La Triomphatrice/Acte III

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La Triomphatrice ; pièce en trois actes
Eugène Figuière, éditeur (p. 89-122).

ACTE III

Même décor.


Scène 1

Denise, Coralie.
Coralie.

2 130 francs, mademoiselle. Si j’étais allée dans certaines maisons, j’aurais pu en avoir plus, mais je n’ai pas voulu porter les bijoux et les robes de mademoiselle…

Denise.

Bon, bon… Personne ne vous a vue ? On n’a pas remarqué la sortie des robes ?

Coralie.

Par l’escalier de service, dans ma malle à moi… Oh ! non, mademoiselle, personne ne se doute de rien.

Denise.

Vous avez pu vous cacher de la femme de chambre ?

Coralie.

Bien sûr. Mademoiselle m’a monté ses robes pendant qu’Emma était à coiffer madame, je n’ai eu qu’à fermer mon cadenas.

Denise.

Et le valet de chambre ?

Coralie.

C’est le concierge qui m’a descendu ma malle. Mademoiselle me répond qu’elle ne me fera pas regretter… Je suis depuis trop longtemps chez madame… Si mademoiselle ne partait pas toute seule…

Denise, un peu de rancune.

Avec qui voulez-vous que je m’en aille ?

Coralie.

Il y a un jeune monsieur d’écrivain qui était à lire les ouvrages de mademoiselle…

Denise.

Comme cela se gagne ! Coralie aussi qui fait du roman… Non, ma bonne fille, je m’en vais toute seule, vous me conduirez à la gare, et vous verrez bien…

Coralie.

Si mademoiselle me disait où elle va…

Denise, taquine.

Trop tard, Coralie, maintenant que vous m’avez donné les 2 000 francs.

Coralie.

Je ne pourrai pas regarder madame en face.

Denise.

As pas peur, ma fille, je vais chez grand’mère.

Coralie, stupéfaite.

La mère de monsieur ?

Denise.

Dame ! il me semble que je n’ai pas deux grand’mères.

Coralie.

Mais on est fâché avec elle.

Denise.

Ma mère oui… mais ni mon père, ni moi.

Coralie.

Alors, mademoiselle me promet qu’elle va là ?

Denise.

Oui, et même je laisserai une lettre où je donnerai mon adresse.

Coralie.

Ah ! bien, comme ça…

Denise.

Prenez toujours les 130 francs, Coralie ; si je n’avais pas besoin du reste.

CORALIE.

Oh ! non, non, mademoiselle, le voyage est long, gardez-les, et puis, s’il y en a de trop, mademoiselle saura toujours où retrouver ses bijoux.

Denise.

Une montre ancienne et une opale. C’était une folie de ma mère, je n’aurai pas de quoi les racheter, prenez les 130 francs, Coralie.

CORALIE.

Une si belle montre et une si jolie bague…

Denise.

Je n’y tenais pas.

CORALIE.

On a sonné, mademoiselle, je remercie mademoiselle, mais ce n’est pas de bon cœur.


Scène 2

Denise, Flahaut.
Denise, sèche.

Vous venez pour ma mère… monsieur Flahaut ? Je vois avec plaisir que vous n’êtes pas parti.

Flahaut.

Si c’est avec plaisir, me voilà bien heureux. Je vous croyais un peu froissée.

Denise.

Pourquoi cela, par exemple ?

Flahaut.

Vous n’aviez pas été bien aimable ; vous étiez un peu excitée, la dernière fois…

Denise.

Il ne faut pas faire attention à ce qui peut se passer entre ma mère et moi, nous étions très montées toutes les deux. (Gracieuse.) Je serais au désespoir de vous laisser une mauvaise impression… (s’embrouillant) une impression dont, à un certain point, vous pourriez vous croire responsable.

Flahaut.

Mais non, mais non, mademoiselle Denise, je ne suis pas si fat, je ne me méprends pas…

Denise.

Et puis, je ne suis pas votre genre, hein ? Nous pouvons bien avouer cela… Je manque d’étoffe, au physique et au moral… cela vient avec les années… mais, dame, il nous faudrait attendre… (Flahaut garde le silence.) Un conseil d’ami, monsieur Flahaut, défiez-vous de cette maison, ce n’est pas la première fois qu’elle serait néfaste.

Flahaut, grave.

Je ne comprends pas du tout, mademoiselle, de quel usage peut m’être cette recommandation.

Denise.

Elle est étrange de ma part, n’est-ce pas ? Voilà ce que vous voulez dire ? N’appuyons donc pas, ma situation aussi est étrange…

Flahaut.

Votre situation est enviable, ma chère enfant, elle devrait être heureuse entre toutes. Vous êtes la fille d’une mère admirable et qui vous adore… Vous auriez des tendances à l’oublier, prenez-y garde.

Denise.

Ah ! ma mère vous a monté contre moi. (Les larmes aux yeux.) Vous aussi, vous criez à l’ingratitude… et ce sera toujours ainsi, je n’en aurai pas un, pas un pour moi… C’est toujours ma mère qui sera comprise, comprise et admirée…

Flahaut.

Que reprochez-vous à Claude ?

Denise.

Oh ! je sais, on n’a pas le droit, on est dans son tort, on n’a pas le beau rôle en se plaignant de sa mère…

Flahaut.

