La Troisième Jeunesse de Madame Prune/45

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Calmann Lévy (p. 256-261).



XLV



25 juillet.

Les papillons du sentier de madame La Cigogne n’étaient encore que de vulgaires insectes, comparés à celui qui paradait ce soir au-dessus du jardinet de ma belle-mère.

Dans le demi-jour habituel de la maison, nous prenions le thé de quatre heures assis sur les nattes blanches, à même le plancher, agitant négligemment des éventails, tant pour nous rafraîchir que pour intimider quelques moustiques indiscrets. Madame Prune, — car elle était là, s’étant remise à fréquenter assidûment chez madame Renoncule depuis mon retour dans le pays, — madame Prune, si sujette aux vapeurs pendant la période caniculaire, écartait d’une main les bords de son corsage afin de s’éventer l’estomac, et faisait ainsi pénétrer dans son intimité d’heureux petits souffles fripons, que toutefois la ceinture serrée à la taille empêchait pudiquement de se risquer trop bas. Trois de mes jeunes neveux, enfants de cinq ou six ans, étaient assis avec nous, bien sages et luttant contre le sommeil. Nous regardions tous, comme toujours, l’éternel paysage factice, qui est l’orgueil du logis, les arbres nains, les montagnes naines, se mirant dans la petite rivière momifiée aux surfaces ternies de poussière. Un rayon de soleil passait au-dessus de ces choses nostalgiques, sans les atteindre, une traînée lumineuse qui n’effleurait même pas la cime des rocailles verdies de moisissure, des cèdres contrefaits aux airs de vieillard, et rien, dans ce site morbide, ne laissait prévoir la visite du papillon qui nous arriva tout à coup par-dessus le mur. C’était un de ces êtres surprenants, que font éclore les végétations exotiques : des ailes découpées, extravagantes, trop larges, trop somptueuses pour le frêle corps impondérable qui avait peiné à les maintenir. Cela volait gauchement et prétentieusement, jouet de la moindre brise qui d’aventure aurait soufflé ; cela restait, comme avec intention, dans le rayon de soleil, qui en faisait une petite chose éclatante et lumineuse, au-dessus de ce triste décor tout entier dans l’ombre morte. Et le voisinage de ce trompe-l’œil, qu’était un tel jardin de pygmée, donnait à ce papillon tant d’importance qu’il semblait bien plus grand que nature. Il resta longtemps à papillonner pour nous, à faire le précieux et le joli, sans se poser nulle part. En d’autres pays, des enfants qui auraient vu cela se seraient mis en chasse, à coups de chapeau, pour l’attraper ; mes petits neveux nippons, au contraire, ne bougèrent pas, se bornant à regarder ; tout le temps, les cercles d’onyx de leurs prunelles roulèrent de droite et de gauche dans la fente étroite des paupières, afin de suivre ce vol qui les captivait ; sans doute emmagasinaient-ils dans leur cervelle des documents pour composer plus tard ces dessins, ces peintures où les Japonais excellent à rendre, en les exagérant, les attitudes des insectes et la grâce des fleurs.

Quand le papillon eut assez paradé devant nous, il s’en alla, pour amuser ailleurs d’autres veux. Et jamais je n’avais si bien compris qu’il y a d’innocents petits êtres purement décoratifs, créés pour le seul charme de leur coloris ou de leur forme… Mais alors, tant qu’à faire, pourquoi ne les avoir pas inventés plus jolis encore ? À côté de quelques papillons ou scarabées un peu merveilleux, pourquoi ces milliers d’autres, ternes et insignifiants, qui sont là comme des essais bons à détruire ?

Rien n’est déroutant pour l’âme comme d’apercevoir, dans les choses de la création, un indice de tâtonnement ou d’impuissance. Et plus encore, d’y surprendre la preuve d’une pensée, d’une ruse, d’un calcul indéniables, mais en même temps naïfs, maladroits et à vue courte. Ainsi, entre mille exemples, les épines à la tige des roses semblent bien témoigner que, des millénaires peut-être avant la création de l’homme, on avait prévu la main humaine, seule capable d’être tentée de cueillir. Mais alors pourquoi n’avoir pas su prévoir aussi le couteau ou les ciseaux, qui viendraient plus tard déjouer ce puéril moyen de défense ?…

Ma belle-mère, après le départ du papillon, avait retiré de l’étui de soie rouge sa longue guitare, qui maintenant me charme ou m’angoisse. Les cordes commencèrent à gémir quelque chose comme un hymne à l’inconnu. Et les prunelles d’onyx des trois enfants, qui n’avaient plus à regarder que le jardin vide, s’immobilisèrent de nouveau ; mais ils ne s’endormaient plus ; leurs jeunes cervelles félines, sournoises et sans doute supérieurement lucides, s’intéressaient à l’énigme des sons, se sentaient en éveil et captivées, sans pouvoir bien définir…

De tous les mystères au milieu desquels notre vie passe, étonnée et inquiète, sans jamais rien comprendre, celui de la musique est, je crois, l’un de ceux qui doivent nous confondre le plus : que telle suite ou tel assemblage de notes, — à peine différent de tel autre qui n’est que banal, — puisse nous peindre des époques, des races, des contrées de la terre ou d’ailleurs ; nous apporter les tristesses, les effrois d’on ne sait quelles existences futures, ou peut-être déjà vécues depuis des siècles sans nombre ; nous donner (comme par exemple certains fragments de Bach ou de César Franck) la vision et presque l’assurance d’une survie céleste ; ou bien encore (comme ce que me chante la guitare de cette femme), nous faire entrevoir les dessous féroces, épeurants et à jamais inassimilables, de toute japonerie…