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La Triomphatrice/Préface

La bibliothèque libre.
La Triomphatrice ; pièce en trois actes
Eugène Figuière, éditeur (p. 5-10).


PRÉFACE


On ne tient pas assez les serments pris envers soi-même. Mon projet était pourtant bien arrêté depuis ma dernière pièce de ne plus aller à une générale sans un bon manifeste paru la veille ! Voilà ce que j’ai voulu faire.

À mes débuts je m’en serais franchement gardée. Je croyais inutile, et l’aveu d’une défaillance, d’écrire : « Ici, il y a une forêt », je croyais au principe que le dessin n’a pas besoin de légende. J’ignorais que, la plupart du temps, le dessin n’était pas vu par les rétines, encore sous l’impression des images antérieures.

Qui ne sait combien il est difficile de faire lire un texte ? Qui lit une lettre ? Qui n’y répond pas à côté, à faux, à rebours ? Ce n’est pas toujours la faute de celui qui l’écrit. Il importe donc de bien déclarer d’avance ce que vous savez, ce que vous avez voulu faire. On y aura beaucoup moins d’objections que vous ne pensez. Le public lettré et même le public tout court n’est ni bête, ni méchant, mais l’un et l’autre public sont très paresseux, non pas à juger, non pas même à louer, mais à inventer leur jugement. Au plus vite, au plus tôt, donnez-leur donc un thème. Ce qu’il faut éviter, c’est de laisser le critique chargé non seulement de juger, mais de raconter votre pièce, y aller sans préparation de sa bonne petite histoire, telle qu’il la cueille au passage, généralement avec une adresse, un talent, une mémoire incomparable qui témoigne d’une puissance d’attention qui est vraiment de la conscience professionnelle. Seulement, ce n’est pas cela, ce n’est pas cela du tout. « Ce n’était donc pas clair ? » se demandera l’auteur. L’histoire littéraire dit que toute œuvre originale doit être plus ou moins commentée avant d’apparaître sous son véritable jour, et mieux vaut que le commentaire vienne de l’esprit le plus intéressé à la compréhension de cette œuvre, c’est-à-dire de l’auteur lui-même.

Qu’il n’accuse donc pas même soi, mais commente, souligne, explique, réplique. Malheur à l’écrivain qui ne dogmatise pas !

Platon a dit qu’« apprendre, c’est se ressouvenir ». Pour les esprits distingués qui viennent à vous, saturés de précédentes littéraires, le cou tordu, à la manière des damnés du Dante, regardant la veille et le passé, c’est comprendre qui est se ressouvenir. On a fait à la Triomphatrice l’honneur de se ressouvenir de Vigny, le poète des supériorités condamnées. C’était romantiser une pièce qui se donnait plutôt comme une petite anticipation, à la Wells, sur certains rapport déjà vrais entre les sexes, et que chaque jour fera plus vrais encore.

À cause du précédent romantique on a vu surtout le fiasco du bonheur chez la femme qui brise ses cadres, qui vaut par elle-même, et vaut plus que les êtres qui l’entourent. Nouveauté de situation, peut-être, mais non de principe, vérité psychologique retournée, observation courante dans la vie des hommes qui se distinguent. On a voulu voir plus banal encore : le cliché « malheur du génie » et surtout, chose extravagante à laquelle MM. Émile Bergerat et Paul Souday ont eu des objections péremptoires, le postulat du génie féminin.

Le mot génie est prononcé deux lois dans la pièce, « à la blague », par l’héroïne elle-même, puis dans une effusion d’amoureux. J’avoue ne m’en être pas défiée, attachant peu d’importance à ce mot vague, qu’il s’agisse d’un homme ou d’une femme. Mais quand même j’aurais cru au « génie » à la manière de MM. Paul Souday et Bergerat, je n’en eusse pas expressément doté mon héroïne, persuadée que, pour être professionnellement supérieure à l’homme aimé, il n’est tout de même pas indispensable a une femme de monter jusque-là. Car la vraie donnée de la Triomphatrice, celle qui en faisait pour moi l’intérêt, donnée que je retrouve dans l’esprit de chaque scène et sous chaque réplique, est simplement et uniformément celle-ci : « La femme a besoin d’aimer au-dessus d’elle, d’aimer en adorant ; en s’élevant, elle donne à l’homme la tâche amoureuse de la dominer de plus haut ; ne se lassera-t-il pas de l’effort ? ne demandera-t-il pas grâce ? Malheur pourtant à celui qui faiblit ! si l’on prétend qu’il aime encore, est-ce lui qui aimera de bas en haut ? »

Eh oui ! je le sais bien qu’il y avait un défi dans cette pièce, et ce défi, je l’ai osé malgré le danger prévu ; et je le demande encore à mes contemporains, à mes contemporains de valeur. Qu’auriez-vous donc fait à la place de Sorrèze ? Auriez-vous aimé le beau monstre ?

Oh ! même en effigie, qu’il ne vous a pas semblé beau, qu’on vous a senti peu amoureux !

Une femme, une maîtresse, professionnellement supérieure à l’homme aimé, allons donc ! mais je n’admettrai même pas la supériorité morale de l’homme qui accepterait cela. Je le plaindrais surtout : voilà tout ce que ma pièce a voulu dire. La vérité est que la situation est si atrocement brûlante, que pas un homme n’accepte de s’y unir. Je n’ai de ressource qu’à la nier et à la fuir. Les femmes elles-mêmes n’en conviennent pas, tant elle est mortelle à l’amour.