Si vous avez un chagrin, même venant d’elle, il faut le lui dire, elle comprendra.

(Il va au devant de Claude.)


Scène 3

Claude, Flahaut.
Claude, surprise, heureuse.

Tu es là, Denise ? Vous causiez tous les deux ? (La jeune fille s’éclipse. Claude, soucieuse.) Ah ! celle-là. Voyez-vous, Flahaut, j’y renonce… Il faudrait qu’un autre m’aide, je compte sur le mari… (Émue.) Denise ne m’aime pas.

Flahaut.

À cet âge-là, on n’aime guère…

Claude.

Si, au moins, elle était contente. (Désolée.) C’est un vrai bonnet de nuit… Dieu sait que ma vie n’a pas toujours été drôle, mais je n’ai jamais eu cette tête-là. (S’énervant.) Je vais donner des bals, des matinées, des cotillons, j’inviterai tout ce qu’il y a de plus jeune, tout ce qu’il y a de plus bête. On ne dira pas ouf, mais on rira peut-être. Je crèverai d’ennui s’il le faut, mais Denise s’amusera, elle s’amusera chez moi !

Flahaut, qui ne l’écoute pas, tremblant, la voix centenue, plein d’attente.

Vous m’avez rappelé, Claude ?

Claude, âpre, ironique.

Cette démarche-là ne vous prouvera guère ma tendresse… J’agis indignement envers vous, Flahaut, au moins, tâchez de m’en aimer moins.

Flahaut, hésitant.

Que voulez-vous ?

Claude, même ton.

Je vous ai rappelé pour vous parler de Sorrèze.

Flahaut.

Expliquez-moi.

Claude, nerveuse.

Vous venez d’agir envers lui en débutant, en « jeune » hostile et inconvenant !

Flahaut, blessé.

Vous êtes rude, madame.

Claude.

Nous avons été stupéfaits, votre article est une exécution.

(Un temps. Flahaut semble peser ses paroles.)

Flahaut.

Je vous jure qu’il n’y a aucune acrimonie de ma part, et je n’en reviens pas de l’effet produit par ce feuilleton. Ce n’est pas un éreintement, c’est une analyse et un jugement consciencieux. Sorrèze n’est pas habitué aux vérités. Je suis désolé qu’un homme qui a écrit ses admirables Études se trouve atteint par moi. J’ai admiré Sorrèze de toutes mes forces, il écrit un livre médiocre, presque détestable, c’est mon droit d’admirateur, c’est mon devoir de critique de lui assigner exactement son rang.

Claude.

Ces mises au point-là sont plus inacceptables que tout le reste, vous le savez. Vous deviez plus de respect à un maître. Enfin, vous voyez le résultat. Si vous tenez à ne pas vous brouiller avec notre plus grand écrivain français…

Flahaut, calme.

Il n’est pas notre plus grand écrivain français.

Claude, rapidement.

Si vous tenez à ne pas vous brouiller avec Sorrèze, surveillez la Revue de France, corrigez l’effet produit.

Flahaut.

Mon article est écrit…

Claude, émue.

Alors, c’est la guerre ?

Flahaut.

Il n’y aura jamais la guerre entre Sorrèze et moi. Mes articles sont de ceux qu’il doit accepter, même d’un ami. Voyons, Claude, vous l’avez lu…

Claude.

Il était dur.

Flahaut.

Mais son roman était bien mauvais.

Claude, avec un soupir.

Vous veniez de me consacrer un tel numéro…

Flahaut, froid.

Cela nous regarde. À la Revue vous avez des enthousiastes.

Claude.

C’était choquant. Cela semblait préparé.

Flahaut, sec.

Nous n’entrons pas dans ces considérations-là.

Claude, n’y tenant plus.

Ah ! Flahaut, quel mal vous m’avez fait.

Flahaut.

Je vous demande seulement d’être persuadée d’une chose… Tout ceci date, et de bien avant notre conversation… Rappelez-vous, Claude, c’est le jour même où vous avez été si dure que Sorrèze vous apportait la Revue. Ne voyez là aucune intention mesquine, j’en serais au désespoir… Notre opinion était faite sur les deux ouvrages parus.

Claude, a un long frémissement.

La femme n’est pas faite pour cela… Tenez, Flahaut, j’en suis malade ! Heureuse la compagne qui se penche sur la table du mari, celle qui admire et se tait, heureuse la mercenaire qui copie et qui sert, heureuses toutes les autres, toutes les autres…

(Elle sanglote.)

Flahaut.

Claude, est-il possible ? Quand votre carrière est si belle, votre succès si pur… quand je vous croyais toute à la satisfaction des dernières victoires. Hier, le prix Nobel… Demain, la critique dramatique de notre plus grand quotidien.

Claude, dans ses larmes.

Il l’avait demandé…

Flahaut.

Il n’était nullement indiqué pour cela.

Claude.

Mais il va me haïr, et il aura raison ! On ne trouve pas ainsi toujours sur son chemin la femme qui prétend vouloir votre bonheur… Je suis au supplice, cette vie est un enfer… et depuis que je ne demande plus rien, ils sont là qui s’acharnent. Est-ce que l’on ne me parlait pas l’autre jour d’une promotion. (Elle indique sa rosette.) Il y avait une cravate à donner… ah ! la folie, ah ! le ridicule… Flahaut, Sorrèze n’est pas médiocre, nul autre, à sa place, n’aurait eu sa patience, mais c’est trop, c’est trop… que voulez-vous qu’il devienne ? Je suis le rival exaspérant, irrémissible. Il change, et il le faut bien…

Flahaut, banal.

