La Transylvanie et ses habitants/Chapitre 8

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Imprimeurs-unis (Tome Ip. 197-226).
chapitre VIII.
Enyed. — Balásfalva.

Les colléges catholiques, en Transylvanie, sont seuls soutenus par le gouvernement autrichien. Ceux qui appartiennent aux religions réformées ne reçoivent aucune subvention : ils ne subsistent qu’à l’aide des dons faits de nos jours par les particuliers, et des revenus que les princes leur ont autrefois assignés. En outre, la cour de Vienne a toujours eu pour habitude de donner peu d’emplois aux réformés, et de protéger au contraire le parti catholique. Il en est résulté que celui-ci a récompensé ces services par un dévoûment souvent absolu, tandis que ses adversaires se trouvaient naturellement à la tête de tout mouvement d’opposition. Aussi regarde-t-on les protestants comme formant le parti véritablement national, en face des catholiques, qui figurent presque un élément autrichien. Ces distinctions sont bien plutôt politiques que religieuses, et c’est ce qui leur donne toute leur importance. Autrement elles disparaîtraient devant cette communauté d’idées et de principes qui a rapproché depuis un siècle les différentes communions qui se trouvaient en présence dans ce pays.

C’est dans les colléges protestants que se forme la jeunesse libérale. En Transylvanie les colléges renferment non seulement les cours ordinaires de nos lycées, mais de plus ceux qui sont du ressort des facultés, tels par exemple que le cours de droit. L’élève qui y entre enfant en sort homme fait et capable d’embrasser la carrière à laquelle il s’est destiné. Au point de vue national, les colléges réformés ont donc une grande importance, et c’est avec un double intérêt qu’on les visite, car il est beau de voir ces institutions se maintenir au premier rang malgré le mauvais vouloir de l’autorité, et donner une instruction supérieure à celle que reçoivent les élèves du gouvernement ; ce qui s’explique par le mouvement et l’activité qui s’emparent des esprits. On conçoit que dans de pareilles conditions le choix d’un professeur soit une chose grave, et même un événement politique. Souvent le parti du gouvernement et le parti libéral entrent en lutte à propos d’un nom, et les élèves ne manquent pas de témoigner bruyamment, suivant le résultat, de leur joie ou de leur mécontentement. Lors de la nomination de M. Brassai au collége unitaire de Clausenbourg, les étudiants exécutèrent la Marseillaise dans la salle, au moment même où le professeur fut installé.

On peut apprendre avec étonnement que cet air révolutionnaire est popularisé dans la moitié de l’empire autrichien, c’est-à-dire en Hongrie et en Transylvanie. Mais il n’est pas surprenant qu’il en soit ainsi dans un pays où vivent des sympathies françaises, et où les idées de liberté préoccupent vivement les hommes généreux. Au moment où s’ouvrait la dernière Diète, j’ai entendu notre air national chanté dans les rues de Presbourg, aux portes de l’Autriche. Dans l’année 1810, quand la guerre paraissait imminente entre la France et l’Europe, la jeunesse de Pesth, qui prenait au sérieux notre enthousiasme du moment, faisait jouer la Marseillaise au théâtre national. Ce fait passa inaperçu : c’est pourtant la seule marque de sympathie que nous ayons reçue au delà du Rhin. C’était le temps où l’Allemagne, dans un accès de colère fort regrettable, chantait sur tous les tons la pastorale de M. Becker, qu’elle prenait bonnement pour un chant de guerre.

Ce que nous venons de dire des colléges réformés s’applique particulièrement à celui d’Enyed, qui est le meilleur et le plus nombreux de tous. Les protestants de Transylvanie regardent pour ainsi dire cette institution comme le palladium de la nationalité hongroise : aussi n’est-elle pas fort en faveur auprès du gouvernement. Il y règne une ardeur d’esprit, une liberté d’idées et de paroles qui n’est pas bien vue à Vienne, où l’on aime par dessus tout ce que l’on appelle, en style de chancellerie, les gens tranquilles.

Lorsqu’en 1834 l’opposition hongroise s’organisa sous l’impulsion du baron Wesselényi, un professeur du collége d’Enyed, M. Charles Szász, fut envoyé à la Diète en qualité de député. M. Szász fut un des chefs du parti libéral ; et, bien qu’il eût fait tous ses efforts pour inspirer à l’opposition des idées modérées, il encourut la colère du pouvoir. Il se vit long-temps environné d’une sorte d’espionnage dont il ne fut délivré qu’en s’armant de patience. M. Szász, qui occupait alors la chaire de droit, est aujourd’hui professeur de mathématiques. Bien que ce dernier cours ne permette guère les digressions politiques, il est peut-être soupçonné d’appliquer le carbonarisme à la géométrie.

Ce n’était pas seulement ces principes que l’on condamnait. On saisissait l’occasion, en attaquant sa personne, d’infliger un blâme sévère au collége d’Enyed. En effet la sympathie des étudiants avait suivi le professeur. Les jeunes gens se répétaient les paroles que le maître prononçait à la Diète, et une grande effervescence régnait parmi eux. Ils ne tardèrent pas à leur tour à être inquiétés. Ils s’étaient cotisés pour former une bibliothèque particulière, où se trouvaient réunis la plupart des poètes allemands et hongrois. La salle où étaient contenus ces livres fut décorée des portraits des héros de la révolution polonaise. Il n’en fallut pas davantage pour que des dénonciations fussent colportées d’Enyed à Clausenbourg. On crut que ces réunions littéraires avaient un caractère politique, et les étudiants furent privés de l’usage de leurs livres.

