La Troisième République française et ce qu’elle vaut/13

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CHAPITRE XIII.

Ainsi de la République, qu’il n’en soit pas question. Ce n’est pas de ce côté que, dans ses chancellements, s’avance l’impuissance actuelle. Est-ce donc vers la monarchie qu’elle marche ? Non, est écrit à quelques lignes plus haut. Il reste à démontrer pourquoi, et c’est par l’anatomie du parti légitimiste qu’il est à propos de commencer.

Tel qu’il est, il a subi le malheur d’une faute grave et celle-là, il ne la doit pas à son instinct naturel, mais à l’intervention savante d’un théoricien, qui n’a, d’ailleurs, pas été moindre que M. le Prince de Talleyrand lui-même. C’est d’avoir pris le nom qu’il porte.

Jamais, jusqu’à ce moment-là, il n’était passé par l’esprit du parti tenant aux anciennes formes de se qualifier autrement que royaliste ; ce mot, en effet, disait en France et pour la France tout ce qu’il était à propos de penser, d’exprimer et de dire. On était royaliste, cela signifiait que l’on adhérait au gouvernement historique du pays, né avant le pays, l’ayant composé lentement, difficilement, laborieusement de bien des morceaux épars dont la soudure lui avait coûté des peines et des travaux infinis. Ce gouvernement avait subi bien des modifications comme le pays lui-même ; plus que débile sous les premiers Capétiens et mis en échec par le moindre baron, par le Comte de Chartres, par le Comte de Blois, il avait un jour amené les feudataires à compter avec lui ; ensuite il leur avait fait leur part ; puis il la leur avait disputée et rognée et enlevée et prise ; enfin il avait régné, dominé, régenté tout seul. C’était une série de faits patents. Là, pas d’ambages. On était royaliste, cela voulait dire qu’on suivait une tradition matérielle de huit siècles. Le jour où on commença à se dire légitimiste, on sortit du domaine lumineux des réalités, pour entrer dans la nébulosité métaphysique. Qui dit métaphysique provoque la discussion et tout ce qui est discutable est discuté et ce qui est discuté peut être argué de faux. Les royalistes se livrèrent d’eux-mêmes à la griffe discriminatrice des doctrinaires et il n’est pas de pays au monde où cette peste soit aussi répandue et agissante qu’en France. Nulle part, on n’aime autant à bâtir en l’air et en dehors des expériences. C’est là qu’on n’hésite pas à dire : « périssent les colonies plutôt qu’un principe » ! Parce qu’on aime à s’y persuader que les colonies sont faites pour servir de prétexte à la phraséologie des principes et nullement les principes pour contribuer à faire vivre les colonies le mieux possible. Bref, au lieu de tenir leurs pieds bien solidement appuyés sur le terrain du fait qui leur donnait leur raison d’être et leur force, les royalistes comme leurs rivaux, et se mettant ainsi en prise à leurs rivaux, imaginèrent qu’il était mieux, plus philosophique, plus profond, de se mettre à nager au milieu de l’air et ils se jetèrent dans les griffes de ce dilemme :

Les révolutions, dites-vous, sont pernicieuses et il n’en faut pas faire. Soit, mais on en a fait ; elles ont porté, même, plusieurs moissons de fruits. Il n’en faut plus faire du tout, et en cela nous sommes de votre avis. Or, nous sommes les gens de 1830 et vous voulez nous jeter par terre ? Vous êtes des inconséquents. Il ne faut pas de révolution. Nous sommes les gens de l’Empire ? Vous devez nous conserver par la haine judicieuse du changement. Nous sommes la République ? Il vous est défendu de nous toucher, car si le mérite suprême de la Légitimité est d’empêcher les révolutions, n’en faites pas.

Supposez les royalistes demeurés de purs royalistes, on n’aurait jamais eu à leur adresser ce reproche qui, naturellement, manque à les convertir mais n’en affaiblit pas moins leur crédit sur les masses parmi lesquelles leur action a, d’ailleurs, toujours été faible et le devient constamment davantage. Ce n’est pas un fait commun dans l’histoire que d’avoir vu, comme on l’a vu, une monarchie de huit siècles, s’effondrer en dix-huit mois, sans que presque personne, sauf des dévouements isolés, ait cherché à la maintenir. L’insurrection de Lyon, du Languedoc, se firent beaucoup moins en faveur de la monarchie que suscitées par les notions provinciales ; la Vendée et la Bretagne tentèrent les grandes choses qu’on leur vit accomplir, pour la religion ; le royalisme pur eut l’émigration et un certain nombre de fidèles mêlés à des soldats qui voulaient bien s’associer à lui, combattre avec lui, mourir avec lui, mais qui n’avaient pas pris les armes pour lui. C’était la conséquence des errements suivis par la royauté elle-même. En concentrant de longs, perpétuels, incessants efforts pour attirer à Paris toutes les forces et ressources de l’État, dans ses mains, sous ses pieds, en ne laissant en dehors du rayon de sa vue, ni mouvement vital, ni action tant soit peu indépendante qu’elle ne cherchât à garrotter, et après avoir rassemblé tant de dépouilles et la vitalité qui s’y trouvait collée, jetant ce butin en proie à l’administration qui, elle, en 1791, passa toute entière aux gens de la révolte et ne laissa rien à sa créatrice que ce qu’on appelle les yeux pour pleurer, elle avait préparé de longue main, creusé la fosse où elle devait tomber et périr. À dater du jour où l’administration ayant pris toute la place du pouvoir souverain, eut commencé sa carrière de défections sceptiques, le royalisme devint un malheur individuel, honorable aux victimes, inutile au pays, et qu’on le compare à ce qu’il avait été aux mains des jacobites anglais.

Ceux-ci, assurément, ne furent ni les plus habiles, ni les plus sages, ni les plus chanceux des hommes.