La Transylvanie et ses habitants/Chapitre 7

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Imprimeurs-unis (Tome Ip. 179-196).
chapitre VII.
L’Aranyos. — Récolte de l’or. — Les Bohémiens.

La plupart des rivières qui arrosent la Transylvanie, les deux Szamos, les deux Körös[1], l’Ompoly, le Gyógy, le Sztrigy, la Maros, la Bisztricz, la Lápos, la Dumbravitza, portent de l’or. On peut même dire qu’elles en roulent toutes ; mais il en est où l’or est si rare, qu’on ne prend pas la peine de les nommer[2]. Celle qui en porte en plus grande quantité prend sa source dans les montagnes occidentales de la Transylvanie, traverse le pays de Toroczkó, passe à Thorda, et se jette dans la Maros. Les Hongrois rappellent l’Aranyos, c’est-à-dire la Dorée. Ces rivières sont exploitées par ces hôtes vagabonds que nous appelons fort improprement Bohémiens, et auxquels, dans nos départements du midi, on donne le nom espagnol de Gitanes. On peut retirer les paillettes en jetant continuellement l’eau et le gravier sur une étoffe laineuse à laquelle s’attache l’or ; mais ordinairement on lave le sable dans une sorte de planche creusée appelée tekenyő. Les Gitanes s’en acquittent avec une adresse et une célérité surprenantes. Ils saisissent le tekenyö par les deux bouts, l’agitent doucement, laissent tomber l’eau, en reprennent encore, et la rejettent jusqu’au moment où ils voient briller l’or pur. Quelques instants suffisent pour laver une poignée de sable. C’est une de ces mille scènes inattendues que la Transylvanie offre sans cesse au voyageur, et l’étrange costume des Bohémiens, leur peau noire et leurs cheveux crépus, ajoutent encore a l’effet de ce spectacle extraordinaire, qui vous transporte aux rivages de l’Afrique.

Les Gitanes orpailleurs sont divisés en douze bandes de quatre-vingts, cent ou cent vingt individus. Chaque bande a un surveillant, lequel rend ses comptes à un directeur général, qui réside à Zalathna. Ils sont exempts des charges publiques, mais non des corvées dues au seigneur. Ces bandes n’ont pas de lieu fixe où elles doivent continuellement se tenir ; chaque Gitane lave le sable où il lui plaît, aujourd’hui dans une rivière, demain dans une autre, le plus souvent dans l’Aranyos. On lui délivre un permis en vertu duquel il va de côté et d’autre exercer son industrie. En retour, il doit donner tous les ans un pizète[3] de poussière d’or, qui lui est acheté 3 florins 40 kreutzers[4]. S’il est actif, il peut en retirer trois pizètes par semaine, et chaque pizète lui est payé au même prix. La récolte est plus abondante dans le temps des grosses pluies, quand les torrents entraînent l’or des montagnes. Tout l’or que les Bohémiens retirent doit être remis au surveillant ; il leur est défendu de le vendre à d’autres. Jusqu’à ce jour, le maximum d’or lavé dans une année a été de douze kilogrammes.

Il est hors de doute qu’on pourrait en obtenir bien davantage si cette exploitation était confiée à des ouvriers laborieux. Mais il n’y a guère de gens plus fainéants au monde que les Gitanes. Quoiqu’ils aient un moyen rapide de gagner beaucoup, ils n’en profitent point. Souvent même ils ne se donnent pas la peine dans toute l’année d’extraire la quantité d’or exigée par le fisc, et qu’ils pourraient retirer en peu de jours.

On rencontre des Bohémiens dans toutes les contrées de l’Europe. Quel que soit le pays qu’ils habitent, et le peuple au milieu duquel ils sont campés, ils montrent partout les mêmes habitudes et les mêmes vices. Répandue sur tout le continent, et jetée parmi des populations diverses, cette nation dispersée a conservé un caractère particulier qui ne se dément nulle part : elle reste complètement étrangère au mouvement qui entraîne tous les hommes autour d’elle, et il n’y a aucune différence à établir entre les Gitanes qui se voient en Hongrie et ceux qui habitent nos départements des Pyrénées. Les Magyars les appellent tzigány, tzigányok, et dans un décret rendu par le roi Uladislas, en 1496, ils sont désignés par le nom de Pharaones, qui correspond à celui d’Égyptiens, que nous leur donnons aussi. Dans leur langue ils s’appellent Romm. On a long-temps pensé qu’ils étaient originaires de l’Égypte, et que la vengeance divine les condamnait à errer sur la terre, parce que leurs ancêtres avaient refusé d’accueillir la Vierge ; il est admis aujourd’hui que ces hordes vagabondes sont d’origine indienne. Cette opinion paraît appuyée par des preuves positives, et récemment encore le missionnaire Wilson, en passant à Pesth, a cru reconnaître que les Gitanes de Hongrie, comme ceux de Turquie, parlent une langue qui se rapproche du dialecte en usage près des bords de l’Indus parmi les Budsurades.