Il s’en est suivi que l’esprit d’indépendance qui animait le collége d’Enyed s’est singulièrement accru ; et de cette situation même il résulte que maîtres et élèves se sont fortement attachés les uns aux autres, car tous se regardent comme champions d’une même cause. Cette étroite union ne peut qu’influer heureusement sur les études. En même temps, les jeunes gens qui apprennent de bonne heure que le pays compte sur eux s’imposent l’obligation de répondre à cette attente, et ils conservent une dignité naturelle, un respect de soi-même, qui ne se trouve pas toujours chez les étudiants de France ou d’Allemagne. À voir la gravité qui tempère l’expression de leurs physionomies spirituelles, on sent que chacun d’eux a pris sa vie au sérieux. Qu’on ne s’imagine pas toutefois que par suite de cette éducation virile la vivacité nationale disparaisse. Quand je visitai les chambres des élèves, je remarquai que des instruments de musique étaient toujours accrochés au mur ; et, en me promenant le soir aux abords du collége, j’entendis partir de chaque fenêtre, avec des accompagnements de guitare, des voix accentuées qui chantaient avec feu des airs populaires. Puisque j’ai prononcé le mot de musique, je ne passerai pas outre sans dire que, suivant la recommandation de M. Szász, bon nombre d’élèves nous attendirent dans une salle, leurs instruments à la main, et nous firent entendre plusieurs morceaux qu’ils exécutèrent avec une supériorité incontestable.

Le collége d’Enyed fut créé par le prince Bethlen, et établi d’abord à Fejérvár. Son histoire peut résumer celle du pays. Dès 1658 les Turcs et les Tatars qui ravageaient la Transylvanie égorgent une partie des écoliers, et emmènent le reste en esclavage. Les bâtiments sont détruits, et la bibliothèque, qui contenait encore des livres provenant du palais de Mathias Corvin, est livrée aux flammes. Ceux des étudiants qui ont échappé au massacre s’abritent derrière les murailles de Clausenbourg, et suivent pendant cinq ans les leçons d’un professeur célèbre, Pierre Vásárhelyi. Sous le règne de Michel Apaffi, le collége est transféré dans la petite ville d’Enyed, malgré les réclamations des habitants, qui redoutaient la turbulence des écoliers. Là, de nouveaux malheurs viennent l’assaillir. En 1704 Enyed, qui avait pris part à l’insurrection rakotzienne, est surpris le dimanche des Rameaux par les troupes impériales. Les Autrichiens pillent la ville une heure durant, puis y mettent le feu. Dix-huit étudiants sont tués, un grand nombre sont blessés, ceux qui survivent se dispersent. Six années après, la peste vient décimer les élèves d’Enyed, et les force de chercher ailleurs un refuge.

On peut admirer l’énergie de cette studieuse jeunesse, que la guerre et la peste venaient frapper dans sa retraite, et qui, l’orage passé, se réunissait encore à la voix du maître. Entre les professeurs qui dans ces temps difficiles se sont illustrés par leur courage et leur savoir on cite François Pápay, qui ne cessa pendant quarante ans, de 1676 à 1716, de répandre l’instruction parmi ses compatriotes. Au milieu des épreuves nombreuses qu’il eut à supporter, il conserva assez de sérénité pour écrire sur la langue et sur la littérature nationales des ouvrages qui sont devenus classiques. Un portrait de Pápay est placé en tête de la collection de ses œuvres. Il a la barbe longue, comme les Hongrois la portaient alors, le visage grave, et cette expression qui chez les anciens caractérisait le vir bonus.

Une foule d’élèves distingués sont sortis du collége d’Enyed. À toutes les époques, comme aujourd’hui, les nobles transylvains y envoyèrent leurs enfants, et ceux que leurs talents portent à la tête des affaires y ont fait leurs études. Sans aborder des détails qui nous entraîneraient trop loin, nous dirons quelques mots de deux hommes laborieux et modestes dont la jeunesse s’est formée dans cette institution, et qui ont consacré leur vie au service de la science. C’est un devoir, autant qu’il est en nous, de tirer leur nom de l’oubli.

L’un est Nicolas Tótfalusi, auquel ses travaux valurent, au 17e siècle, une réputation européenne. Il était né en 1650, sur les frontières de la Hongrie et de la Transylvanie, à Tótfalu, près de Nagy Bánya. À sa sortie d’Enyed l’école de Fagaras lui fournit quatre cent florins. Avec cette somme il gagne la Hollande, et y acquiert, par de fortes études, des connaissances approfondies. Se souvenant alors de la pénurie des écoles de son pays, de la disette de livres dont il a souffert, il prend la résolution de se faire imprimeur. Il se fixe à Amsterdam ; il apprend à fabriquer les presses, à fondre, à graver les caractères, et se perfectionne tellement dans son art, que son maître s’inquiète d’un tel élève. Il reste dix ans en Hollande, où des gens de toute nation, Anglais, Français, Italiens, Flamands, Polonais, Allemands et Juifs, viennent apprendre sous lui. Il envoie des presses jusqu’en Géorgie et en Palestine, et imprime douze mille bibles, évangiles ou psautiers. Côme III, duc de Toscane, l’appelle dans ses états ; mais il se contente de doter Florence d’une belle imprimerie, et se hâte de repartir pour la Transylvanie. De retour dans sa patrie il réalise le projet qu’il avait formé : il répand une foule de livres utiles, jusqu’à ce que la mort, en 1702, le surprenne au milieu de ses travaux. À sa mort, écrivit son biographe, la lumière s’éteignit.

