conseil les ordonnances royales, et en reçoit la communication des actes qui doivent être approuvés par le souverain. Elle fait ses expéditions au nom du prince, et se compose de six conseillers présidés par le chancelier. Celui-ci, de même que le gouverneur, est choisi par le prince sur la présentation de douze candidats, trois de chaque religion, faite par la Diète.

Le principe de l’administration hongroise n’est pas autre chose que le partage du pouvoir entre le chef de l’état et l’universitas nobilium, la foule des nobles. Ce fait est sanctionné par la présence de la « congrégation » et du comte suprême, et, sur une scène plus vaste, par l’antagonisme de la Diète et du prince.

La Diète de Transylvanie est composée de régalistes et de députés. Les régalistes sont désignés par le prince, et invités à paraître à la Diète par des lettres royales (regales). Les députés sont envoyés par les comitats hongrois, par les sièges sicules et saxons, et par les villes. Pendant la durée de l’assemblée ils reçoivent un traitement. Ils ne parlent et ne votent que d’après les instructions que leur envoient leurs commettants, et, s’ils ne se montrent pas fidèles à leur mandat, ils sont aussitôt rappelés et remplacés. Avec les régalistes et les députés siègent encore quelques dignitaires, tels que les membres de la table royale judiciaire, les comtes suprêmes des comitats, les juges royaux des sièges sicules. Chacune des fractions qui forment la Diète se groupe à des places déterminées. Autour d’une table située au milieu de la salle sont rangés les membres de la table royale. À leur tête est le président des États, qui est nommé à vie par l’assemblée. Quelquefois les conseillers du gouvernement, conduits par le gouverneur, entrent dans la salle pour prendre part aux discussions. Alors le président se lève et cède sa place au gouverneur. Les membres de la table royale donnent la leur aux conseillers, et vont s’asseoir dans les rangs de la Diète. Le conseil du gouvernement paraît au milieu des États, soit spontanément, soit sur l’invitation qui lui est faite, pour hâter la solution des questions ou pour ramener l’union dans les esprits. Cependant son avis n’infirme pas les décisions de la Diète.

Au temps des princes nationaux, la Diète était pour ainsi dire permanente ; elle était convoquée par le prince, et plus d’une fois, quand les circonstances l’exigèrent, se réunit de sa propre autorité : la Diète qui porta Bethlen au trône s’assembla d’elle-même. Aux termes de la loi, les États actuellement doivent être convoqués chaque année. Le prince est représenté par un commissaire royal qui ouvre et clot la Diète par une séance solennelle. Le jour de l’ouverture il expose, dans un discours prononcé en latin, les propositions du prince. Avant la domination autrichienne, les États ne siégeaient pas invariablement dans le même lieu. Souvent, les villes étant au pouvoir de l’ennemi, ils se réunissaient dans un village. De là l’habitude de désigner la Diète d’une année par le nom du lieu où elle avait été convoquée. Aujourd’hui l’usage veut qu’elle s’assemble à Clausenbourg ; les citoyens doivent aux membres le logement gratuit.

On ne parle dans l’assemblée que la langue hongroise, qui a été de tout temps la langue politique et administrative du pays. Le droit d’initiative appartient à la fois au prince et aux États. La Diète examine d’abord les propositions du prince, puis ses résolutions, c’est-à-dire les réponses qu’il a faites aux représentations de la dernière assemblée. Viennent ensuite les gravamina, les griefs, qui occupent toujours un grand nombre de séances. On passe successivement en revue les griefs du pays, ceux des « nations » et des comitats, et enfin ceux des particuliers. Dans certains cas, dans celui de haute trahison par exemple, la Diète siège comme cour de justice. La charge de secrétaire de la Diète est remplie par un protonotaire qui dresse trois procès-verbaux de chaque séance. L’un est conservé aux archives, un autre est communiqué au commissaire royal ; et le dernier est soumis au prince. Les décisions des Diètes, decreta comitiorum ou articuli diœtales, n’ont force de lois que si elles reçoivent la sanction royale. D’autre part, le prince ne peut faire de lois sans le concours des États.