Les proverbes hongrois ne tarissent point sur les Gitanes : importun comme un tzigány ; voleur, impudent vantard, bavard comme un tzigány, etc. Dès qu’un méfait a été commis, c’est la troupe de Gitanes voisine que l’on accuse, et souvent avec raison. Ils habitent toujours à l’extrémité du village, loin des autres paysans, qui ont pour eux un mépris superbe, et ils reconnaissent l’autorité de l’un des leurs, nommé vayvode par le seigneur et chargé d’exercer la police. Ils se cachent dans des huttes faites de boue qui s’élèvent de quelques pieds, et sous lesquelles ils creusent la terre pour avoir plus d’espace. Toute une famille s’entasse dans ces bouges horribles. La fumée s’échappe par un trou percé à travers le toit, qui est recouvert de plantes sauvages, et des enfants, noirs et nus, jouent devant la porte. Si un cavalier passe, ils accourent, le poursuivent en demandant l’aumône, et accompagnent leur prière de cris étourdissants et de mille tours de force. Au bruit le père et la mère sortent de leur tanière, et les chiens mis en émoi poussent de longs hurlements. Ces Gitanes exercent le métier de cloutiers, de maréchaux, ou font des briques pour le compte du seigneur. C’est surtout alors qu’ils sont effrayants à voir quand ils rodent comme des spectres autour du foyer ardent.

Il y en a d’autres qui ne sont pas fixés ; ils errent à l’aventure, sans souci du lendemain, sans remords du délit commis la veille. Heureusement ils ne sont pas nombreux, car on les redoute. Ceux-là campent chaque soir dans les champs, autour d’un feu. Si on traverse les campagnes avant le lever du soleil, on les voit étendus par terre auprès de quelques lisons éteints ; à côté d’eux sont couchés deux ou trois porcs, et un maigre cheval qui transporte leur tente. Quand ils savent quelque métier, ils l’exercent dans les villages qu’ils rencontrent ou sur le bord des chemins. Le groupe de forgerons qui est ici représenté a été pris au daguerréotype sur la lisière d’un bois. Ils font encore des paniers ou taillent des cuillers de bois et des tekenyö. C’était jadis une profession très lucrative de dire la bonne aventure.

Les Bohémiens de cette sorte, qui n’ont pas encore renoncé à la vie nomade, ne paient aucun impôt ; ils n’existent pas aux yeux de l’administration, et ne comptent pas plus que les loups des forêts. Bien qu’ils vivent d’ordinaire dans une excessive pauvreté, et que leur existence, la plupart du temps, soit des plus problématiques, on nous a assuré que plusieurs d’entre eux ont acquis quelques richesses. Par quel moyen ? le diable le sait. Quoiqu’il en soit, on raconte qu’on a vu de ces vagabonds, en arrivant dans un nouveau campement, creuser la terre, y enfouir des ducats, des perles et des bijoux, et, la fosse refermée, planter au dessus la tente trouée qui les abrite. Je tiens ces détails d’un drôle de mes amis — que le lecteur me pardonne cette connaissance ! — qui n’avait pas seulement un clou à enfouir, mais qui, pour se consoler, disait, en clignant de l’œil, que quelques uns de ses frères, vagabonds et déguenillés comme lui, avaient les mains pleines d’or. Où la philosophie va-t-elle se nicher ? Voilà un homme qui meurt de faim : une métaphore et peut-être un mensonge lui viennent à l’esprit, et il ne demande plus rien au monde !