Nous nommerons encore Joseph Benkö, qui est l’auteur d’une foule d’excellentes publications sur la Transylvanie. Nous citons ses ouvrages avec reconnaissance, car c’est en puisant à cette source que nous nous sommes initié à l’histoire et aux traditions du pays. Elevé au collége d’Enyed, vers 1750, il étudia chaque science avec une ardeur infatigable, si bien qu’il sut, en traitant de son pays, aborder tous les sujets : histoire, législation, minéralogie, droit, botanique, tout passa par ses mains. Comme il écrivait en latin, ses ouvrages furent connus au dehors. L’Allemagne, étonnée de cette quantité de livres savants publiés sur un seul pays par un seul homme, l’associa à plusieurs académies. Simple pasteur de village, perdu entre les montagnes des Sicules, Benkö était naïvement surpris de ces témoignages flatteurs.

Hors d’état de faire imprimer ses livres à ses frais, il légua à divers colléges ou personnages la plupart de ses manuscrits. Malheureusement la censure autrichienne et la négligence des légataires ont empêché ces ouvrages de voir le jour. Il avait, par exemple, réuni avec beaucoup de soin la collection complète des documents relatifs à l’histoire de la Transylvanie : mémoires, légendes, lettres du temps, il avait tout rassemblé et mis en ordre, copiant de sa main les manuscrits qu’il ne pouvait acheter. Rien de tout cela n’est imprimé, et nous avons peine à comprendre que personne, jusqu’ici, n’ait songé à élever la voix en faveur de cette collection unique, qui paraît oubliée des Transylvains. Voici la simple préface qui la précède : « J’annonce cet ouvrage dans l’intérêt des jeunes gens, auxquels je pense sans cesse, afin qu’ils connaissent les livres qu’ils doivent consulter pour étudier l’histoire de leur pays. Je le fais aussi afin que les étrangers apprennent quelles sont les sources de notre histoire, pour que chacun enfin se serve de ces documents que j’ai réunis dans l’intérêt général, en m’imposant bien des fatigues et des privations, et en négligeant mes propres affaires. »

Vers la fin de sa vie, découragé peut-être par le mauvais vouloir des siens, isolé dans un village reculé, Benkö s’adonna à boire. Un étudiant de Transylvanie visitait un jour un professeur de je ne sais quelle université d’Allemagne. Dès que le professeur eut appris de quel pays venait le jeune homme, il s’empressa de lui parler de son savant compatriote. — Vivitne adhuc ille Benko ? demanda-t-il. — Vivit, repartit l’autre, sed semper bibit. Piqué de la réponse irrévérencieuse de l’étudiant, le professeur répliqua : Ergo, qui non semper bibit, quare tales libros non scribit ?

Aujourd’hui le collége d’Enyed renferme huit cents écoliers, dont cinquante seulement sont logés hors de l’établissement. Aussi les revenus de cette institution, qui atteignent le chiffre de cent mille francs, somme considérable pour le pays, sont-ils invariablement absorbés. Les cours, qui sont gradués, ne durent pas moins de douze ans. Mais tous les élèves ne suivent pas l’échelle jusqu’au bout. Un certain nombre d’entre eux se retirent après avoir traversé les premières classes et acquis une instruction passable. Il n’y a que ceux qui se destinent aux professions libérales qui atteignent les classes supérieures, c’est-à-dire la catégorie que l’on appelle encore des togati, bien que les étudiants qui la composent aient quitté la toge, qu’ils portaient jadis, pour l’habit hongrois.

Nous croyons qu’on pourrait apporter au système d’éducation usité présentement à Enyed d’heureuses modifications. Il est évident, par exemple, que le temps des études est beaucoup trop long, bien que le cours de droit, qui, dans d’autres pays, n’appartient pas au collége, figure ici dans le programme de l’institution. On peut s’étonner, en outre, que dans un collége de Transylvanie, cette contrée si riche en minéraux, le cours de minéralogie ne soit pas compté entre les plus importants. Il est facultatif, partant fort négligé ; et cependant le professeur qui s’en charge est rempli de talent. Enfin il serait opportun de supprimer certains enseignements plus ambitieux qu’utiles, et de créer simplement une chaire d’agriculture. Rien ne répondrait mieux, selon nous, non seulement aux besoins du plus grand nombre des élèves d’Enyed, mais encore aux besoins du pays.