Aujourd’hui la majorité de la Diète appartient à la cause libérale, et appelle sincèrement les réformes devenues nécessaires. Pendant la dernière assemblée (1841-1843), les régalistes, c’est-à-dire ceux-là même qui étaient nommés par le prince, votaient en grand nombre avec le parti national. Quant aux députés, il va sans dire qu’ils forment le noyau de l’opposition. Entre les membres qui se signalent par leur patriotisme, on cite M. Joseph Zeyk, le comte Ladislas Teleki, M. Charles Zeyk, le baron Dominique Kemény, le comte Dominique Teleki, et le baron Denis Kemény. Ce dernier, qui conduit l’opposition, possède les qualités qui conviennent au chef de son parti. Ce n’est pas par la violence que la Diète de Transylvanie peut espérer de toucher l’empereur d’Autriche ; c’est en lui opposant une résistance à la fois forte et calme, en lui parlant au nom des lois dont il a juré le maintien. Sous l’égide du bon droit, cette assemblée peut adresser les représentations les plus énergiques au souverain et en obtenir des concessions, tandis qu’elle perd toute sa puissance si elle tombe dans les généralités pour formuler vaguement des accusations menaçantes. Sans doute la petite Transylvanie pèse peu dans la monarchie autrichienne ; mais un souverain qui se respecte ne refusera pas d’écouter ceux qui invoquent loyalement sa justice.

Nous avons entendu un jour le baron Denis Kemény entraîner courageusement la Diète à faire, en faveur de la liberté, une démonstration significative. Un mot provoquant, en dehors du domaine des faits, eût mis sa cause en danger ; mais comment attaquer un homme qui n’accuse qu’en citant des preuves matérielles ? L’empereur à son avènement jure-t-il de maintenir le diplôme de Léopold ? Oui, car la loi l’y oblige. Le diplôme est-il observé ? Non, car voici les faits. Comme il s’agissait d’envoyer au prince l’acte de prestation d’hommage : « Un grand citoyen de Rome, s’écria Kemény, avait l’habitude de finir tous ses discours par cette phrase : Je pense qu’il faut détruire Carthage. Nous avons un désir que nous ne saurions trop souvent exprimer : c’est que le diplôme de Léopold soit une vérité. Il y a juste un siècle qu’un système d’administration fut inauguré sous Marie-Thérèse, lequel, en affaiblissant notre constitution, nous a conduits au bord de l’abyme. L’année qui expire rejette cette triste période dans le passé. Espérons que l’année qui commence sera l’aurore d’une ère nouvelle, où nos lois resteront intactes pour la gloire du souverain et de la nation. Dieu le veuille ! » L’orateur établit alors, d’une manière positive, que 17 articles, sur les 18 qui composent le diplôme, n’étaient pas observés. « Je ne prétends pas, ajouta-t-il, que le prince trouve au mal un remède immédiat ; je désire que la Diète lui rappelle que notre charte est annulée, et lui demande d’écouter les adresses que nous avons déjà faites et celles que nous ferons encore. Exprimons la confiance que nous avons dans la justice de l’empereur. » Après ces paroles, tout le monde se leva pour appuyer la motion, et il fut décidé qu’au bas même de l’acte de prestation d’hommage il serait envoyé au prince la liste de tous les articles violés par le gouvernement de Sa Majesté.

Le journal la Patrie publiait le 6 février 1842 les lignes suivantes :

« Dans un temps où nos hommes politiques ne semblent avoir d’autre souci que de défendre leur propre intérêt, en s’occupant si peu de celui de la France, il est curieux de comparer leurs discours aux paroles qui se font entendre dans l’assemblée politique d’un pays éloigné, et encore arriéré dans la voie de la civilisation.

