La Troisième Jeunesse de Madame Prune/20

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Calmann Lévy (p. 101-103).
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XX



Mercredi, 23 janvier.

Je passais tranquillement, avec un de mes camarades du Redoutable, dans Motokagomachi, la grande rue des boutiques, regardant les bibelots extraordinaires aux devantures et les sourires de ces gentilles petites personnes, qui ont les yeux si bridés. Mais, en avant de nous là-bas, très vite un rassemblement se formait, d’où partaient des vociférations aiguës, grinçantes, rugueuses, comme celles des Chinois en guerre. Et au milieu de ce groupe excité, deux officiers français, contre lesquels semblait tournée la fureur générale !… Alors, nous sommes accourus aussi, il va sans dire.

C’étaient deux enseignes de vaisseau, arrivés d’hier à Nagasaki sur un croiseur. Des bonshommes autour d’eux avaient les poings levés, leurs courts bras jaunes sortant jusqu’à l’épaule des manches de leurs robes. Or, ces bonshommes, nous les connaissions bien : c’étaient des marchands de potiches du voisinage, chez lesquels nous avions l’habitude de fréquenter, gens à sourires et à révérences plus que personne, gens d’ordinaire obséquieux et patelins, — mais si transfigurés aujourd’hui par la colère ! Leurs petits yeux devenus effrayants, leur bouche contractée par un rictus de fauve ! Des êtres pour nous tout à fait nouveaux, imprévus, ressemblant à ces masques de guerre qui grimacent la mort, et dont les Japonais ont bien dû en effet prendre le modèle chez eux quelque part.

Tout simplement ces Français avaient poussé du pied le chien d’un de ces marchands, qui voulait mordre : alors, besoin immédiat de revanche nationale contre les deux étrangers…

Le calme un peu dédaigneux des attaqués, notre arrivée aussi, à nous qui étions connus pour être d’assez faciles acheteurs, empêcha la bagarre d’aller jusqu’au premier coup de poing ; sans cela nous étions aveuglément houspillés par la foule, et non moins aveuglément traînés au poste par une escouade de police, ainsi qu’il arriva la semaine dernière aux officiers d’une autre flotte européenne.

Ce petit peuple, arrogant et plein de mystère, cache, sous ses dehors gracieux, une haine farouche pour les hommes de race blanche.

Imaginerait-on même qu’un de leurs sujets de jalousie contre les Européens est de ne pouvoir, pour cause de visage trop plat, user d’un pince-nez ? Aussi les élégants d’entre eux se hâtent-ils d’en porter, même s’ils n’en ont pas besoin, pour peu qu’ils se sentent au milieu de la figure un soupçon de quelque chose permettant d’en accrocher un.