Les idées que nous exprimons ici viendront à l’esprit de quiconque visitera, même sans trop d’attention, le collége d’Enyed. S’il nous était permis de formuler nettement notre pensée sur cette institution, voici ce que nous aurions à dire : Il existe en Transylvanie, avec celui d’Enyed, cinq ou six colléges qui tous sont soumis aux mêmes règlements. On y reçoit une foule d’élèves, dont les uns ne demandent qu’un enseignement fort court, qu’ils pourraient trouver dans de bonnes écoles primaires, et dont les autres, après avoir parcouru toutes les classes, vont achever leurs études à l’Université de Berlin. On voit de prime abord quelles mesures seraient à prendre pour réformer le système d’éducation. Multiplier, perfectionner les écoles primaires, dans le but de populariser l’instruction ; en même temps créer ce qu’on appelle en Allemagne une Université, laquelle dispense les jeunes gens des voyages à l’étranger, que tous ne peuvent pas faire. Il nous semble que le collége d’Enyed pourrait remplir cette destination, car il est dès aujourd’hui le plus considérable et le plus renommé de tous, et il est situé dans une petite ville qui offre peu de distractions. L’enseignement primaire serait confié aux écoles ; l’enseignement intermédiaire appartiendrait aux colléges qui existent à Clausenbourg et ailleurs ; l’enseignement supérieur serait le partage de l’institution d’Enyed, qui compte déjà huit cents élèves de tout âge, et qui, dans notre hypothèse, en pourrait admettre un plus grand nombre.

La bibliothèque du collége d’Enyed renferme quelques antiquités, une collection de médailles, et un bas-relief mithriaque. On y montre une armure de Jean Hunyade, qui mériterait d’être plus soigneusement conservée, car elle est couverte de poussière et jetée négligemment sur le sol. Un cabinet d’histoire naturelle se forme, grâce à l’activité du professeur, M. Zeyk. M. Zeyk recueille lui-même les minéraux, et dans un pays aussi riche il a beaucoup à ramasser : de plus, il empaille de sa main les animaux que, de leur vivant, il a jugés dignes de prendre rang dans sa collection.

Quant à la ville d’Enyed, il y a peu de chose à en dire. Il paraît certain qu’on y a trouvé jadis des monuments romains, car les archéologues ont cherché le nom que portait cette colonie. Les uns lui ont assigné l’appellation dace de Singidava ; d’autres l’ont appelée Amnia colonia, en s’appuyant sur le voisinage de la Maros. Nous avons parlé du sac de 1704 et du siège de 1658. La tradition a gardé le souvenir de quelques circonstances douloureuses qui se rattachent à ce dernier événement.

L’invasion des Ottomans était motivée par la révolte de Georges II Rákótzi contre l’autorité du Grand-Seigneur. Chaque vallée cachait des troupes de cavaliers qui fondaient tout à coup sur les villes voisines, et les mettaient à feu et à sang. Les habitants d’Enyed veillaient du haut de leurs murailles, et avaient plusieurs jours de suite repoussé des détachements de Turcs et de Tatars. Un jour ces corps isolés se réunissent, au nombre de cinq mille combattants, et marchent contre la ville. La garnison se composait d’une centaine de bourgeois. Ils tentent d’arrêter les infidèles en élevant à la hâte des barricades sur les deux places où l’ennemi déploiera ses forces ; mais, pressés par le nombre, ils sont contraints de se réfugier dans le fort. Les Moldaves qui, à la faveur des troubles, avaient passé la frontière pour piller le pays, se mêlent aux assiégeants. On les éloigne en leur payant une rançon.

Restaient encore les Turcs, dont la faible garnison soutenait vaillamment les attaques, quand le gros de l’armée ennemie parut sous les murs. Le khan tatar et le pacha turc amenaient des troupes fraîches. À cette vue, les habitants d’Enyed se précipitent dans l’église que renferme l’enceinte du fort, et implorent la miséricorde de Dieu. Les infidèles battent les murailles en brèche, et, malgré les pertes qu’ils éprouvent, sont sur le point de donner l’assaut. Les bourgeois n’espèrent plus de salut : ils déposent les armes, et apportent au camp des Turcs tout ce qu’ils ont pu trouver d’or et d’argent. Même les vases sacrés ont été enlevés de l’église et sont livrés aux assiégeants. Ce butin ne satisfait pas les Turcs. Le khan tatar exige qu’on lui livre trois des plus belles jeunes filles d’Enyed ; mais à peine a-t-on amené les victimes au camp, qu’une pluie de feu, dit la légende, incendie les tentes de l’ennemi. Les infidèles se dispersent, poursuivis par les assiégés qui ont repris courage, et ils abandonnent ce lieu maudit.

On raconte que depuis cette époque les Tatars n’osèrent jamais s’approcher d’Enyed ; et aujourd’hui encore les habitants de cette ville célèbrent par des jeûnes et des prières l’anniversaire du siège. Le dimanche des Rameaux, en souvenir de 1704, est également un jour consacré. Au reste, on comprend que les traditions se conservent dans ce pays : car les lieux, qui ne changent pas d’aspect, perpétuent la mémoire du passé. Sur la grande place d’Enyed on voit le fort garni de bastions qui protégea les assiégés ; la vieille église qu’ils dépouillèrent pour toucher les Turcs est encore debout, et cette masse noire, qui se détache sur les murs neufs du collége, en face des témoignages de l’activité moderne, rappelle les malheurs des derniers siècles.

