La Troisième Jeunesse de Madame Prune/56

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Calmann Lévy (p. 319-327).
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LVI



Mardi, 29 octobre.

Encore un des matins charmants d’ici ; l’avant-dernier, puisque demain, à la première heure, ce sera le départ. Une aube rosée et adorablement confuse, sur les grandes montagnes qui entourent le Redoutable et sur l’appareillage silencieux des jonques de pêche, aux voiles à peine tendues, glissant toutes vers le large comme ces bateaux de féerie qui n’ont pas de poids et que l’on fait passer doucement sur de l’eau imitée.

C’est étrange, je me sens plus triste à ce départ qu’à celui d’il y a quinze ans, — sans doute parce que tout l’inconnu de la vie n’est plus en avant de mon chemin, et que je suis à peu près sûr aujourd’hui de ne revenir jamais.

Demain donc, ce sera fini du Japon ; le grand large nous aura repris, le grand large apaisant et bleu, qui fait tout oublier, Et nous irons vers le soleil ; dans cinq ou six jours, nous serons dans les pays d’éternelle chaleur, d’éternelle lumière…

Tant d’adieux j’ai à faire aujourd’hui, ayant su me créer en ville de si brillantes relations : madame L’Ourse, madame Ichihara, madame Le Nuage, madame La Cigogne, etc. !

Un temps à souhait ; un doux soleil d’arrière-saison, qui rayonne sur mon dernier jour. Il n’y a vraiment pas de pays plus joli que celui-là, pas de pays où les choses, comme les femmes, sachent mieux s’arranger, avec plus de grâce et d’imprévu, pour amuser les yeux. C’est le pays lui-même que je regretterai, plus sans doute que la pauvre petite mousmé Inamoto ; ce sont les montagnes, les temples, les verdures, les bambous, les fougères. Et, tous les recoins qui me plaisaient, j’ai envie cet après-midi de les revoir encore.

En allant prendre congé de madame L’Ourse, je passe devant une pagode où il y a fête et pèlerinage ; depuis quinze ans je n’avais plus revu de ces fêtes-là et je les croyais tombées en désuétude, C’est un de ces lieux d’adoration, au flanc de la montagne, où l’on grimpe par des escaliers en granit de proportions colossales. Suivant l’usage, le vieux sanctuaire en bois de cèdre, qu’on aperçoit là-haut, est enveloppé pour la circonstance d’un velum blanc, sur lequel tranchent de larges blasons noirs, d’un dessin ultra bizarre, mais simple, précis et impeccable. Et la porte ouverte laisse voir, même d’en bas, les dorures des dieux ou des déesses assis au fond du tabernacle.

Des mendiants estropiés, des idiots rongés de lèpre ont pris place au soleil d’automne des deux côtés de l’escalier pour recevoir les offrandes des pèlerins. Et un pauvre petit chat, galeux et crotté, est aussi venu d’instinct s’aligner avec ces échantillons de misères.

Mais comme il y a peu de fidèles ! Décidément la foi se meurt, dans cet empire du Soleil-Levant. Quelques bons vieux, quelques bonnes vieilles, qui se préparent à fixer bientôt dans cette montagne leur résidence éternelle, grimpent avec effort, à pas menus, courbés, leur parapluie sous le bras ; ils ont l’air bien naïf, bien respectable ; ils traînent des bébés par la main ; et les socques en bois de ces braves gens, enfants ou vieillards, font clac, clac, sur le granit des marches.

Au premier palier, à mi-hauteur, stationne un groupe de petites mousmés ravissantes, d’une dizaine d’années, qui sortent de l’école avec leur carton sous le bras. Que regardent-elles ainsi, avec tant d’attention et de stupeur, ces petites beautés de demain ? — Oh ! une horrible chose ; un vieux mendiant aux yeux obscènes et goguenards, qui est là couché, étalant avec complaisance devant lui un innommable tas de chair hypertrophiée, de la grosseur d’un quartier de porc… Et c’est on ne peut plus japonais, cet assemblage ; ces gracieuses petites écolières à côté de cette monstruosité qui, chez nous, serait internée tout de suite par la police des mœurs.