Vous exagérez vos scrupules.

Claude.

Non, et c’est affreux. Il change affreusement. Au début, c’est lui qui exagérait. Il avait un respect si chevaleresque venant d’un homme, d’un amant. Il me gâtait, il se moquait de lui, il disait que les maris maintenant devraient apprendre un autre métier, le plus difficile de tous, celui du prince Albert, celui de prince-époux. Sorrèze a été admirable. Flahaut, il m’a aidée… il a été d’une patience inlassable, préoccupé de mes manuscrits comme des siens… Il m’a fait des courses et des démarches, il a été le vrai mari de ma carrière… Mais il était sûr de moi… il savait qu’en me servant il me faisait une grâce. Ce prince-consort auprès de moi, avait son royaume ailleurs… et vous le lui démembrez, vous le contestez, vous le jugez, vous l’humiliez ! Il faudrait que Sorrèze n’ait aucune dignité pour ne pas souffrir… C’est ce qu’il y a de noble en lui qui se révolte… Il a maintenant des réserves, il m’accueille comme une femme qui trahirait, comme une femme dont on n’est pas sûr !…

Flahaut.

J’imagine qu’il n’est pourtant pas jaloux de vous ?

Claude.

Jaloux ! personne ne l’était moins que lui. Non, il ne le sera jamais… Il faudrait d’autres mots… ces souffrances-là, ça ne s’est jamais vu. Je le mets dans une situation impossible, voilà tout.

Flahaut, sarcastique.

Vous n’allez pourtant pas exiger que je le plaigne ?

Claude, affolée.

Ah ! vous aussi ? Tout m’est hostile, mari, enfant, amour, amis, tout m’en veut et m’accuse. Je me suis dépensée de toutes mes forces, j’ai voulu tirer de moi tous les efforts qu’on admire, je me suis dépensée pour ce monde comme les saints le font pour l’autre. J’étais orgueilleuse, je n’estimais pas mon bonheur moins cher que leur éternité. (Changeant de ton, sarcastique.) Mon bonheur ! eh ! bien, le voilà, c’est le fiasco parfait…


Scène 4

Les mêmes, Sorrèze.
Sorrèze, son mauvais visage du dernier acte devenu le masque habituel. Cordial et sincère.

Bonjour, Claude. Je passais, j’ai voulu vous féliciter… Le prix Nobel, c’est une sanction. C’est un très beau succès. Vous l’emportez sur deux académiciens et… sur votre serviteur… (Ombrageux.) Bonjour, Flahaut. Je ne vous avais pas vu, vous n’avez pas aimé mon livre ?…

Flahaut.

Non, monsieur, et madame Bersier m’apprenait que mon article n’avait pas eu le bonheur de vous satisfaire. Je ne peux pas dire que j’y comptais. J’espérais que vous auriez vu à travers les réserves…

Sorrèze.

Eh, mon cher, c’est votre droit de n’être pas content, comme c’est le mien de vous mécontenter.

Flahaut.

Vous savez que l’auteur des Études n’a pas de plus grand fanatique que moi…

Sorrèze, bourru.

Les Études, les Études, il y a vingt ans de cela… Vous n’êtes pas encourageant, mon petit Flahaut, prenez garde qu’on ne vous dise un jour : Ah ! les Barbares, les Barbares

Flahaut.

Je vous demande pardon, monsieur, je suis navré…

Claude, vivement, à Flahaut.

Eh ! bien, espoir de la critique française, vous serez plus intelligent une autre fois.

Sorrèze, cassant.

Sans rancune, Flahaut, venez me voir quelquefois, car vous ne me cultivez guère et Claude a raison, nous nous rattraperons une autre fois.

Flahaut, banal.

Je n’en doute pas, monsieur.

Sorrèze.

Quand vous optez pour la sympathie, vous êtes des meilleurs. Votre article sur Claude est certainement ce qu’on a fait de mieux sur elle.

Flahaut, de mauvaise grâce.

Il y en a eu d’autres…

Sorrèze.

Personne n’a su voir en elle l’admirable virilité de l’esprit et du caractère. Claude n’est pas seulement un grand écrivain, elle est tout près d’être un grand homme.

Claude, étonnée.

Comment cela ?

Sorrèze.

Je veux dire que la femme en vous, la femme avec ses faiblesses et ses étroitesses n’existe pas. (Mouvement de Claude.) Ferme et droite, intelligente et forte, vous êtes un homme Claude, un homme fait pour l’estime et l’admiration.

Claude, gênée.

Ah… alors voilà probablement ce qu’on dira sur ma tombe ?

Sorrèze, riant.

Soyez absolument sans inquiétude, on dira cela.

Claude, qui se reprend, se renferme.

J’en doute si peu qu’il m’a semblé entendre mon oraison funèbre — à votre avis, quelles sont donc ces faiblesses de la femme qui me feraient défaut ? Ces faiblesses et ces étroitesses si cela allait être des charmes ?

Sorrèze.