Si l’on étudie à Enyed le mouvement intellectuel qui s’opère présentement chez les Hongrois de Transylvanie, l’on peut apprécier non loin de là, à Balásfalva, le travail analogue qui s’accomplit parmi les Valaques. C’est à Balásfalva que réside l’évêque du culte grec uni, et que se trouve le meilleur ou plutôt le seul collége qui appartienne à cette communion. Les popes valaques vous diront avec sang-froid que l’évêché de Balásfalva a été fondé par Justinien, sous prétexte que cet empereur avait établi un évêque en Dacie. Les prélats grecs habitèrent d’abord Fagaras, et perdirent leurs biens sous le gouvernement des princes protestants. Au siècle dernier, l’empereur Charles VI, qui détruisit, pour élever sa citadelle, une église qu’ils possédaient à Carlsbourg, les dédommagea en leur concédant des domaines considérables. L’évêché ne possède pas moins de sept villages ; mais ses revenus suffisent à peine aux dépenses qui lui sont imposées. Trois cents élèves pauvres, qu’il doit pour la plupart nourrir, sont admis à Balásfalva, et l’entretien des quatorze cents paroisses répandues dans le pays est à sa charge.

Entre l’aristocratie hongroise, qui conquit le sol par son épée, et les colons saxons, qui s’enrichissaient par le commerce, les Vainques de Transylvanie, sont toujours restés un peuple paysan. Pour eux nul progrès, nul développement. Lorsque l’un d’eux s’élevait au dessus des autres, il prenait rang parmi la nation conquérante, et se faisait Hongrois. Aussi s’habituent-ils à regarder les popes comme leurs chefs naturels. Les popes vivaient parmi eux, labouraient comme eux, parlaient leur langue, étaient de leur race : ils devinrent l’objet de la vénération populaire. Le clergé comprit admirablement son rôle et l’accepta. Regardez ce paysan aux longs cheveux qui sort de sa chaumière : il ôte lentement son chapeau parce qu’il voit passer la voiture d’un magnat, mais il fera un détour pour aller baiser la main de son prêtre.

À l’heure présente, les habitants de la Hongrie et de la Transylvanie, arrêtés long-temps par des guerres sanglantes dans la voie de la civilisation, s’agitent et marchent vers un avenir meilleur. Dans ce réveil solennel, le peuple valaque, qui hier encore était serf, ne peut être que le dernier venu. C’est à la voix de son clergé qu’il se mettra en mouvement. Il suivra ceux en qui il a foi depuis tant de siècles, et qui ne l’ont jamais abandonné. J’avais donc un désir légitime de visiter Balásfalva. Ce n’était pas une excursion motivée par une vaine curiosité : j’allais juger à la fois la tête et le cœur d’une nation.

Rappelons ici que la moitié des Grecs de Transylvanie ont conservé le schisme pur ; le reste a embrassé un semi-catholicisme qui, dans la pensée des papes, devait amener la réunion des deux églises grecque et latine, et que l’on appelle le culte grec uni. Les Grecs unis communient avec le pain sans levain, reconnaissent que le Saint-Esprit procède du père et du fils, croient à l’existence du purgatoire, et, ce qui est de plus grande importance, admettent la suprématie du pape. Ils ont conservé du culte primitif le rit, la discipline et jusqu’au calendrier. On ne connaît pas assez, parmi nous, le travail religieux qui s’opère parmi les populations de l’Europe orientale. On ne sait pas de quel prestige est entourée l’autorité du tzar, chez lequel réside une puissance double.

Dès le 17e siècle, le prince George I Rákótzi avait fait traduire en langue valaque les livres sacrés, qui jusque alors étaient écrits en vieux slavon. On raconte qu’il avait formé le projet de convertir au calvinisme les grecs de Transylvanie, pour les soustraire à toute influence extérieure. L’empereur Léopold crut atteindre ce but plus sûrement en leur faisant accepter le culte uni, qui avait déjà rattaché à l’Église romaine plusieurs millions de Polonais. Le 26 juin 1698 une partie du clergé grec accepta le catholicisme. L’empereur accordait aux prêtres plusieurs privilèges, celui, entre autres, de désigner les trois candidats entre lesquels il devait choisir l’évêque. Toutefois un grand nombre de popes refusèrent d’abandonner le schisme, et il fallut conserver un évêque non uni, qui reçut pour résidence la ville d’Hermannstadt. Certaines particularités, dont quelques unes ont presque un sens politique, ont accru la distance qui sépara dès l’origine les deux églises. Ainsi, tandis que les grecs purs conservent les lettres cyrilliennes, qui les rapprochent des Slaves, les grecs unis ont adopté, avec l’orthographe italienne, les lettres latines.

Bien qu’une réaction se soit opérée vers 1760, on calcule que depuis Léopold plus de six cent mille Valaques ont embrassé le culte uni. Le nombre des convertis augmente chaque jour, car le travail ne se ralentit pas, tandis que dans un empire voisin le tzar Nicolas, secondé par les dragonnades, impose la religion grecque aux paysans de Pologne. C’est un fait curieux à signaler que cette lutte occulte de la Russie et de l’Autriche, qui, sans se l’avouer, se préparent à une guerre terrible.