Je me rends ensuite chez madame Renoncule. Très corrects, très bien, avec juste la dose d’émotion qui convenait, mes adieux à ma belle-mère — et à son jardinet, que je suis sûr de revoir dans mes songes, aux périodes de spleen.

Plus gentils, mes adieux à ma petite Pluie-d’Avril, qui reste prosternée au seuil de sa porte, avec M. Swong dans les bras, tant que je suis visible au bout de la rue solitaire. Pauvre mignonne saltimbanque ! Obligée par métier d’être un peu comme ces jeunes chats qui font ronron pour tout le monde, je crois cependant qu’elle me gardait un peu plus d’amitié qu’à tant d’autres.

Pour la fin j’ai réservé madame Prune et ses effusions probables. Depuis cette visite du mois dernier, où je la trouvai aux prises avec son médecin, croirait-on que je n’ai plus songé à m’informer d’elle…

Je commence donc l’ascension de Dioudé jendji, et c’est par ce sentier à échelons si raides, qui jadis arrachait tant de soupirs à la petite madame Chrysanthème, quand nous rentrions le soir, avec nos lanternes achetées chez madame L’Heure, après avoir fait la fête anodine dans quelque maison-de-thé. Il me semble que rien n’a changé ici, pas plus les maisonnettes que les arbres ou les pierres.

L’air est doucement tiède, et un petit vent sans malice promène autour de moi des feuilles mortes. Madame Prune, l’avouerai-je, est bien loin de ma pensée ; si je remonte vers son faubourg tranquille, c’est pour dire adieu à des choses, des lieux, des perspectives de mer et des silhouettes de montagne, où quelques souvenirs de mon passé demeurent encore ; je suis tout entier à la mélancolie de me dire que, cette fois, je ne reviendrai jamais, — et ce sentiment du jamais plus emprunte toujours à la Mort un peu de son effroi et de sa grandeur…

Là-haut dans le jardinet de mon ancien logis, dont j’ouvre le portail en habitué, une vieille dame à l’air béat est assise au soleil du soir et fume sa pipe. Robe d’intérieur en simple coton bleu. Plus rien de fringant dans le port de tête. Ni apprêts ni postiches dans la chevelure ; deux petites queues grises, nouées sur la nuque à la bonne franquette. Enfin, une personne ayant complètement abdiqué, cela saute aux yeux de prime abord, et je n’en reviens pas.

— Madame Prune, dis-je, voici l’heure du grand adieu.

Petit salut insouciant, en guise de réponse. Debout derrière elle, replète aussi, niaise et un peu narquoise, se tient mademoiselle Dédé.

— Madame Prune, insisté-je, ne me croyant pas compris, je m’en retourne dans mon pays ; entre nous l’éternité commence.

Second salut de simple politesse, et, pour m’inviter à m’asseoir, geste aimable sans chaleur.

Comment, tant de calme en présence de la suprême séparation !… Mais alors, c’est donc que, seul, mon corps périssable aurait eu le don d’émouvoir cette dame, puisque aujourd’hui, délivrée enfin de la tyrannie d’une imagination trop romanesque, elle ne trouve plus dans son cœur un seul élan vers le mien.

— Eh bien ! non, madame Prune, s’il en est ainsi, je ne m’assoirai point : je croyais vos sentiments placés plus haut. La déception est trop cruelle. Je m’en vais.

La fermeture à secret du portail, que j’ai fait de nouveau jouer pour sortir, rend son bruit familier, son toujours pareil crissement, que j’entends ce soir pour la dernière des dernières fois, Quand je jette ensuite un coup d’œil en arrière, sur cette maisonnette où j’ai passé jadis un été sans souci, au chant des cigales, j’aperçois encore la petite vieille bien grasse, bien repue, bien contente, et tassée maintenant sur elle-même, qui secoue sa pipe contre le rebord de sa boîte (un pan pan pan que je ne réentendrai jamais) et qui me regarde partir, d’un air très détaché. Non, décidément rien ne vibre plus dans cet organisme gracieux, qui fut durant des années la sensibilité même ; l’âge a fait son œuvre !…

Ainsi finit brusquement cette troisième jeunesse de madame Prune, que la déesse de la Grâce avait, je crois, prolongée un peu plus que de raison.




FIN