Rassurez-vous, vous avez les vôtres. Admirable équilibre. (Claude a un mouvement des épaules.) Vous n’êtes pas nerveuse Claude, première virilité. Vous ne flatterez pas chez l’homme l’instinct de défendre et de protéger.

Flahaut.

Pour moi, Claude Bersier est très femme, elle ne m’est jamais apparue sous cet angle viril.

Sorrèze.

Défiez-vous, mon cher, la beauté n’est pas toujours femme.

(Claude a l’air douloureux et regarde au loin.)

Flahaut.

Jérôme Tiersot est à tel point l’œuvre d’une femme. Pensez à l’enveloppante chaleur du sentiment…

Sorrèze.

Ici, nous divergeons, je ne tiendrai jamais Claude pour une amoureuse. Une amoureuse, non… en littérature s’entend.

Flahaut, après un silence, la voix mal assurée.

Vous ne protestez pas, madame ?

Claude, du bout des lèvres.

Non…

Sorrèze, réparant.

Claude est plus intelligente que nous. Elle est la première à savoir ce qu’elle a voulu mettre dans ses livres.

Flahaut, allant prendre une main que Claude pour la baiser.

Je vous ai bien mal lue, madame. Jamais un livre de femme ne m’a troublé comme les vôtres.

(Il sort, Claude n’a pas bougé.)


Scène 5

Claude, Sorrèze.
Sorrèze.

… En voilà un qui a changé ! J’avais tout de même écrit autre chose que les Études quand il venait tous les jours avenue Marceau. (Claude fait de la tête un grand oui.) Vous m’en voulez, Claude, n’est-ce pas ? Dites-le donc, vous ne m’avez pas trouvé suffisamment jaloux en cette affaire ? (Claude fait de la tête un grand « non » ) Alors qu’est-ce qu’il y a ? Pourquoi vous taisez-vous ?

Claude, se levant.

Parce que j’ai envie de pleurer et que cela me gêne pour parler, là !

Sorrèze, mouvement banal de caresse et de consolation.

Envie de pleurer…

Claude, l’éloignant.

Je ne suis pas une femme. On ne m’embrasse pas.

Sorrèze.

Ah ! nous y voilà…

Claude.

Si c’est toute votre rétractation…

Sorrèze, repris par l’hostilité de tout à l’heure.

Et quand cela eût été une plainte ?

Claude, très simple.

Que vous êtes ingrat !

Sorrèze. nerveux, avec des sursauts qui l’emportent.

Vous avez été un camarade, un ami merveilleux, Claude (plus sourdement), une maîtresse aussi… je ne nie pas cela (la voix vibrante) mais une femme, jamais.

Claude, se détourne brusquement et fait quelques pas, on y sent de l’impatience et de la détresse.
Sorrèze, mélancolie, sincère. On sent qu’il a trouvé des prétextes à sa souffrance.

Une querelle longtemps étouffée… Je vous ai beaucoup aimée, Claude…

Claude, toujours le dos tourné.

C’est donc fini ?

Sorrèze, simple et émouvant.

Pas encore, hélas, pour nous deux mais cela va mal… Est-ce que deux êtres comme nous peuvent se regarder et ne pas tout comprendre ?

Claude, se retournant.

Alors vous comprenez que j’en meurs ?

Sorrèze, vivement, traîtreusement.

De quoi donc ?

Claude, d’abord surprise, après un silence.

De votre désaffection.

Sorrèze. sincère.

Elle naît d’une telle désillusion.

Claude.

Voilà ce que je ne puis supporter. Je ne vis que par vous, tout ce qui n’est pas vous est lugubre…

Sorrèze.

Erreur, erreur, illusion… mais ce n’est pas de votre faute, mon amie, vous ne pouviez pas savoir. (Avec désespoir.) Il fallait être une femme, et la nature en vous douant à tel point, n’a pas permis, Claude, que cette humble science vous fût révélée.

Claude, les bras ouverts.

Que faut-il faire pour être une femme ?

Sorrèze.

Qu’il est difficile de s’entendre avec des mots ! Nous faisons une querelle, une querelle douloureuse de ce qui était au plus un aveu.

Claude.

L’aveu que nos amours nous ont complètement déçus ! Vous allez gâcher nos deux vies et je sens presque que vous le désirez. (Un domestique entre et présente une carte. Claude la déchire sans la regarder.) Je ne reçois pas.

Sorrèze.

Voyez au moins ce que c’est…

Claude.

On me harcèle, cela dépasse les bornes, je ne veux voir personne.

Sorrèze.

Le moment est trop important pour vous. Voyez ce que c’est, Claude.

Claude.

Non ! je me soucie bien de ce qui m’arrive.

Sorrèze, va prendre la carte sur le plateau.

C’est un reporter du New-York Telegraph. (Au domestique.) Faites entrer.

(Claude est assise, indifférente et lointaine.)


Scène 6

Les mêmes. Un Américain.
L’américain, à Sorrèze qui s’avance.

Madame Claude Bersier ?

(Geste de Sorrèze, le reporter salue, Claude répond vaguement.)

Sorrèze.

Vous venez de la part du New York Telegraph ?

L’américain.