Un voyageur aperçut un jour un Gitane qui battait sur l’enclume près de la route. Il descendit de voiture et lui demanda ce qu’il faisait : — « Des clous, répondit le tzigány. — Tu n’es pas habile, dit l’étranger, ils ne valent rien. Ne saurais-tu pas forger un clou à cheval ? »
Le Gitane lui en présenta un. — « Cela n’est pas mieux. Regarde-moi faire. » Et peu d’instants après il lui montra deux clous de sa façon. Le Gitane ouvrit de grands yeux 3 puis s’écria en valaque : bine invetiatu, « vous êtes bien instruit[5] ! » Il avait raison. L’expert, qui laissa sur l’enclume un prix d’encouragement et disparut, n’était autre que le prince Lobkowitz, lequel, comme président de la chambre générale à Vienne, avait la direction suprême de toutes les mines de la monarchie, et ne dédaignait pas de connaître l’art jusque dans ses derniers détails, au point d’être un excellent forgeron.

L’humeur vagabonde des Gitanes les quitte difficilement. L’empereur Joseph II essaya de les attacher à la terre. Il consulta à cet effet les comitats de la Hongrie et prit des mesures qui semblaient décisives. Leur langue même devait être abolie ; on les désignait déjà dans le langage administratif sous le nom de « nouveaux paysans ». Tous ces efforts furent vains. Les Gitanes, qui, d’après les nouvelles ordonnances, ne pouvaient plus quitter les terres du seigneur, s’y prirent de telle façon, qu’ils en furent chassés par les seigneurs eux-mêmes. On leur construisit des maisons commodes ; ils y établirent leurs vaches et dressèrent leur tente à côté. Les enfants, qu’on avait mis chez les villageois pour les accoutumer au travail, s’échappèrent tous et rejoignirent les tentes de leurs pères. En 1782 il n’y avait dans toute la Hongrie que soixante-dix-sept « sessions » qui fussent cultivées par des Gitanes, et la somme des contributions payées par eux ne dépassait pas vingt mille florins. Dans le recensement fait à cette époque de la population du royaume, on compta, outre ceux qui avaient consenti à devenir laboureurs, 43 787 Gitanes, dont 5 886 se donnèrent pour maréchaux, et 1 582 pour musiciens. On n’a pas fait de conscription nouvelle, mais il est probable qu’ils sont aujourd’hui en moins grand nombre ; on dit, en effet, qu’ils diminuent sensiblement, et qu’ils disparaîtraient à la longue si de nouvelles hordes ne venaient de la Valachie et de la Moldavie. Au 16e siècle les Gitanes furent chassés de plusieurs états de l’Europe. La Hongrie et la Transylvanie ont été pour eux plus hospitalières, et on trouve dans les actes des anciennes Diètes divers articles qui les concernent.

Ce qui les entretient dans le goût de la vie errante, outre leur inclination naturelle, c’est l’extrême facilité avec laquelle ils supportent la fatigue et les privations. Ils ont les mêmes haillons pendant les chaleurs excessives de l’été comme pendant le froid rigoureux de l’hiver, et dans le moment où on traverse une rivière en traîneau on les voit quelquefois marcher pieds nus, sans autre vêtement que des lambeaux troués qui les cachent à peine. Cependant tous les Gitanes n’en sont pas à ce degré de misère. Il y en a qui labourent la terre, principalement dans cette partie de la Transylvanie qu’on appelle la Mezöség : ils passent là pour d’habiles moissonneurs. Ce fait donne à penser qu’ils ne sont pas aussi indisciplinables qu’on l’a cru jusqu’ici, et que des mesures mieux entendues amèneraient des résultats meilleurs. Nous avons déjà parlé des riches Bohémiens de Clausenbourg. Ceux qui habitent Hermannstadt ont de l’aisance et vivent bien. Ils portent le costume des riches paysans hongrois, en choisissant de préférence les couleurs vives. Leurs gilets écarlates sont couverts de petits boutons de cuivre ronds et brillants ; ils portent aussi de grands éperons sonnants. Les femmes se ressentent particulièrement de ce bien-être. La couleur foncée de leur peau disparaît pour faire place à un teint d’une blancheur mate qui fait ressortir l’éclat de leurs yeux noirs. Joseph II, quand il visita la Transylvanie, ne manqua pas de faire cette observation, et on dit qu’il se mêlait une certaine reconnaissance aux sentiments philanthropiques qui ranimaient envers les Bohémiens. Il semble au reste qu’il y ait deux races de Gitanes. Les uns ont les cheveux crépus, les lèvres épaisses, et sont très basanés. D’autres sont olivâtres, ont les traits plus réguliers et les cheveux lisses. Mais, quelle que soit la condition dans laquelle elles se trouvent, toutes les jeunes Bohémiennes sont remarquables par leur taille élancée, qui frappe encore plus sous le haillon.