Le cas de jalousie professionnelle illustré par les ménages d’artiste et les romans si intéressants de Mme Colette Yver, a été naturellement un de ces « ressouvenirs » à travers lesquels on croit comprendre. Ce n’était pourtant pas ma donnée. J’avais voulu faire pis, ne recourir pour le drame qu’à la seule cruauté de la situation sans qu’il y eût de la faute de personne. En effet, un protagoniste qui pourrait éluder le drame par telle ou telle action ou disposition personnelle, me paraît toujours prouver l’arbitraire de la donnée, ou l’à-faux dans la position du problème, ou je ne sais quelle tricherie que l’auteur se permettrait.

C’est la grande supériorité dramatique du théâtre « d’idées » sur le théâtre de caractère, de mœurs ou d’action. Lui seul découvre les vrais drames humains et non les drames d’auteur, les vraies situations dramatiques, celles qu’une chiquenaude, un mot du personnage ne suffirait pas à renverser, la véritable action qui a son ressort en elle-même et non dans le coup de pouce, les incidents gratuits, les ignorances ou révélations accidentelles. C’est pourquoi les connaisseurs disent « qu’il n’y a pas d’action ».

Après, comme avant la Triomphatrice, je reste persuadée que la femme qui vaut mentalement, mais bien plus sûrement encore si elle vaut professionnellement, souffrira, sera gênée, déçue dans son amour jusqu’au détachement peut-être, si elle ne se sent dominée, à tout le moins égalée par l’homme aimé, que la situation de cet homme aimé devient intolérable, s’il est assez intelligent, assez affiné, ou simplement assez averti par les circonstances pour ressentir l’interversion des rôles, qu’il n’y a là nulle jalousie, mais le sentiment d’une catastrophe ; impossible d’incriminer ici la clarté de la pièce, j’ai pris soin de le redire à chaque pas ! « Jaloux, il ne l’est pas, il ne le sera jamais. C’est ce qu’il y a de noble en lui qui se révolte. Je le mets dans une situation impossible, voilà tout. » Et non seulement j’ai pris soin de dire, mais d’agir cette négation de la jalousie.

Sur la scène même, pour servir Claude comme il l’a toujours fait dans sa carrière, Sorrèze acceptera, d’un cœur léger, d’être pris pour le secrétaire de sa maîtresse, alors qu’il traite pour elle, avec un étranger, une affaire urgente et importante : « Faites-moi l’honneur de croire que je ne souffre pas de cela… mais vous qui m’aimez, me jugez… qui n’avez pas pour moi ce sentiment incomparable, l’estime professionnelle… j’ai peur que vous compariez et que je ne l’emporte pas. L’amour de la femme doit monter, celui de l’homme doit descendre. »

Si l’on veut mon sentiment, je trouve Sorrèze un homme admirable et absolument tel qu’il doit être. Dans la vie, sans doute n’aurait-il pas parlé ; il se fût détaché sans paroles et peut-être même avec une moindre lucidité, en cherchant d’autres causes à sa lassitude. Mais on ne fait pas de théâtre à bouche close et du dialogue avec des personnages muets. Et si je m’adresse ce reproche que nul n’a songé à me faire, d’avoir voulu un Sorrèze encore trop supérieur, trop intelligent, trop conscient, trop délicat, trop ombrageux, trop digne d’amour enfin pour justifier ses craintes, pour le faire décliner dans l’estime confraternelle de Claude, c’est pour avoir trop redouté mon inéluctable donnée. J’ai eu trop peur de décourager l’amour de la femme avant celui de l’amant, car un Sorrèze sans « jalousie », sans cette jalousie-là, un Sorrèze de second plan et inconscient du rôle, une sorte d’amant de cœur inégal en rang spirituel, je ne sais quel Ruy-Blas dans la maison de la Reine, c’est cela qui eût été déchéance, cruauté gratuite envers mon héros, invraisemblance envers mon héroïne, car enfin, enfin la reine d’Espagne aimait au moins un homme d’État…

Je n’ose dire que Claude n’ait pu aimer le premier venu — on me le reprocherait trop dans l’état actuel de la psychologie du théâtre — qu’on me permette de dire qu’alors elle en aurait vraisemblablement aimé dix. Et ceci revient à cela.

Tout compte fait, cette pièce cruelle envers un amant me paraît être un rude hommage à l’homme. Une femme de lettres m’en a reproché l’agenouillement et c’est en toute conscience du signe qu’un jeu de scène en réalise le geste. Vieux réflexe qui disparaîtra sans doute. La Triomphatrice est pour moi une pièce de transition. La femme qui, peu à peu, se met à vivre et à valoir comme l’homme, peu à peu aimera et désaimera comme lui. Aujourd’hui, si grande qu’elle soit, elle exige encore d’aimer plus haut qu’elle. Sans doute apprendra-t-elle à s’en passer. Il y faudra bien du temps, car, tout de même, il n’est pas encore très facile ni très fréquent chez les femmes d’être professionnellement supérieures à l’homme aimé, il y faudra bien du temps et quelques drames.

Tout le mérite comme tout le danger de la Triomphatrice vient peut-être d’avoir montré le premier de ces drames-là.

MARIE LENÉRU.