Pour me rendre à Balásfalva il me fallait quitter la grande route, ce que j’ai dû faire souvent, et m’engager dans un étroit chemin labouré d’ornières, où j’aurais infailliblement versé si je n’avais eu la prudence de louer une voiture du pays. Je fis prix avec un cocher valaque, qui de soubresauts en soubresauts nous conduisit, non sans peine, à Balásfalva. Notre homme déclara qu’il ne connaissait pas d’auberge où nous pussions descendre, ce qui ne m’étonna que médiocrement ; mais il se hâta d’ajouter que l’évêque était fort hospitalier. Il paraissait si flatté de l’honneur de conduire sa voiture dans la cour de l’évêque, de mener ses chevaux dans l’écurie de l’évêque, et de souper avec les gens de l’évêque, que je dus en passer par où il voulait.

Il arrêta donc ses chevaux à la porte du palais épiscopal, et, sans attendre mes ordres, cria à tue-tête qu’un voyageur demandait à entrer. Il exerçait ses poumons dans une cour assez vaste, où se promenaient quelques jeunes prêtres fort graves. Un valet l’entendit, gagna l’appartement du maître, et rapporta l’ordre de m’introduire. On me fit passer par un escalier et des corridors, au bout desquels se trouvait une longue salle décorée des portraits des évêques grecs de Transylvanie. Cette pièce n’était éclairée que par la bougie que portait mon guide, et, à mesure qu’il passait, ces figures austères s’illuminaient et semblaient s’approcher. Le valet poussa la porte qui se trouvait au fond de la salle, et je me trouvai dans une chambre où étaient assis deux personnages.

Le visage vénérable de l’un était orné d’une longue barbe blanche. L’autre, à la physionomie vive et fine, avait une barbe grisonnante artistement coupée. Ce fut ce dernier qui m’accueillit. Il se leva, me tendit la main, me présenta son collègue l’évêque d’Hermannstadt, et répondit affectueusement au compliment que je lui débitai en latin, attendu que je ne me sentais pas assez sûr de mon allemand ni de mon hongrois, et que je n’étais pas fort en état de lui parler valaque. Après les paroles indispensables sur la France et sur la Hongrie, sur les mauvaises routes et sur le beau temps, j’essayai d’amener la conversation sur un sujet qui me touchait beaucoup. Je savais que la discipline grecque, qui tolère les prêtres mariés, défend à l’évêque de garder près de lui sa femme, s’il en a une, et je me demandais si un individu de ma sorte, qui avait reçu le septième sacrement, pouvait réclamer une hospitalité qu’il était bien décidé à ne pas accepter pour lui seul.

Nous parlions de la situation de la Transylvanie. Comme l’évêque s’étonnait qu’un étranger put discourir sur des sujets aussi difficiles, je lui appris qu’attaché à une famille hongroise, j’étais presque citoyen de son pays. J’ajoutai que mes voyages ne laissaient pas que de m’être fort agréables, par la raison que les fatigues semblent plus légères quand on se trouve deux pour les supporter. « Je suis accompagné, dis-je résolument, d’une personne qui ne me quitte pas. — Où est-elle ? demanda l’évêque. — In curru, répliquai-je (j’ai dit que nous parlions latin), « dans le char », regrettant d’appliquer ce mot poétique à l’abominable carriole qui nous avait cahotés jusque là. J’attendais l’effet de ce mot décisif ; mais à ma grande surprise mon interlocuteur resta impassible. Il ne paraissait ni charmé ni embarrassé ; évidemment il n’avait pas entendu. Je pensai que les Hongrois, qui font plier à tous leurs besoins la langue de Cicéron, avaient pu imaginer une expression nouvelle pour signifier « voiture », comme ils ont inventé le mot sclopetum pour dire « fusil ». Aussi, afin de convaincre l’évêque que je ne lui adressais pas une métaphore dans le goût de celle que fait Horace dans sa fameuse ode à Mécène, je m’approchai de la fenêtre en indiquant la rue du doigt. Cela faisant, je répétai mon mot classique, dont je ne voulais pas démordre. L’évêque, que cette pantomime avait préparé à l’attention, m’entendit cette fois, et deux minutes après notre cocher valaque, qui ne se doutait pas qu’il avait joué le rôle d’Automédon, amenait son currus dans la cour, de l’air d’un conquérant qui rentre dans ses foyers.

Nous n’eûmes qu’à nous louer de l’hospitalité de Balásfalva. Dès le lendemain je visitai le collége, conduit par le professeur de philosophie, M. Joseph Papp, jeune homme plein de cœur et d’intelligence. J’ai dû beaucoup à ses bons et utiles renseignements, et je me plais à le remercier de son chaleureux concours. M. Papp, que ses fonctions astreignent à un travail incessant, a trouvé moyen, dans ses moments de loisir, d’étudier les principales langues de l’Europe, et il parle français, italien, allemand, latin, hongrois, valaque et turc.

Comme tout ce qu’il y a d’intelligence chez les Valaques réside dans le clergé, il s’ensuit que le collége de Balásfalva est proprement un séminaire. Les jeunes gens qui y sont admis en sortent prêtres. Ils y entrent à huit ans, apprennent les langues et la liturgie ; après quoi on les marie et on leur confère l’ordination. Je parcourus avec plaisir les salles d’étude et les classes, écoutant cette douce langue valaque, qui me semblait harmonieuse comme le vénitien. Je fus frappé de la physionomie intelligente de plusieurs d’entre les élèves. Parmi les professeurs, quelques uns me représentaient ce qu’ont dû être les bénédictins ; d’autres, au regard rapide, avaient une vivacité toute méridionale. J’ai dit que ce séminaire était la seule institution qui appartînt aux grecs unis ; j’ajouterai que deux élèves des plus distingués sont envoyés à Vienne aux frais de l’empereur pour y achever leurs études.