Quant à leur religion, s’il leur plaît d’en avoir, les Gitanes embrassent sans difficulté celle qui est professée autour d’eux : ils sont ici catholiques, là grecs, et ailleurs réformés. On dit par ironie : « Je te souhaite autant de plaisirs que j’ai vu de tzigánys prêtres. » De préférence, ils choisissent la religion du seigneur, laquelle, suivant leurs idées aristocratiques, doit être la meilleure de toutes. C’est encore par suite de ces idées qu’ils se croient venus du même pays que les Hongrois. « Nos pères sont sortis d’Égypte avec Arpád », me disait sérieusement un Gitane qui affirmait avoir lu beaucoup. Ce mot incroyable m’étonna peu. Je trouvai naturel qu’il cherchât à s’adjuger le berceau du peuple hongrois, de la race victorieuse. C’était la seule patrie qu’il lui semblât décent d’adopter.

La langue que ces tribus ont apportée en Europe a dû s’altérer avec le temps. Un officier hongrois fait prisonnier dans les guerres de l’Empire, et amené en France, m’assura que les Gitanes qui faisaient partie de sa compagnie ne pouvaient comprendre les nôtres. On remarque qu’en Hongrie et en Transylvanie, leur langage a subi, suivant les localités, certaines modifications. Les Gitanes savent toujours la langue du peuple au milieu duquel ils se trouvent. Ceux qui habitent parmi les Saxons ont adopté des mots allemands, tandis que ceux qui se sont fixés dans les Comitats ont introduit dans leur langue des expressions hongroises. Ces circonstances établissent des distinctions entre les dialectes qui paraissent s’être formés.

Nous transcrivons ici quelques mots usités chez les Gitanes de Clausenbourg.

Yek, un. Tchoumout, lune.
Dui, deux. Tchirhignia, étoile.
Tri, trois. Goulodel, Dieu.
Chtar, quatre. Meripô, mort.
Panntch, cinq. Djivipô, vie.
Chô, six. Purô, vieilles
Efta, sept. Thernô, jeunesse.
Okhtô, huit. Tsinotchaô, enfance.
Ignia, neuf. Délis, donner.
Dâhe, dix. Djas, aller.
Chel, cent. Manrô, pain.
Milliê, mille. Môl, vin.
Dies, soleil. Pâgni, eau.
Kham, jour. Khér, maison.
Somnal, or. Hanguéri, église.
Somnal kham, le soleil d’or.

Notre ancienne connaissance, maître Móti, qui me tenait pour un protecteur des beaux-arts, me présenta un jour deux Bohémiennes qu’il me déclara dignes d’être connues. La plus grande et la plus âgée avait les lèvres épaisses, le regard brûlant, et un visage africain. Elle portait une robe de couleur foncée ; un châle noir à ramages de couleur était roulé autour d’elle, et un long mouchoir noir qui lui ombrageait le visage pendait sur son dos. La seconde avait pour costume une veste à la hussarde, de velours noir, un jupon à fleurs, et des bottines. Ses cheveux, brillants comme le jais, disparaissaient en partie sous un voile de gaze, et, en encadrant le visage, donnaient de l’éclat à la blancheur mate de son teint. Elle avait une sorte de beauté mélancolique que j’ai trouvée souvent chez les femmes de sa race qui n’étaient pas dégradées par la misère. Après que Móti eut joué quelques préludes, elles se mirent en devoir de danser. Leurs gestes et leurs pas étaient lents. Elles se tenaient par la main, s’éloignaient, marchaient l’une vers l’autre en se tendant à demi les bras, et faisant flotter leurs voiles, puis se rejoignaient pour exécuter ensemble des mouvements expressifs. Móti avait déposé son instrument. Elles accompagnaient elles-mêmes leurs danses en chantant, dans une mesure extrêmement lente, un air d’une grande douceur et d’une touchante mélancolie, qui exprimait tour à tour la tendresse et le repentir, car la voix vibrante de l’une et les notes graves de l’autre prenaient le dessus suivant le sens des paroles. La danse et surtout les voix me frappèrent tellement, que je n’ai pu m’empêcher de reproduire cette chanson bohémienne.