Madame Bersier connaît bien notre journal. Elle a daigné plusieurs fois être notre collaboratrice. À l’occasion de la prochaine exposition, nous organisons des conférences. Toutes les sommités de l’Europe ont accepté nos propositions. À Paris, nous avons déjà l’adhésion des plus grands écrivains. Si nous avions de Madame Bersier la même assurance…

(Il se tourne vers elle, Claude dans une attitude douloureuse, presse et tord son mouchoir. Elle regarde ailleurs et ne répond pas.)

Sorrèze.

Madame Bersier est tout à fait souffrante. On vous a introduit parce que j’étais là… Vous pouvez tout conclure avec moi. Je la représente.

L’américain.

C’est que j’aurais voulu tenir de Madame Bersier elle-même plutôt que d’un secrétaire…

(Claude a un regard suppliant vers Sorrèze.)

Sorrèze, nettement.

Ne la fatiguons pas. Quels sont vos offres ?

L’américain.

Nous avons traité avec ces messieurs à 200 000 francs

les dix conférences.
Sorrèze.

Bien entendu, madame Bersier choisira son moment… Quelle est la durée de l’exposition ?

L’américain.

Six à huit mois.

Sorrèze.

Bien. La date reste à débattre. Naturellement, les frais du voyage…

L’américain.

Par nos meilleurs paquebots. Madame Bersier est assurée d’une cabine de luxe. En outre, notre journal se réserverait la publication des conférences.

Sorrèze, interrompant.

Quel chiffre ?

L’américain.

20 000 francs.

Sorrèze.

En Argentine, ils ont fait mieux que cela : 30 000.

L’américain.

Soit, 30 000. Notre journal est prêt à tous les sacrifices pour faire le trust des grands écrivains du continent.

Sorrèze.

Vous pouvez apporter le traité. On vous demande vingt-quatre heures pour le signer.

L’américain.

C’est beaucoup… je pars après-demain.

Sorrèze.

Apportez-le demain dans la matinée, et repassez le soir.

L’américain.

Il sera fait comme vous le désirez. (Vers Claude.) Je regrette que madame Bersier soit malade. J’espère qu’elle va se remettre pour écrire beaucoup de grands chefs-d’œuvre.

(Claude fait un signe imperceptible.)

Sorrèze, congédiant le journaliste.

Demain, madame Bersier sera rétablie, elle jugera et décidera. Vous aurez sa réponse définitive dans la soirée.

(L’américain salue très légèrement Sorrèze et disparaît.)


Scène 7

Claude, Sorrèze.
Sorrèze.

Il ne fallait pas manquer cela, Claude.

Claude, toujours lointaine.

Je n’irai pas en Amérique.

Sorrèze.

Si, vous irez, mon amie… parce que vous avez besoin de 200 000 francs.

Claude, même jeu.

Je n’ai besoin de rien.

Sorrèze.

Pardon ! je ne voudrais pas vous faire de reproches, mais vous êtes un grand bourreau d’argent, Claude… et je ne serais pas étonné que vous soyiez pauvre. Avouez que vous n’avez pas 200 000 francs.

Claude, comme une enfant prise en faute.

Non !

Sorrèze.

Au moins, pensez à Denise.

Claude.

Pourquoi êtes-vous si bon, puisque vous ne m’aimez plus ?

Sorrèze, ému.

Pourrais-je ne pas être un ami ? Ai-je dit que je ne vous aimais plus ? J’ai dit que je souffrais par vous, mais tant que cela sera possible, Claude… (La voix tremblante.) Tant que vous ne m’aurez pas positivement évincé, vous me trouverez à vos côtés… (de plus en plus tremblant.) Vous me comprenez, n’est-ce pas ?

Claude, toujours assise lui tend les bras ; il se penche et ils s’étreignent longuement.

Pardon, pardon… j’ai tant souffert tout à l’heure de ce misérable qui ne vous reconnaissait pas…

Sorrèze, franchement.

Oh ! chère Claude… qu’un journaliste ait pu me prendre pour votre secrétaire, faites-moi l’honneur de croire que je ne souffre pas de cela.

Claude, murmurant.

C’est la goutte d’eau. Je suis plus lasse que vous d’une situation pareille.

Sorrèze.

Le fait est que, depuis quelque temps, nous n’avons guère connu la paix, la confiance, la sécurité…

Claude.

Depuis quelque temps… Mais depuis quatre ans nous nous adorons, chacun de nous deux est irréprochable, qu’y a-t-il de changé ?

Sorrèze.

Ce qu’il y a de changé ? Vcue me demandez cela quand vous êtes pâle comme une morte et quand moi-même… Vous le voyez bien, ce qu’il y a de changé…

Claude, hésitant.

Michel… Depuis ce malheureux article de Flahaut.

Sorrèze.

Oui… Vous m’avez connu moins susceptible, n’est-ce pas ? Si j’ai tant souffert de cette jeune et rude poigne, c’est qu’elle passait entre nous comme le vent froid d’un coup de bâche. (Un temps. Claude réfléchit douloureusement. Bas et vite.) Je ne sais pas concilier l’amour et l’humilité du mâle.

Claude, luttant.

Vous avez été un admirable ami. Rien ne dira le tact, le dévouement… J’ai senti par vous, pour la première fois, la protection masculine. Par vous j’ai connu l’honneur de plier devant ce qu’on aime… C’est vous qui m’avez conduite où je suis… Et cette gloire qui est votre ouvrage, que vous m’avez voulue, que vous avez aimée peut-être en moi, comment nous serait-elle une ennemie ? Elle est notre lien, notre parenté, notre mariage…

Sorrèze, patiemment.

