La Troisième République française et ce qu’elle vaut/52

La bibliothèque libre.
◄  LI


CHAPITRE LII.


Qu’on se retourne vers les provinces dont l’adjonction successive a formé le territoire. C’est un beau territoire dont un grand prince a dit que n’étant pas Dieu le Père, c’est de ce pays-là qu’il voudrait être maître ; on voit là autre chose que la France factice créée par la centralisation. Qu’on suppose seulement ce grand corps débarrassé de l’écume des attaques d’épilepsie, communiquées périodiquement par Paris. On trouvera un tempérament solide et qui, même aujourd’hui, ne demande pas mieux que de guérir. L’esprit de raison n’y manque pas. L’imagination n’y domine point. Le goût du repos, de la vie paisible, du travail sans trouble y apparaît et l’opinion publique s’y tourne volontiers à donner à de telles dispositions ce qui s’appelle estime. On a tout enduré de Paris jusqu’à ce jour, précisément parce qu’on est honnête et tranquille ; mais on est bien fatigué de cette ruineuse mansuétude. On est fort enchanté d’être Français ; mais, au fond, on ne serait pas fâché non plus d’être Picard et un instinct naturel avertit que si on l’était, on serait, pour la première fois depuis qu’il existe une administration, on serait libre et, politiquement parlant, en bonne santé.

Les intérêts que l’on peut avoir et qui composent le fond et la sécurité de la vie, se traitent à Paris ; les enfants qui ont ou auxquels on suppose quelque mérite, il faut les envoyer à Paris ; les plaisirs c’est Paris qui les donne et tout ce qu’on a besoin de savoir, c’est Paris qui s’est chargé de l’apprendre. Certainement les Américains du Nord peuvent passer pour des démocrates accomplis, même à la mode moderne, mais quel est celui d’entr’eux résidant dans le Kentucky, l’Alabama ou le Missouri, qui viendrait consentir une minute à voir emmagasiner ainsi toutes ses ressources physiques et morales dans les rues de New-York ? Qu’on lui en fasse la proposition ; il vous répondra pertinemment qu’avec un pareil régime, il lui serait impossible de fonder en trente ans les grandes capitales dont il a couvert l’ouest du Nouveau Monde et qu’il s’explique bien, que nous stérilisant de la sorte, nous n’ayons jamais pu parvenir à faire de l’Algérie autre chose qu’un nid de fonctionnaires.

Hélas ! C’est aussi et uniquement ce que sont les provinces et la France est arrivée au bout du système centralisateur, elle en sent aujourd’hui les dernières conséquences. Si elle veut reprendre de la vie, il faut qu’elle rallume la vie dans tous les foyers qu’elle en possède et que la flamme en rayonne autour d’elle. Que chacun travaille dans sa province avant et au lieu d’aller faire des phrases à Paris ; mais pour cela que chacun puisse trouver quelque chose à faire dans cette province aujourd’hui réduite à l’oisiveté de la servitude, en quelques mots, qu’un affranchissement effectif sorte enfin de toutes les phrases martelées depuis un siècle, principes de 89, libertés politiques, démocratie et tout ce qu’on voudra, que les provinces traitent d’égal à égal avec Paris et on sera étonné de voir renaître et sortir des ténèbres opaques où, dans ce moment, l’œil le plus exercé ne peut débrouiller quoi que ce soit, on sera étonné de voir remuer la France véritable, toutes choses reprendre leur vrai nom et leur vraie place, les besoins anciens, nouveaux, permanents et transitoires se manifester de façon à ce qu’il soit évidemment commandé de les satisfaire ; on aura des majorités réelles et on pourra établir une légalité indestructible parce qu’elle sera vraie.

Puisque la France ne sait pas en ce moment ce qu’elle veut, Royauté, Empire, République, socialisme, anarchie ou césarisme, qu’elle pense donc à se consulter non pas à la manière centralisée, elle ne fait autre chose depuis de longues années et en est arrivée au marasme où on la voit ; qu’elle se consulte elle-même et pour se consulter qu’elle se retrouve. Que les Périgourdins ménagent à leur gré leurs affaires et que les gens de la rue de la Paix s’entendent avec ceux du faubourg Saint-Marceau. Ils finiront peut-être par faire d’assez bonne besogne et on a vu, même pendant la Commune de 71, des gens, Parisiens réels, point radicaux, qui en avaient pourtant comme une sorte d’illumination. Mais les jacobins de l’Hôtel de Ville ne se doutaient pas de cette issue ; en tout cas qu’ils s’arrangent et que les Normands soient maîtres en Normandie. Alors, d’une fédération, pourra sortir un avenir moins lugubre. Je suis si profondément pénétré de cette vérité que j’ose en adresser l’expression aux provinces de France, et, en particulier, à la mienne, au Beauvaisis.