Les Gitanes sont adroits, vifs et alertes. Ils font tout avec une dextérité sans égale, quand ils veulent faire. Mais ils excellent particulièrement, comme musiciens, dans l’exécution des airs nationaux. « Guidés uniquement par leurs oreilles, et à l’aide de quelque exercice, ils parviennent à une promptitude et une vigueur d’exécution à laquelle des maîtres de l’art ne pourraient atteindre. Cette habileté leur assure la préférence dans les musiques de table, les festins de noces, et toutes les autres réunions où l’on cède à l’inspiration de la gaîté et à l’entraînement des mœurs nationales[6]. » D’ordinaire ils ne connaissent pas même les notes, mais l’instinct musical leur tient lieu de tout, et il n’y a vraiment que les Gitanes qui sachent jouer les mélodies magyares. La musique hongroise exprime des sentiments profonds et passionnés. Large, grave, triste même dans certains moments, elle veut des interprètes à la fois ardents et calmes, qui laissent toujours deviner la vivacité nationale dans les accents les plus mélancoliques. Cette vivacité éclate à son tour en phrases rapides et animées, qui commandent l’enthousiasme, et qui rendent merveilleusement bien tout ce que le caractère hongrois a de hardi, de brillant et de chaleureux. Les Gitanes traduisent quelquefois ces mélodies avec un sentiment et une verve incomparables. Leur talent se montre non seulement dans l’exécution parfaite du chant, mais encore dans l’art prodigieux avec lequel ils savent improviser les variations les plus intelligentes sur des thèmes qui respirent des sentiments si distincts.

Il s’en faut que tous les artistes bohémiens atteignent cette perfection : je ne parle ici que d’un petit nombre. Mais ces exemples suffisent pour prouver le génie de la nation. On est au reste surpris de l’aisance que déploient les petits enfants auxquels on met un violon entre les mains ; en peu de temps ils arrivent à seconder leurs pères, et on sent que tout tzigány est né musicien. Aussi les Gitanes de chaque village en sont-ils les ménétriers obligés. Les jours de fête ils prennent une supériorité que tout le monde leur reconnaît : ils marchent en tête du cortège quand un mariage est célébré, et deviennent des personnages importants. Sous ce rapport les Gitanes de la Hongrie offrent un certain intérêt. Ils sont les dépositaires de l’art. Ce sont eux qui conservent les airs nationaux, que l’on n’a pas écrits, et qui sont joués d’un bout du pays à l’autre. Souvent ces artistes en guenilles, qui ont à leur disposition des instruments fêlés, ne vous procurent qu’un médiocre plaisir ; mais quelquefois aussi ils surpassent ce que vous attendiez d’eux. On en rencontre partout, et c’était une de mes préoccupations, dans chaque lieu où je m’arrêtais, de penser quelle sorte d’exécutants viendraient se faire entendre sous les fenêtres de l’hôtellerie, car la voiture d’un étranger stationnant à la porte ne manquait jamais d’attirer les Gitanes. Ceux qui ont du talent sont recherchés des seigneurs : pendant l’hiver, ils forment l’orchestre des bals. Un magnat transylvain, à Bethlen, entretient une bande de Czigány qui se sont rendus célèbres, et qui exécutent entre autres d’une façon très touchante l’air fameux de Rákótzi. Ils eurent un jour l’idée d’aller jouer cet air rebelle chez l’archiduc Ferdinand d’Este, envoyé par l’empereur à Clausenbourg, lors de la dissolution violente de la Diète, pour surveiller les Transylvains. Le prince les fit chasser sur-le-champ.