Je l’avais cru, ne me faites pas l’injure de consoler mon amour-propre. Ce n’est pas lui qui souffre. Nous serions médecins, avocats, commerçants, la situation serait la même…

Claude, exténuée.

Je ne comprends pas.

Sorrèze.

Si… vous comprenez, vous comprenez admirablement. Quand l’homme et la femme se rencontrent… fût-ce sur un terrain de jeu… Quelle est la championne qui se toquerait d’une mazette ? Moi, je suis un littérateur… c’est par là qu’il faut que je vaille. Mais vous, vous qui m’aimez… vous qui me jugez, vous à qui j’inspire un sentiment incomparable.

Claude.

Ce n’est pas vrai !

Sorrèze.

Ah ! laissez-moi dire, puisque c’est la première et la dernière fois, ces choses-là, on n’y revient pas… Vous êtes au supplice, ma pauvre Claude, vous ne savez comment guérir, effacer… comment vous faire pardonner votre gloire toujours montante… et moi, je ne sais pas davantage comment vous féliciter, vous admirer avec assez d’élan, vous prouver à toute heure, prouver à tout le monde que je ne suis pas jaloux… Jaloux, quelle chose vraie, pourtant, quelle chose due, quand votre âme n’est pas vile… ou pis que cela un mari qui renonce, si je n’étais pas jaloux de vous…

Claude, avec élan.

Ah, si vous n’étiez pas malheureux, je vous dirais : soyez jaloux de toutes vos forces… J’aime votre jalousie moi, elle ne me gêne pas !

Sorrèze.

Il n’y a pas de solution possible. La grandeur même de votre abdication m’écraserait… Il y avait une ressource : mon équivalence. Ah ! je vous prie de croire que je l’ai voulue… Je me suis acharné… l’homme n’a pas encore goûté de ces luttes-là. Le premier match émouvant, conscient, celui où j’ai compris qu’il y allait de notre amour, le voici. J’ai la sensation d’être insulté, frappé devant vous et que, devant vous encore, la réparation devait être ajournée. (Plus âpre.) La réparation ! Même pour les autres, pour le monde, il en faut une… Je ne puis être ce pauvre, à côté de vos millions. (La voix vibrante.) Ce n’est pas à moi, Claude, de me glorifier en votre amour, il faut qu’à vous aussi un orgueil vienne de moi.

Claude, adroite et élusive, elle le regarde avec une acuité amoureuse et murmure.

Je vous aime ainsi, humilié, douloureux, ulcéré…

Sorrèze, troublé.

Ne m’aimez pas trop… Il faut nous préparer… Nous sommes émus aujourd’hui, mais il y a les lendemains…

Claude, après un temps.

Michel, vous vous êtes trop éloigné de moi, voilà d’où le mal est venu… (Très bas.) Vous oubliez trop que je suis une femme… comme toutes les autres. Une femme avec laquelle on peut oublier ses soucis…

(Elle est toute penchée vers lui, n’osant se pendre à son cou.)

Sorrèze, la retenant du geste.

Non…

Claude.

Michel, voilà ce qui nous perd… une fois, une seule fois, viens là-bas…

Sorrèze, très triste.

Non.

Claude, la tête dans ses mains.

Pourquoi, pourquoi, pourquoi ? Puisque tout mon cœur, toute mon âme, ne peuvent te persuader… Si tu savais à quel point d’esclavage… je dépends plus de toi dans cette épreuve atroce que dans tout le bonheur passé.

Sorrèze.

Épargnez-moi.

Claude, tape du pied avec colère.

Ah !… Pourquoi me laisses-tu, pourquoi faut-il que ce soit moi ? Je ne te dirai plus un mot, Michel, je ne répondrai plus à ton inqualifiable obsession, que tu ne sois là-bas, chez nous… Si jamais une scène finale doit avoir lieu entre nous… je ne l’accepte que là où je serai moi toute entière… Quand je sentirai encore le poids de ta nuque dans mes mains, ou quand tu me prendras par les épaules de ton beau geste menaçant, quand je ne sais pas si tu vas me battre ou m’aimer…

Sorrèze, bouleversé.

Vous cherchez l’holocauste a notre orgueil, la réparation ? Car notre amour ne peut plus être que cela : une réparation… Je ne veux pas que votre corps tenu jadis dans la joie nouvelle de l’égalité, me soit une amorce… (Un silence, ils sont prêts à sangloter. Simplement.) Allons, vous voyez bien que c’est fini, adieu.

(Il lui tend la main.)

Claude, le regardant, timidement.

Michel, vous ne souffrirez plus… quand vous m’aurez quittée ?

Sorrèze, net.

Je souffrirai d’une autre façon que je préfère… (Elle ne peut dire un mot.) Je m’en vais à temps, je refuse d’assister à ma déchéance, voilà tout… taisez-vous… rappelez-vous ce que nous étions… et puis là, tout à l’heure, avec Flahaut, cette épée flamboyante entre vous et moi… non, non, non… la déception deviendrait impatience et puis tolérance… jamais, jamais…

Claude, affolée.

