La Troisième République française et ce qu’elle vaut/12

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CHAPITRE XII.

Il n’en est pas moins vrai qu’en additionnant, au point de vue du nombre, les différentes compagnies énumérées ci-dessus et, si l’on veut bien faire abstraction, pour un instant, de leur valeur intégrale, la France, dans sa majorité, se trouve pour le moment être républicaine.

Cette conclusion de ce qui précède peut paraître singulière, elle n’en est pas moins certaine et pour la rendre tout à fait irréfragable et la faire admettre sans difficulté, je citerai l’opinion d’un juge inconscient, sérieux, solide qui ne se doutait pas le moins du monde de la valeur incomparable de son propos, qui, précisément pour ce motif, devenait irréfutable. C’était un cultivateur de chez moi, parfaitement honnête, riche d’ailleurs et magistrat, parce qu’il est maire. Il exposait en termes fort nets la déconsidération dans laquelle il tenait certains de ses voisins, parce que, disait-il, c’étaient d’éternels ennemis du gouvernement. Il les avait connus dans l’opposition de gauche, sous le Roi Louis Philippe pour lequel il avait eu le même dévouement que la gendarmerie. Il les avait connus hostiles et opposés à l’Empire auquel il avait porté un attachement égal à celui du même corps armé et enfin, ajoutait-il avec amertume, aujourd’hui, ils ne sont pas des républicains et voteront mal dans les élections, c’est-à-dire contre le candidat du préfet. La question se réduit donc à savoir quel sera le préfet et quel sera son candidat.

L’opinion que je cite est pratiquée par la grande majorité des provinciaux : accepter le gouvernement quel qu’il soit, fut-ce le gouvernement de Saint Michel Archange, mais aussi fût-ce celui du plus grand Diable de l’Enfer. L’accepter, cela va sans dire, sans jamais lui faire la moindre opposition, là serait le crime ; mais la faute apparaîtrait si l’on faisait le moindre mouvement pour le soutenir en un jour d’embarras. C’est l’ancienne doctrine du Turc intègre : obéissant sans sourciller à n’importe quel ordre du pacha ; mais, aussi, en voyant passer le cordon de soie qui, avec ou sans cérémonie, va étrangler le même pacha, se bornant à faire des réflexions sur la qualité de la soie. La France se trouve ainsi, en grande majorité, républicaine ; le fait n’est pas douteux, mais avec des républicains de tempérament lymphatique, décidés, tous et chacun, à ne se soucier que de leur avancement et de l’exploitation du pays, avec des républicains zélateurs passionnés des dictatures et ennemis acharnés les uns des autres à propos de ce que chacune de ces dictatures doit faire et produire, avec des républicains dont l’unique préoccupation est d’empêcher d’entrer tel gouvernement qui leur est, de nature, antipathique mais prêts à accepter les autres ; avec des républicains qui ne se trouvent tels que parce que la République leur assure qu’elle existe et qui lui laisseront tordre le cou sans sourciller, si quelqu’un se donne le plaisir.

Voilà une position admirable, pour faire compter sur la pérennité d’un système qui est « celui qui nous divise le moins » ; plus admirable encore pour obtenir ce régime merveilleux d’une « république sans républicains considéré comme le plus satisfaisant auquel on puisse prétendre et qui sourit à ce qu’une autre phrase non moins célèbre, non moins approuvée, non moins usuelle que les deux qui précèdent, appelle « le bon sens, cette qualité éminemment française ».

À quel degré d’abaissement moral et intellectuel faut-il qu’un pauvre peuple soit descendu pour se laisser traiter de peuple sensé quand il se voit lui-même, tous les dix ans, une fois, en moyenne, s’arrachant les cheveux et se prodiguant toutes les invectives pour avoir jamais pu se donner et se donner avec acclamations le gouvernement qu’il vient de renverser ! Or, ce gouvernement, tant chéri naguère, le déshonore maintenant, l’avilit et le corrompt, il le crie et le jure aux quatre vents du ciel ! Et, cependant, il a commencé par croire et Dieu sait avec quelle intolérance pour les dissidents ! que la Terreur lui donnait la liberté, le Directoire le repos, l’Empire la solidité, la Restauration la paix, la dynastie de Juillet l’ordre, le second Empire la tranquillité, quant au régime actuel, il faut être juste, il ne lui demande encore qu’une heureuse fin. Mais, à l’en croire, la Terreur a tourne à l’esclavage, le Directoire au vol, l’Empire à la servitude, la Restauration à l’hébètement, par voie de sacristie, la dynastie de Juillet à l’avilissement des esprits par l’amour du lucre, le second Empire à la plus horrible corruption par l’abus de toutes les jouissances et le régime actuel tourne à ne pas savoir tourner, à ne trouver ni même à croire qu’il existe une issue par laquelle il puisse s’en aller sans trop de bruit et heureusement. Et voilà un peuple à qui l’on dit et répète que le bon sens est sa qualité distinctive ! Et depuis soixante ans, il s’est procuré, par ses mauvais déportements, tant de révolutions et trois invasions étrangères et il n’est pas au bout et on le voit rire et répéter avec complaisance : mon bon sens !

L’esprit reste confondu à considérer qu’il peut être au pouvoir d’une collection humaine de se laisser tromper, aveugler, bafouer, piper, truffer, jouer, abuser et vilipender de telle sorte ? qu’elle ne voit plus qu’on ne fait jamais et ne saurait faire un plat quelconque sans l’élément nécessaire ; qu’une république ne saurait se produire au soleil, sans être combinée, composée, pétrie, cuite avec des ingrédients et par-dessus tout, un esprit républicain. Tout ce qu’on peut mettre au monde, quand on sort des conditions normales, judicieuses, oui, des conditions sensées de l’existence politique ce n’est certainement pas la monarchie, mais ce n’est certainement pas non plus la République, ce n’est pas même encore le pressurement militaire, fait lamentable, mais du moins logique, dans ses fréquentes et turbulentes métamorphoses ; ce qu’on peut mettre au monde, c’est uniquement la conclusion inévitable de la sénilité et du désordre, quelque chose de faux et de bâtard, sous lequel on se met à l’abri pour quelques heures, non pas monument, non pas maison, non pas même chaumière, c’est un appentis, le régime de la Convention, le Gouvernement Provisoire, celui de la défense nationale, le Septennat, toujours la même chose, avec l’infériorité des esprits et des temps, la Lieutenance générale du Royaume, État et Couronne de France, et c’est si peu de chose qu’il faut enfin s’en sauver, quand la pluie devient trop grosse, pour aller tomber Dieu sait où ; mais assurément jamais, l’histoire ne le veut pas, dans quelque chose de sage et de durable comme serait la monarchie ou la République. On est bien trop ahuri pour savoir se diriger soi-même et faire une si bonne fin.