La Troisième République française et ce qu’elle vaut/4

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CHAPITRE IV.


On a suffisamment dit et redit que la France n’était pas apte à offrir la matière d’une république, et parce que sa population et son territoire sont trop développés et parce que ses traditions et ses mœurs sont toutes monarchiques. Voilà, assurément, des raisons fortes et décisives. Mais il existe d’autres dont on parle moins et qui sont plus décisives encore, par exemple celle-ci : c’est qu’on n’a jamais pu ni en 93, ni en 48, ni en 71, et qu’on ne pourrait pas davantage aujourd’hui dans aucune des nuances dont se compose l’opinion républicaine, découvrir un seul homme qui, sous ce nom de république, ne voulût tout autre chose que ce qui est la République elle-même. En vérité, l’idée exacte de république ne s’est jamais produite dans une tête française ; elle n’y apparaît qu’en qualité d’auxiliaire, comme moyen d’obtenir un désideratum particulier, ou d’éviter un fantôme quelconque. Ce n’est pas avec des dispositions aussi pauvres que l’on parviendrait jamais à créer une forme de gouvernement définie et viable.

Pour le plus grand nombre des individus voués au culte du mot république, la chimère qu’ils poursuivent, c’est l’égalité, et, par ce mot d’égalité, ils entendent, les uns, que tout le monde sera à son tour tout ce qu’il y a de plus grand et de plus petit ; les maîtres de l’art présentent volontiers cette marotte aux masses populaires et, plus volontiers encore, la leur laissent ; les autres, plus avancés d’un degré vers le crépuscule intellectuel et doués, avec plus d’appétit, de la ferme résolution de ne jamais lâcher ce qu’ils cherchent à prendre, considèrent comme une égalité très sortable, celle qui met le bâton de maréchal de France dans la giberne du soldat. Supposons, un instant, qu’il s’y trouve, et considérons la théorie qui en est résultée. Ce n’est ni plus ni moins qu’une des bases les plus admirées de la société française moderne, une des plus préconisées, une des plus essentielles, ce n’est ni plus ni moins que le plus clair, le plus défini de ce qu’on nomme les principes de 1789. Le XVIIIe siècle entier s’est fait honneur d’en préparer l’avènement ; c’est le règne même du mérite l’emportant par sa seule et légitime puissance. Voyons ce que cela vaut dans la pratique.

Exactement ce que cela vaut en Chine où on a connu et pratiqué depuis des siècles ce grand principe de 89 et où il a produit, sans hésiter, le mandarinat. Tout le monde étant appelé, tout le monde pouvant être élu, tout le monde en a conclu qu’il avait un droit imprescriptible à l’être et, dès le premier examen qui n’a donné le succès qu’à une élite, a pris naissance la tribu dangereuse des méconnus et des mécontents. Du moment que ce n’est plus la naissance, la situation héréditaire, la possession de certains avantages précis, évidents, tangibles, qui crée le droit, mais que ce droit est immanent dans toutes les créatures composant une nation, l’une étant supposée valoir juste autant que l’autre, pourvu qu’elle ait cette chose si facilement méconnaissable, « le mérite », tout le monde, au nom de l’égalité, a conclu aussi avoir le mérite, et tout le monde a vociféré pour en obtenir les avantages. On dit que dans le monde antique ces avantages se réduisaient à la remise solennelle d’une couronne d’ache, d’olivier, de lierre ou de toute autre herbe ; je le veux croire ; mais il n’en va pas ainsi dans les temps modernes ; quand on a du mérite, il faut qu’on reçoive une place rétribuée et, en vertu du même principe, quand on a la place rétribuée, il faut qu’on soit déclaré apte à en obtenir le plus promptement possible une plus rétribuée encore et ainsi de suite. Voilà ce que produit le mérite.