J’arrivai à Balásfalva avec des espérances que j’ai conservées. Je pouvais craindre que de vieux ressentiments ne se fussent enracinés dans le cœur des Valaques : que ce peuple dépossédé par les Hongrois eût repoussé à jamais toute idée de fraternité avec la race victorieuse dont il est resté séparé, et qui le convie aujourd’hui. J’acquis la certitude que le clergé ne nourrissait pas cette haine nationale, si long-temps héréditaire chez les paysans. Il accepte les événements ; il reconnaît que le peuple hongrois, qui domine ce pays depuis mille ans, ne peut plus l’abandonner. Il comptera avec lui, et, en vue de l’avenir, réclamera son concours.

Ces sentiments sont particulièrement ceux du clergé uni. L’autre portion du clergé grec, qui n’échappe pas aux influences étrangères, n’a pas encore adopté ces idées nouvelles. Un parti valaque s’est formé dans le midi de la Transylvanie, dont l’organe est la Gazetta de Transsilvania, qui se publie depuis 1838 à Cronstadt. Aux yeux de ceux qui composent cette faction, les Hongrois sont des hôtes incommodes, qui sont venus porter le trouble dans la patrie ; des étrangers usurpateurs, qui sont aux Valaques ce que les Turcs sont aux raïas. Ceux-là ne s’aperçoivent pas que, pour être trop patriotes, ils deviennent en définitive mauvais citoyens. C’est ce que les Valaques éclairés leur répètent en répondant à la feuille de Cronstadt dans les journaux de Clausenbourg[1].

Hongrois et Valaques sont citoyens d’un même pays. Ils ont combattu pendant une suite de siècles pour la défense d’une patrie commune. Assez long-temps les haines traditionnelles les ont divisés : l’union commencée sur les champs de bataille doit se cimenter dans la paix. Si les idées de fusion gagnent du terrain, il faut en féliciter la noblesse hongroise, qui a su prendre l’initiative. Elle a compris que le temps n’est plus où une bande de guerriers pouvait en une seule bataille annuler l’existence d’une nation, et que, si par une conquête un peuple peut prendre sa place au banquet, il n’a pas le droit de les remplir toutes. Pendant la dernière session de la Diète, au mois de janvier 1843, l’un des plus éminents orateurs, le baron Denis Kemény, a fait entendre, aux applaudissements de l’assemblée, des paroles que les Valaques n’oublieront pas.

Chose singulière ! tandis que l’aristocratie hongroise tend elle-même à faire disparaître les résultats de la conquête, les colons saxons, introduits pacifiquement dans le pays, régi par des lois qui proclament l’égalité, persistent à traiter les Valaques comme une race vaincue et inférieure. On l’a dit : la tyrannie des bourgeois est la pire de toutes.

En 1791 Jean Babb, évêque grec uni, et Gerasim Adamovicz, évêque non uni, adressèrent une pétition à l’empereur. Ils le supplièrent de déterminer nettement la situation des Valaques de Transylvanie. Ce placet fut renvoyé à la Diète, qui déclara qu’aux termes de l’article 6 de la loi de 1744, les Valaques ne formaient pas dans le pays un peuple à part, mais faisaient partie de la nation sur le terrain de laquelle ils habitaient. Il fut reconnu que le Valaque anobli avait les privilèges du gentilhomme hongrois, et que le paysan valaque devait être traité à l’égal du paysan hongrois ou saxon.

En 1843[2], M. Lemény, évêque de Balásfalva, et M. Moga, évêque d’Hermannstadt, appelèrent de nouveau sur cette question l’attention de la Diète. Ils rendirent justice aux Hongrois, qui respectent la décision de 1791, mais ils peignirent l’oppression dont souffrent les Valaques habitant le territoire de la nation saxonne. En conséquence, et s’appuyant sur le décret de 1791, que les Saxons ont également voté, ils demandèrent que les Valaques pussent jouir des droits des citoyens saxons, être membres des corporations, recevoir dans le village leur part du sol ; que la caisse de la nation saxonne secourût les étudiants et les prêtres grecs ; enfin que la dîme fût payée par les paysans valaques non aux pasteurs saxons, mais aux popes. Il est à souhaiter que ces différends soient résolus par la Diète prochaine, et que l’esprit de justice qui a animé la dernière assemblée préside aux délibérations nouvelles.

Nous ne cachons pas la sympathie que nous inspire la race valaque. Peuple roman comme nous, les Valaques habitent non seulement la Hongrie et la Transylvanie, mais encore la Bessarabie, la Moldavie, la Valachie, et d’autres provinces turques. Ils ne comptent pas moins de cinq millions d’hommes. Quelques esprits généreux se sont préoccupés de l’avenir de cette nation dispersée et asservie depuis dix siècles. Plusieurs imaginent une sorte de république fédérative, dont le noyau serait la Moldo-Valachie, et dans laquelle la Russie et l’Autriche entreraient en cédant la première la Bessarabie, la seconde la Transylvanie. Si nous sommes bien informés, ce plan appartient à M. Urquhart, dont les rêveries sentimentales à l’endroit de la Turquie sont fort connues.

