La Troisième République française et ce qu’elle vaut/2

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CHAPITRE II.


Les républicains présentent des robes et des variétés très diverses. Il est inutile de parler de l’espèce idéale. Celle-ci ne joue un rôle qu’en fournissant des personnages de prosopopée aux discours publics. Dans la pratique, on ne doit compter que les énergies actives ; c’est pourquoi mettons à l’écart une catégorie nombreuse qui se proclame républicaine et même contente de l’être, mais dont la conviction se fonde sur cette unique donnée que la monarchie libérale ne serait pas possible en ce moment. Si la monarchie libérale devenait possible, ces républicains seraient des royalistes constitutionnels ; il suffira d’une combinaison quelconque d’événements, de nécessités ou même d’apparences, pour faire admettre et déclarer de suite par Tacite, Pline le Jeune et leurs analogues que Trajan est la meilleure des Républiques à moins que ce ne soit quelque contrefaçon de Nerva.

De là, cet axiome incontestable : ce qui en France souhaite un gouvernement libéral à l’ancienne mode, n’est républicain qu’en désespoir de cause, et, par conséquent, ne le restera pas. C’est un vrai malheur : car ainsi se met à néant l’accomplissement de ce vœu si caractéristique : une république sans républicains, c’est-à-dire une poule conduisant des canards. Mais ce qui arrive à la rencontre du premier cours d’eau, chacun le peut prévoir.

Il faut donc laisser la poule à ses jeunes coqs. Eux seuls la suivront fidèlement, resteront avec elle, et, avec elle, feront basse-cour. Qu’est-ce que c’est qu’une basse-cour ? Un lieu assez malpropre, où les coqs se battent à perpétuité, et battent les poules. La République est tout de même, et pour y avoir la paix, il faut périodiquement couper la gorge aux coqs, sans quoi on n’en vient pas à bout, et, encore, si la République reste démocratique l’ayant toujours été ou le devient ayant commencé par l’aristocratie, certainement, évidemment, la dictature arrive à la fin et s’établit à demeure. Heureux les Pays-Bas hollandais et flamands qui ont fini par un Stathouder ! Et bien misérables les territoires comme la France peuplés et surpeuplés de populace ! Ceux-là sont menacés de passer aux mains de la puissance tribunitienne, c’est-à-dire de ce que le despotisme peut inventer de plus vil, de plus lâche et de plus complètement brutal sous prétexte de nourrir et d’amuser les foules !

Quand la République, la vraie, arrive au pouvoir, non pas ici ou là, non pas dans l’histoire, mais dans la réalité réelle, c’est à savoir en France, en 93, en 48, en 71, on a expérimenté ce qu’elle fait et appris ce qu’elle veut faire. Les résultats parlent et il n’y a pas à théoriser. Elle cherche du moins mal possible à contenir, à pacifier, à faire taire les têtes de sa bête ; les chefs se gorgent tant qu’ils peuvent d’arbitraire et de petits soupers ; jaloux, ils se culbutent ; en 93, ils se guillotinent ; en 48, ils savent trop l’histoire et personne n’ose commencer ; en 71, ils la savent moins, ils ont plus de passion ; la démangeaison les tient d’essayer ; on ne leur en laisse pas le temps, ils se contentent d’assassiner à côté, mais quelques jours de plus, ils entraient dans la vraie tradition et se tuaient convenablement. En 93, ils avaient eu plus de loisir, et donc, la fin avait été logique ; ce qui y avait échappé, alla se faire faire baron et trouva tout pour le mieux. En 1848, il ne s’en fallut de rien que l’insurrection de Juin ne l’emportât ; alors, les incidents suivaient leur cours naturel ; M. Ledru Rollin comme M. de Lamartine, comme le général Cavaignac trébuchaient sur l’échafaud et c’étaient les derniers de leurs successeurs décimés qui devenaient barons, à moins que, par un coup de fortune admirable et qui eût donné lieu de bénir à jamais l’insurrection de Juin 1848 à tout ce qui est né et naîtra entre les Alpes et la Mer, l’intervention exaspérée des provinces n’eût de suite étouffé le mal, écrasé ses germes et préparé un autre avenir.

Les choses tournèrent autrement. Ce qui périt en Juin, ce ne fut pas seulement la mère de la Commune de 71, ce fut la République elle-même, sa bonne maîtresse et son éducatrice, et il ne fallut pas un an, pour que tout le pays, consciencieusement dégoûté, aspirât au pouvoir d’un seul, absolu, aussi absolu que possible, et ce ne fut pas sa faute s’il n’obtint ce programme que mitigé. Peut-être à une seconde occasion, son vœu intime et profond, son instinct naturel serait-il mieux satisfait. Et voilà la fin normale de l’état que l’on peut se procurer en France sous le nom de République.