Vous êtes un inventeur de tortures… tout cela n’existe pas.

Sorrèze, avec autorité.

Si, tout cela existe… L’amour de l’homme seul peut descendre, celui de la femme doit monter. (Sombre et brusque.) Je vous ai tout dit. Laissez-moi partir quand mon départ vous blesse encore, quand vous pouvez souffrir encore par moi.

Claude.

Vous ne m’aimez plus.

Sorrèze, ému.

L’ami vous reste, Claude… c’est mieux ainsi, croyez-moi. (Il lui tend la main.) On peut humilier un ami, on n’humilie pas un amant.

(Claude sans le regarder, soulève à peine une main qu’il presse avec une sorte de soulagement. Il reprend sa serviette et sort rapidement. Pendant un moment, Claude est seule en scène.)


Scène 8

Claude Bersier, Un Domestique.
Un domestique, entrant.

Madame, ah ! madame est rentrée. On croyait madame avec mademoiselle. Est-ce qu’il faut enlever le couvert de mademoiselle… il est huit heures et demie.

Claude, sans bouger, lointaine.

Priez mademoiselle de descendre…

Un domestique.

Mais mademoiselle est sortie, il n’y a pas une heure, elle n’est pas encore rentrée.

Voix dans l’antichambre.

J’ai vu mademoiselle mettre une lettre sur le plateau, j’ai cru que c’était pour la boîte, mais il y a le nom de madame dessus.

Bersier, entrant.

Denise est sortie en laissant une lettre… j’ouvre ?

(Claude fait un signe.)
Bersier.

« Chère maman, je vous surprendrai peut-être moins que je ne le crains. Vous m’avez dit souvent que votre métier est de comprendre. Je pars chez grand’mère. J’y resterai sans doute jusqu’à mon mariage, si je me marie. Après ce qui s’est passé entre nous, je crois une explication inutile. Je regrette de partir dans un moment où vous avez du chagrin, tout était décidé, je n’ai pu remettre… » Mais Denise est toquée, qu’est-ce que toutes ces affaires que je ne soupçonnais pas ? (Claude a un geste de découragement.) Vous étiez au courant, vous ?

Claude, qui ne sort pas de sa léthargie.

Elle m’avait jamais dit qu’elle partirait, qu’elle voulait partir… hier encore… non, je n’aurais jamais cru !

Bersier.

Je vous trouve bien large… vous n’auriez jamais cru, parbleu ! Enfin, que s’est-il passé… des scènes entre vous deux ?

Claude.

Pas même. (Frissonnant un peu). Cette enfant-là ne m’aimait pas.

Bersier.

Et la raison vous suffit ? D’abord pourquoi ne vous aimait-elle pas, vous l’avez toujours choyée et gâtée…

Claude, grande mélancolie.

Vous voyez bien qu’elle est partie.

Bersier.

Tudieu ! ma chère, vous en parlez comme d’une alternative acceptable… j’aurai vite fait de vous la ramener…

Claude, doucement.

Non… laissez Denise (Comme un regain de sa vivacité.) Dieu me préserve de garder les gens malgré eux !

Bersier.

Mais sapristi, vous n’êtes pas seule en cause, il y a moi, j’admire comme Denise y a pensé. On ne quitte pas ainsi ses père et mère, surtout quand on a mûrement réfléchi, comme Denise prétend l’avoir fait.

Claude, fataliste.

Persuadez-la de revenir.

Bersier.

Je vous le promets bien.

Claude.

Et si elle refuse ?

Bersier.

Vous me donnerez votre explication… si je ne la tire pas d’elle-même.

Claude, grande tristesse.

Ne tourmentez pas cette enfant… laissez Denise être heureuse à sa guise… puisqu’ici nous avons échoué.

Bersier.

Elle était fille unique, comblée… beaucoup trop gâtée. Je me demande ce que nous n’avons pas fait pour elle. (Tout à l’embêtement du départ de sa fille, il oublie ses anciens griefs.) Que votre mère soit une femme célèbre, ce n’est tout de même pas une raison pour la planter là… Enfin, que faisons-nous ?

Claude, lentement, avec lassitude.

Le mieux… j’écrirai une lettre, une longue lettre à Denise… je n’ai pas d’orgueil, moi… je tâcherai, je lui

expliquerai… mais pas ce soir, ah ! non, pas ce soir…
Bersier.

Bien, comme vous voudrez, laissons lui le temps de la réflexion. Moi je vais écrire à ma mère.

Claude.

Oui, c’est cela… Ne soyez pas trop monté, songez que Mme Bersier va être contente.

Bersier, sortant bougonnant.

Tout de même, à la place de Denise (convaincu) entre ma mère et vous… Bonjour, Flahaut.


Scène 9

Claude, Flahaut, Mlle Haller.
Flahaut, entrant.

Je m’excuse de vous déranger, mon cher maître. Je me suis permis de vous amener Mlle Haller qui demande des nouvelles de son livre. Elle est là, dans la galerie, et je vous rapporte le manuscrit de Mlle Denise. Voulez-vous vous charger de le lui rendre.

Claude, assise à son bureau, les mains inertes, en désœuvrée, presque sans intonation.

Denise est partie.

Flahaut.

Pour où ?

Claude.

Elle s’est sauvée.

Flahaut, stupéfait.