Ainsi que le veut le proverbe hongrois, les Gitanes sont naturellement fort impudents ; mais ils poussent ce défaut à l’excès quand leurs talents en musique demandent pour eux quelque indulgence. C’est sans doute le sentiment de leur supériorité artistique qui cause cette assurance ; toujours est-il qu’ils usent parfois avec les seigneurs d’une familiarité qui paraît incroyable en Transylvanie. Je me trouvais à Clausenbourg chez un jeune magnat ; nous causions seuls dans le salon. Tout à coup une fausse porte s’ouvre, et un Gitane, entrant ainsi comme un habitué, paraît devant nous son violon sous le bras. Grande surprise de notre part. Il nous dit : « Je suis venu jusqu’ici pour vous proposer un concert. Voulez-vous nous entendre ? — Non. — Vous n’êtes pas disposés ? Eh bien ! cela sera pour une autre fois. » Et il s’en alla comme il était venu. Il arriva à un autre de jouer devant un seigneur qui était lui-même habile violoniste. Il se surpassa, et, le morceau fini, reçut des compliments. Puis, comme pour mieux assurer son triomphe, il pria hardiment son auditeur d’exécuter aussi quelque chose. La proposition devait paraître impertinente ; mais le magnat était un homme d’esprit, et, charmé peut-être de montrer son savoir-faire, il prit l’instrument des mains du Bohémien, et fut à son tour applaudi.

Ce dernier trait achève le croquis du Gitane. Il faut se le représenter déguenillé et amaigri, mais ayant conscience de sa valeur parce qu’il porte un violon sous le bras. C’est l’artiste placé au plus bas degré de l’échelle, insouciant, vagabond, mais doué d’une étonnante organisation musicale. Il a des goûts particuliers, une allure qui n’est qu’à lui, et une bonne humeur qui ne tarit jamais. Dans chaque instant il est prêt à vous divertir : faites un signe, il va venir sous vos fenêtres, et, le nez au vent, l’œil animé, jouera toutes sortes de mélodies, tristes ou gaies, tandis que les auditeurs qui l’entourent se serreront dans leurs pelisses.

Quand je voyageai en Transylvanie, j’aperçus un jour, au moment d’entrer dans une petite ville, deux individus étendus sur l’herbe trempée de rosée. Au bruit de la voiture, l’un d’eux leva la tête, saisit son violon, qui était près de lui, enveloppé dans un lambeau d’étoffe bleue, et regarda attentivement l’équipage qui avançait, se demandant s’il y avait là quelque chose de bon à espérer pour lui. Il paraît que le résultat de l’examen fut à mon avantage : car je le vis tout à coup se lever, faire deux ou trois sauts, préparer son instrument, toucher du pied l’autre individu, et se poster sur le bord de la route. Son compagnon, ou plutôt sa compagne, car l’obscurité ne nous permit de la distinguer que quand nous fûmes plus près, n’avait nullement senti le fraternel et vigoureux coup de talon qu’il lui avait administré en manière d’appel. Elle continua de dormir du sommeil de l’innocence, la tête placée sur ses deux mains jointes, de façon à présenter au passant son profil indien. Elle n’avait d’autre vêtement par dessus sa chemise qu’un corsage écarlate, et quelque chose, dont il était difficile de déterminer le nom et la forme, qui lui couvrait les jambes. Le Bohémien, lui, dès que nous pûmes l’entendre, exécuta chaudement un air de danse, marquant la mesure en frappant le sol de ses pieds nus, sautant à droite, à gauche, et montrant une rangée de dents effrayantes quand il appelait sa partenaire, laquelle ne bougeait pas. Il était vêtu plus légèrement encore, grâce à la multitude de trous qui décoraient sa courte chemise et son unique pantalon de toile. Mais il portait au doigt une grosse bague, volée la veille sans doute, qu’il regardait de temps à autre avec amour. Quand nous l’eûmes dépassé, il n’en joua pas moins bravement, criant d’autant plus que nous nous éloignions davantage, peut-être pour me témoigner sa reconnaissance. Il se livra long-temps encore à ce violent exercice, même lorsqu’il ne nous était plus possible de l’entendre ; à la fin il se dirigea, toujours en gambadant, vers la Bohémienne, qu’il allait cette fois réveiller sérieusement pour lui faire part de l’aubaine qui leur était arrivée.

  1. Du latin Chrysius, Χρυσός (Krusos).
  2. Kőleseri, Auraria Romano-Dacica. Cibinii, 1717.
  3. 5 grammes 2 décigrammes.
  4. 9 fr. 52 cent.
  5. Plus exactement : « bien appris » !
  6. Schwartner, Statistique du royaume de Hongrie, trad. par Wacken, Francfort-s.-M., 1813.