La Troisième République française et ce qu’elle vaut/20

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CHAPITRE XX.

La raison s’en met d’elle-même sous le doigt. Les Orléanistes convertis le lundi faisaient défection le mardi. Ils se déchaînaient contre les tendances cléricales ; ils inventaient une nuance plus formée de libéralisme afin de s’en fabriquer une raison pour former un centre gauche, ce grand portique indispensable aux entrées triomphales de l’extrême gauche ; ils ne manquaient pas de créer au gouvernement toutes les difficultés de détail dont ils pouvaient s’aviser ; ils lui faisaient faire ses fautes à lui et les redoublaient par l’effet de leurs fautes à eux ; les démocrates de toutes nuances envahissaient la scène, les impérialistes se montraient et pour étouffer des explosions incessantes de quoi eût disposé le gouvernement ?

D’hommes d’État sans nulle expérience s’ils étaient demeurés depuis quarante ans des royalistes fidèles, et de mercenaires sceptiques d’une bonne volonté plus que douteuse s’il eût fallu les recruter chez les adversaires. À côté de cet état major inconsistant on aurait eu la masse des mandarins dont la monographie a été donnée tout à l’heure ; la nation eût pu constater bien vite qu’elle ne se portait pas mieux que par le passé entre les mains de ces nouveaux empiriques ; ses habitudes de désaffection eussent repris leur activité et en quelques mois elle eût été aussi déterminée que jamais à renverser son palladium. C’est beaucoup, certainement, que de tenir dans sa main un arbre fruitier tout greffé, bien pourvu de racines ; cet arbre est assurément en état de produire plus qu’un bâton ne saurait ; il peut donner des feuilles, des fleurs, des pommes ou des poires ; mais il lui faut un sol convenablement aménagé pour s’implanter, un jardinier pour le soigner, l’arroser, l’écheniller, l’entretenir, faute de quoi il meurt. C’est une loi de nature. Tant que la royauté en France n’est pas pourvue de ce qui peut la faire prospérer, elle vaut ce que vaut la République et la situation des choses ne lui donne rien qui la serve.

La vacuité complète des esprits à son égard se fait apercevoir par un critérium infaillible. Que l’on interroge ou que l’on entende un royaliste parler de ses espérances déçues et de l’état général du pays. Il dit en secouant la tête :

— La cause du mal est dans l’égoïsme. Personne ne songe qu’à ses intérêts ; puis on aime à s’amuser ; puis on a soif d’argent ; puis on veut s’élever au-dessus de ce qu’on est ; puis, on a le dégoût de toute discipline ; puis…

La liste continue et elle est longue. En définitive, le royaliste décrit naïvement l’homme fils d’Adam, tel qu’il a toujours été connu dans la création depuis qu’il s’est fait chasser du paradis. Il a l’air de croire qu’avant la Révolution, l’homme était tout autre chose et beaucoup meilleur ; désintéressé, obéissant aux lois, sans mauvais instincts et comme le disent les bons livres du XVIIe siècle (car on faisait aussi des phrases dans ce temps-là ! ), particulièrement signalé par son ardent amour pour ses rois. Le royaliste qui, généralement et malheureusement, a peu de science, ayant grand peur de l’esprit, sous prétexte que c’est l’esprit qui a fait la Révolution tandis que c’est tout simplement la bêtise, le royaliste croit pieusement qu’autrefois on était vertueux et qu’on a grand tort de ne plus l’être ; mais que si le Roi reprenait sa couronne, on le redeviendrait indubitablement. Comment ? Par quel procédé ? Il ne s’en explique pas, même vis-à-vis de lui-même ; mais il est sûr de ce qu’il avance ; cela doit suffire et les trois banqueroutes qu’il a faites à l’espérance publique depuis 1830, ne l’affectent pas autrement et ne lui semblent pas tirer à conséquence. Que le bon droit triomphe seulement et pourvu qu’il se maintienne, on verra à quel point on sera heureux !

Voilà le raisonnement de la masse du parti royaliste. On ne peut que le donner pour ce qu’il vaut. Il est lamentable que ces gens aient si mal appris l’histoire de leur pays qu’ils prennent l’époque de Louis XIV pour le temps plein de sa vraie grandeur et en soient réduits à ne pas se connaître eux-mêmes, ni la cause qu’ils devraient mieux servir. Eux, les hommes de la tradition, ils la méconnaissent ; ils l’ignorent et payant ainsi leur ignorance et leur mollesse par l’impuissance où on les voit, ils ne peuvent ni s’aider, ni aider les autres, et restent à croupir dans la misère actuelle, ils ne sont et ne peuvent être d’aucun secours.