Les événements ont prouvé que jusqu’ici M. Urquhart n’était pas heureux dans ses inventions politiques, et il n’est pas nécessaire d’attendre l’expérience pour juger cette nouvelle conception. Sans rechercher jusqu’à quel point la cour de Vienne pourrait disposer de la Transylvanie sans l’assentiment des Diètes hongroise et transylvaine, et, sans insister sur des difficultés qui ne peuvent être appréciées que par ceux qui ont étudié ce pays, il nous suffira d’indiquer quelques considérations générales, et qui pourront frapper tout le monde. Chacun sait que d’ordinaire les diplomaties ne se mettent pas en frais de vertu ; et, quelque désir que l’on en puisse avoir, nous ne pouvons nous représenter la Russie et l’Autriche abandonnant ingénument deux provinces qui valent la peine d’être conservées, dans le but charitable de témoigner de la bonté a une race intéressante. D’ailleurs est-on bien inspiré en appelant la fondation de cette petite république ? Cet état de quelques millions d’hommes pourrait-il se soustraire à l’ascendant des deux grands empires qui l’entoureraient ? Pense-t-on que cette situation précaire, que ces déchirements inévitables, favoriseraient le développement de la population ? En un mot, le sort des provinces danubiennes, perpétuellement menacées par le tzar, est-il donc digne d’envie, et veut-on conserver le triste état de choses qui subsiste aujourd’hui ?

Nous croyons faire preuve d’un intérêt mieux entendu pour la race valaque en lui souhaitant de se réunir sous le sceptre de l’Autriche, qui compte déjà parmi ses sujets plus de deux millions d’hommes de cette nation. Le peuple valaque ne marchera vers l’unité que sous un gouvernement fort, qui sache au besoin le défendre ; et puisqu’il est placé entre l’influence autrichienne et l’influence russe, il convient qu’il subisse la première, qui est plus civilisatrice. Dans la possession de provinces romanes enlevées à la domination turque, l’Autriche trouvera une juste compensation aux pertes qu’elle doit s’attendre à faire dans l’Occident. En s’éloignant de l’Adriatique, elle s’avancera vers la mer Noire, et, dégagée de toute autre préoccupation, fera face à l’invasion russe. Certes, ce n’est pas la France qui empêchera que le cabinet de Vienne n’adopte cette politique : car elle pourrait enfin contracter une alliance continentale, et, ses derrières assurés, porter toute son activité sur l’Océan. Ou nous nous trompons fort, ou telle est la marche que suivront les deux grandes puissances centrales qui représentent les forces du continent. Il leur est réservé d’assurer l’indépendance de l’Europe.

Nous entendons dire que l’occupation de Constantinople par les Russes est un fait inévitable. C’est accepter trop facilement une idée moscovite que certaines gens s’efforcent de populariser. Pour retarder le moment de cette occupation, on n’a rien trouvé de mieux que d’imaginer l’intégrité du territoire ottoman, voire même la régénération de cet empire, bien que personnelle prenne la chose au sérieux. On préfère maintenir le statu quo, comme si, en ajournant la solution d’une question, on parvenait à l’éluder.

La race ottomane est débordée de toutes parts par les raïas. Du sein même de l’empire qui tombe s’élèvent des populations jeunes, pleines de sève et d’avenir, en qui réside toute la vie de ce grand corps. Ces peuples, dont on semble oublier l’existence, ne sont-ils pas les héritiers légitimes de la puissance turque ? Slaves d’origine, ils ont pour la plupart de fortes tendances à s’unir, et de naturelles sympathies les rapprochent des Hellènes, leurs anciens compagnons de servitude. Sur plusieurs points de la Péninsule la fusion des deux races s’est opérée, et on ne peut douter qu’une destinée commune n’attende ces deux nations, dont les histoires se confondent depuis un temps immémorial. Ce serait à l’Europe, à la France surtout, si elle veut être fidèle à ses anciennes traditions, à seconder les efforts de ces millions de chrétiens : car il y aurait là les éléments d’un empire nouveau, qui remplacerait l’empire croulant des Osmanlis. Baigné par trois mers, ce royaume à la fois slave et grec aurait presque l’étendue de la France, et sa population, qui dès aujourd’hui compterait douze millions d’habitants, s’accroîtrait sous une administration régulière.

Ces peuples ont un ardent désir de vivre de leur vie propre, et, à l’heure présente, le protectorat russe ne leur serait pas plus cher que le protectorat ottoman. Voilà pourquoi ils sont capables de former un état indépendant, qui, avec les ressources et l’heureuse situation du sol, pourrait prétendre à une grande prospérité. Mais il est facile de prévoir que les tzars, installés dans la capitale des sultans, exerceraient à la longue leur influence sur ces provinces slaves, qu’une communauté de race et de religion rattacherait à l’empire. Il est donc vrai de dire que les Russes, une fois maîtres de Constantinople, camperont à vingt heures des côtes d’Italie. Suivant ce que décideront les diplomates, les populations belliqueuses qui occupent la Turquie d’Europe formeront l’avant-garde du continent contre les Russes, ou l’avant-garde des Russes contre le continent.

  1. Si ces faits trouvaient quelque part un contradicteur, nous le renverrions aux journaux transylvains. V. la Gazzetta de Transsilvania et le Erdélyi hiradó, 1842.
  2. Séance du 1er février.