La Troisième Jeunesse de Madame Prune/19

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Calmann Lévy (p. 98-100).
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XIX



Lundi, 21 janvier

Madame Prune caressait depuis de longs jours le rêve de venir me voir à bord, comme elle était venue jadis sur la Triomphante, il y a tantôt quinze ans, hélas ! à l’époque où s’épanouissaient, dans toute leur fraîcheur première, ses sentiments pour moi.

J’avais galamment consenti, mais, en homme correct qui craint de donner à jaser, je m’étais rendu chez madame Renoncule ma belle-mère pour la prier de chaperonner la visiteuse. Et, afin d’enlever même tout caractère clandestin à cette entrevue, j’avais convié aussi deux de mes belles-sœurs et quatre jeunes guéchas de ma connaissance, en leur recommandant d’apporter des guitares.

Il avait fallu ensuite prévenir la police nipponne, pour les raisons suivantes. Depuis des années, le Japon détenait le monopole d’exporter dans toutes les villes maritimes de l’Extrême-Orient des jeunes personnes de caractère gai, spécialement destinées à faire oublier aux navigateurs les austérités de la mer ; mais le gouvernement du Mikado veut supprimer aujourd’hui cet usage, qu’il regarde comme attentatoire au bon renom national, et devient très circonspect lorsqu’il s’agit de laisser des dames seules se rendre à bord des navires.

La perspective d’être présentés à madame Prune avait jeté parmi mes camarades un doux émoi. Ils avaient fait des frais, commandé pour la table des fleurs et de très ingénieuses sucreries. Et, à l’instant fixé, leurs jumelles se promenaient discrètement sur tous les sampans de la rade, pour épier la venue de nos invitées.

Au bout d’une demi-heure, personne. Au bout d’une heure, rien encore. Et j’ai envoyé aux informations, sur le quai.

Des policiers, — trop peu physionomistes, hélas ! — s’étaient opposés à l’embarquement de ces dames, malgré l’autorisation accordée la veille, croyant au départ d’une relève de pensionnaires pour certaines maisons de Shangaï ou de Singapour.

Madame Renoncule, paraît-il, toujours si maîtresse d’elle-même, avait reçu ce coup le front haut, et s’était contentée de ramener avec dignité mes belles-sœurs au logis.

Mais, à l’idée d’être prise pour l’une de ces hétaïres migratrices, qui ne craignent pas d’abandonner l’autel de leurs ancêtres pour aller vendre à l’étranger leur sourire, madame Prune s’était évanouie.