La Troisième Jeunesse de Madame Prune/15

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Calmann Lévy (p. 72-75).
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XV



Samedi, 12 janvier.

Madame Renoncule, ma belle-mère, a vraiment toutes les délicatesses. Malgré ma réserve si marquée vis-à-vis de mademoiselle Fleur-de-Sureau ma belle-sœur, elle m’avait de nouveau convié hier soir à un repas de famille, que j’aurais eu trop mauvaise grâce de refuser encore. J’espérais toutefois m’y amuser davantage, et je dois reconnaître que l’attitude générale a été plutôt guindée. On gelait, en chaussettes, sur les nattes du plancher. On disait des choses cherchées et vides, galantes avec réserve, dont on essayait de rire. Les petites soupes étaient froides dans les bols en miniature. Tout était froid.

Et tout serait resté incolore si, vers la fin du repas, une de mes cousines mariée depuis peu, madame Fleur-de-Cerisier, — jeune personne très distinguée, mais qui dès l’âge le plus tendre a été maintes fois victime d’un tempérament trop inflammable, — ne s’était éprise d’Osman au point de lui proposer d’oublier pour lui tous ses devoirs. À la suite de cet incident, que l’on ne saurait trop déplorer, une gêne très notable s’est glissée dans mes rapports avec ma belle-famille.

Toutefois mes relations avec madame Prune n’en ont point souffert, et ce matin je l’ai accompagnée jusqu’à la tombe de feu ce pauvre M. Sucre, où elle avait senti le besoin d’aller déposer avec moi quelques fleurs. Son culte est vraiment touchant pour la mémoire de cet époux débonnaire, qui ne suffisait peut-être pas à la fougue de sa nature, mais que paraient tant de qualités discrètes, et qui possédait comme pas un le tact de s’éclipser à propos.

C’étaient de tardifs chrysanthèmes, couleur de rouille, gracieusement entremêlés à des branchettes de cryptomeria, que madame Prune avait choisis pour sa fidèle offrande.

Il m’a paru un peu à l’abandon, le coin de cimetière où M. Sucre repose, mais situé fort aimablement sur la montagne, avec une vue attrayante. Aux quatre coins de la tombe, des tubes de bambou fichés en terre forment de naïfs porte-bouquets où nous avons disposé nos fleurs, non sans quelque recherche d’arrangement. Une courte invocation aux Esprits des ancêtres ; quelques baguettes d’encens allumées dans le petit brûle-parfum funéraire, et la veuve, avec un soupir, s’est arrachée à ce lieu mélancolique ; il fallait se hâter, car la pluie menaçait de nous surprendre au milieu de nos pieux devoirs.

Cette averse a d’ailleurs rendu plus intime notre retour, car, dans les chemins de descente, tout de suite glissants et dangereux, madame Prune, chaussée de socques en bois, a dû chercher le secours de mon bras, et nous sommes revenus ensemble sous son large parapluie.

Il était très vaste, ce parapluie de madame Prune, à mille nervures et garni de papier gommé ; tout autour, peintes en transparent, folâtraient des cigognes, — interprétées un peu à la manière du cher défunt, qui restera toutefois le peintre incomparable de ce genre d’oiseau.