Avec qui ?

Claude.

Toute seule. Elle était malheureuse chez moi.

Flahaut, véhément.

Elle était jalouse de vous, ce n’est pas la même chose.

Claude, qui commence à s’y connaître.

D’abord, c’est la même chose, et puis, au fond, elle avait peut-être raison.

Flahaut.

Vous avez beaucoup de chagrin, Claude ?

Claude, toujours sans geste et sans intonation.

Moi ? Je n’y pense même pas… J’ai reçu un bien autre coup de massue, je défie tout le reste de m’assommer.

Flahaut, qui l’observe.

Sorrèze ?

Claude.

Oui.

Flahaut.

Une scène ?

Claude.

Pis que cela.

Flahaut.

La rupture ?

Claude.

Oui.

Flahaut.

Le miracle est que vous ayiez mis trois ans à en venir là. Vous allez connaître une crise affreuse… et vous la surmonterez. (Claude se tait.) Vous m’entendez, Claude, vous guérirez de cela.

Claude, elle a une sorte de rire.

Que voulez-vous que cela me fasse de ne plus souffrir ?

Flahaut.

Il faudra faire rentrer Denise à la maison.

Claude.

Son père y pourvoira. Elle n’a pas besoin de moi.

Flahaut, doucement.

C’est vous qui aurez besoin d’elle.

Claude, avec force.

Denise ne peut rien pour moi, et quand même elle m’aimerait… (Toute au frisson du passé.) On ne bâtit pas sa vie sur un cœur qui ne vous préfère pas…


Scène 10

Les mêmes, Mlle Haller.
Mlle Haller, s’avançant avec gêne.

Madame ? Je n’ai rien reçu de vous, j’ai peur que mon livre ne vous ait pas plu.

Claude, froide, lente.

Pourquoi vous obstiner à écrire, mademoiselle ? Vous n’avez pas de talent, vous n’en aurez jamais…

(Les deux jeunes gens sont interdits.)
Mlle Haller, écrasée.

Mais vous m’aviez dit…

Claude, qui s’agite.

Je m’étais trompée, d’ailleurs vous avais-je donné le conseil d’écrire ? ai-je jamais donné à une femme le conseil d’écrire ? Je vous laissais aller, voilà tout.

Mlle Haller.

Alors, c’est donc mauvais ? Tout est à recommencer ?

Claude, ambiguë.

Vous ne ferez jamais mieux, laissez cela… Apprenez la tapisserie et le cuir repoussé.

Flahaut.

Ne faites pas attention, Claude est souffrante.

Claude, avec autorité.

Je n’ai jamais été plus lucide.

Mlle Haller, les larmes aux yeux.

Pourquoi me découragez-vous ainsi ?

Flahaut.

Claude a de grands ennuis… Elle m’a dit que votre livre était superbe…

Mlle Haller.

Est-ce vrai, madame ?

Claude.

Évidemment, vous avez du style… comme tout le monde. Une certaine originalité… qui n’en a pas ? Mais le volume manque… je ne sens pas l’avenir en ce que vous faites. Vous n’avez pas de talent, vous n’avez rien à faire ici…

Allez-vous-en ! Allez-vous-en !
Mlle Haller, tremblante.

Je ne savais pas qu’il était d’usage d’apprendre aussi durement ces choses-là.

Claude.

Vous n’en continuerez pas moins à écrire… Plus tard vous vous rappellerez mon conseil…

Mlle Haller, ravalant ses larmes.

Il faut que je vous aie bien déçue… Adieu, madame, soyez tranquille, il me faudra quelque temps avant de venir à bout d’un nouveau travail.

Claude, la regardant s’en aller.

Adieu, mademoiselle Haller.


Scène 11

Claude, Flahaut.
Flahaut, indigné.

Pourquoi avez-vous fait cela ?

Claude.

Parce qu’elle m’intéresse, cette jeune fille-là.

Flahaut.

Elle est capable de vous croire !

Claude.

C’est bien ce qu’elle a de mieux à faire au monde.

Flahaut.

Tous les hommes ne sont pas des Sorrèze.

Claude, lente, monotone.

Vous n’étiez pas entre nous, vous ne savez pas… Il n’y a pas de la faute de Sorrèze.

Flahaut.

Voyons, renversez un peu les rôles, auriez-vous cessé de l’aimer si l’être supérieur avait été lui ?

Claude.

Ce n’est pas la même, chose… (Lentement.) Mais si j’avais été un homme, Flahaut… j’ai beaucoup réfléchi… si j’avais été un homme, eh ! bien, j’aurais souffert comme Sorrèze, et peut-être moins patiemment que lui.

Flahaut.

En attendant, il va falloir réagir et ne pas accumuler les mauvaises actions… Ne pas vous conduire comme envers Mlle Haller… Je vous la ramènerai dans huit jours et vous me ferez le plaisir. (Claude le regarde curieusement, il s’arrête.) Dans huit jours… (Claude rit un peu, comme elle hausserait les épaules. Flahaut l’observe de très près.) Claude… vous allez me promettre…

Claude, comme si elle répondait à ses pensées.

Les femmes ne se tuent pas.

Flahaut, la regardant dans les yeux.

Bien vrai ?

Claude, simplement, même jeu.

Elles se laissent mourir.


RIDEAU.