» La Diète de Transylvanie, assemblée depuis le 15 novembre, continue l’œuvre de celle de Hongrie en cherchant à émanciper les classes inférieures, tout en défendant contre l’Autriche les libertés déjà existantes. Dernièrement un membre proposait la fondation d’un journal spécial de la Diète, qui contînt les discussions de chaque séance. Un débat s’éleva alors sur la liberté de la presse, et, un député ayant dit que le gouvernement devait garantir cette publicité autant que possible, un orateur, le comte Dominique Teleki, parla ainsi :

« La liberté de la presse présente une question que nous n’avons pas encore discutée, malgré son importance, et, quoique tous les peuples constitutionnels regardent la presse comme un moyen puissant de développement, il est certain que la liberté de la presse n’existe pas parmi nous ; au contraire, le droit de l’exercer nous est presque ravi. Mais la faute en est au gouvernement, et le pays n’a jamais sanctionné ses mesures. Je désire donc, dans l’intérêt de la liberté, qu’on ne laisse échapper ici aucune expression, aucun mot qui puisse empirer l’état des choses sur ce point. Si nous ne sommes pas assez forts pour faire mieux, laissons au moins le champ libre, que nos fils puissent le cultiver. Si nous nous occupons de la liberté de la presse seulement par incident, nous semblons ne demander la publicité que pour les affaires de la Diète, et reconnaître la censure pour le reste. C’est aussi une faute de demander au gouvernement de garantir autant que possible cette publicité. Si un homme est arrêté contrairement aux lois, nous ne dirons pas : « Gouvernement, rends-le à la liberté autant que possible », mais nous demanderons pour lui, la loi à la main, la liberté tout entière. Soyons donc sur nos gardes, et veillons d’abord à ce qu’il ne soit rien mis dans le procès-verbal de cette séance qui puisse nous arrêter un jour, en témoignant que, d’une manière ou d’une autre, nous reconnaissons la censure. »

« Combien y a-t-il de nos représentants qui aient cette sollicitude pour le bien présent et à venir de leur pays[5] ? »

  1. Les Magyars disaient au moyen âge : Hungaria Domina gentium.
  2. Vie du comte Emeric Tekeli. Cologne, 1693.
  3. En feuilletant des archives de famille, nous avons trouvé un des pamphlets manuscrits qui coururent alors de main en main. Il nous a semblé assez curieux, par le fond et par la forme, pour être mis en note à la fin du volume.
  4. Aucun pays en Europe n’est moins imposé que la Transylvanie. Cette principauté, qui compte peut-être deux millions d’habitants, acquittait en 1841-1842 une contribution de 1 437 315 florins 47 kreutzers (3 727 709 fr. 09 cent.). Les comitats, y compris les villes libres hongroises, pour leur part, ont payé 698 929 flor. 39 kreutz. (1 815 120 fr. 30 cent.), qui ont été ainsi répartis :
    n. k.
    Comitat de Felsö Fejér 32 490 04
    Also Fejér 100 568 34
    Kolos 72 561 35
    Doboka 41 685 27
    Küküllo 54 910 57
    Torda 76 053 26
    Belsö Szolnok 56 484 34
    Hunyad 71 672 09
    Közép Szolnok 35 448 54
    Kraszna 23 519 38
    Zaránd 25 416 44
    District de Köváar 29 708 07
    Fagaras 31 194 22
    Ville libre de Clausenbourg 24 543 55
    Maros Vásárhely 8 078 09
    Carlsbourg 4 875 05
    Szamos Ujvár 6 008 53
    Ebesfalva 3 709 06
  5. L’appréciation sérieuse du mouvement politique qui s’opère à cette heure en Hongrie et en Transylvanie eût pris ici trop de développement. Nous nous réservons de l’étudier prochainement dans un travail sur l’Esprit public en Hongrie depuis la Révolution française.