La Tulipe noire/IV

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Calmann Lévy (p. 37-49).


IV

LES MASSACREURS.


Le jeune homme, toujours abrité par son grand chapeau, toujours s’appuyant au bras de l’officier, toujours essuyant son front et ses lèvres avec son mouchoir, le jeune homme immobile regardait seul, en un coin du Buytenhof, perdu dans l’ombre d’un auvent surplombant une boutique fermée, le spectacle que lui donnait cette populace furieuse et qui paraissait approcher de son dénouement.

— Oh ! dit-il à l’officier, je crois que vous aviez raison, van Deken, et que l’ordre que messieurs les députés ont signé est le véritable ordre de mort de monsieur Corneille. Entendez-vous ce peuple ? il en veut décidément beaucoup aux messieurs de Witt !

— En vérité, dit l’officier, je n’ai jamais entendu de clameurs pareilles.

— Il faut croire qu’ils ont trouvé la prison de notre homme. Ah ! tenez, cette fenêtre n’était-elle pas celle de la chambre où a été enfermé monsieur Corneille ?

En effet, un homme saisissait à pleines mains et secouait violemment le treillage de fer qui fermait la fenêtre du cachot de Corneille, et que celui-ci venait de quitter il n’y avait pas plus de dix minutes.

— Hourra ! hourra ! criait cet homme, il n’y est plus !

— Comment, il n’y est plus ? demandèrent de la rue ceux qui, arrivés les derniers, ne pouvaient entrer tant la prison était pleine.

— Non ! non ! répétait l’homme furieux, il n’y est plus, il faut qu’il se soit sauvé.

— Que dit donc cet homme ? demanda en pâlissant l’Altesse.

— Oh ! monseigneur, il dit une nouvelle qui serait bien heureuse si elle était vraie.

— Oui, sans doute, ce serait une bienheureuse nouvelle si elle était vraie, dit le jeune homme ; malheureusement elle ne peut pas l’être.

— Cependant, voyez… dit l’officier.

En effet, d’autres visages furieux, grinçant de colère, se montraient aux fenêtres en criant :

— Sauvé ! évadé ! ils l’ont fait fuir.

Et le peuple resté dans la rue, répétait avec d’effroyables imprécations : — Sauvés ! évadés ! courons après eux, poursuivons-les !

— Monseigneur, il paraît que M. Corneille de Witt est bien réellement sauvé, dit l’officier.

— Oui, de la prison peut-être, répondit celui-ci, mais pas de la ville ; vous verrez, van Deken, que le pauvre homme trouvera fermée la porte qu’il croyait trouver ouverte.

— L’ordre de fermer les portes de la ville a-t-il donc été donné, monseigneur ?

— Non, je ne crois pas ; qui aurait donné cet ordre ?

— Eh bien ! qui vous fait supposer ?

— Il y a des fatalités, répondit négligemment l’Altesse, et les plus grands hommes sont parfois tombés victimes de ces fatalités-là.

L’officier sentit à ces mots courir un frisson dans ses veines, car il comprit que, d’une façon ou de l’autre, le prisonnier était perdu.

En ce moment, les rugissements de la foule éclataient comme un tonnerre, car il lui était bien démontré que Cornélius de Witt n’était plus dans la prison.

En effet, Corneille et Jean, après avoir longé le vivier, avaient pris la grande rue qui conduit au Tol-Hek, tout en recommandant au cocher de ralentir le pas de ses chevaux pour que le passage de leur carrosse n’éveillât aucun soupçon.

Mais arrivé au milieu de cette rue, quand il vit de loin la grille, quand il sentit qu’il laissait derrière lui la prison et la mort et qu’il avait devant lui la vie et la liberté, le cocher négligea toute précaution et mit le carrosse au galop.

Tout à coup il s’arrêta.

— Qu’y a-t-il ? demanda Jean en passant la tête par la portière.

— Oh ! mes maîtres, s’écria le cocher, il y a…

La terreur étouffait la voix du brave homme.

— Voyons, achève, dit le grand pensionnaire.

— Il y a que la grille est fermée.

— Comment, la grille est fermée ! Ce n’est pas l’habitude de fermer la grille pendant le jour.

— Voyez plutôt.

Jean de Witt se pencha en dehors de la voiture et vit en effet la grille fermée.

— Va toujours, dit Jean, j’ai sur moi l’ordre de commutation, le portier ouvrira.

La voiture reprit sa course, mais on sentait que le cocher ne poussait plus ses chevaux avec la même confiance.

Puis en sortant sa tête par la portière, Jean de Witt avait été vu et reconnu par un brasseur qui, en retard sur ses compagnons, fermait sa porte à toute hâte, pour aller les rejoindre sur le Buytenhoff.

Il poussa un cri de surprise, et courut après deux autres hommes qui couraient devant lui.

Au bout de cent pas il les rejoignit et leur parla ; les trois hommes s’arrêtèrent, regardant s’éloigner la voiture, mais encore peu sûrs de ceux qu’elle renfermait.

La voiture, pendant ce temps, arrivait au Tol-Hek.

— Ouvrez ! cria le cocher.

— Ouvrir, dit le portier paraissant sur le seuil de sa maison, ouvrir, et avec quoi ?

— Avec la clef, parbleu ! dit le cocher.

— Avec la clef, oui ; mais il faudrait l’avoir pour cela.

— Comment ! vous n’avez pas la clef de la porte ? demanda le cocher.

— Non.

— Qu’en avez-vous donc fait ?

— Dame ! on me l’a prise.

— Qui cela ?

— Quelqu’un qui probablement tenait à ce que personne ne sortît de la ville.

— Mon ami, dit le grand pensionnaire, sortant la tête de la voiture et risquant le tout pour le tout, mon ami, c’est pour moi Jean de Witt et pour mon frère Corneille, que j’emmène en exil.

— Oh ! monsieur de Witt, je suis au désespoir, dit le portier se précipitant vers la voiture, mais sur l’honneur, la clef m’a été prise.

— Quand cela ?

— Ce matin.

— Par qui ?

— Par un jeune homme de vingt-deux ans, pâle et maigre.

— Et pourquoi la lui avez-vous remise ?

— Parce qu’il avait un ordre signé et scellé.

— De qui ?

— Mais de messieurs de l’hôtel de ville.

— Allons, dit tranquillement Corneille, il paraît que bien décidément nous sommes perdus.

— Sais-tu si la même précaution a été prise partout ?

— Je ne sais.

— Allons, dit Jean au cocher, Dieu ordonne à l’homme de faire tout ce qu’il peut pour conserver sa vie ; gagne une autre porte.

Puis, tandis que le cocher faisait tourner la voiture,

— Merci de ta bonne volonté, mon ami, dit Jean au portier ; l’intention est réputée pour le fait ; tu avais l’intention de nous sauver, et, aux yeux du Seigneur, c’est comme si tu avais réussi.

— Ah ! dit le portier, voyez-vous là-bas ?

— Passe au galop à travers ce groupe, cria Jean au cocher, et prends la rue à gauche ; c’est notre seul espoir.

Le groupe dont parlait Jean avait eu pour noyau les trois hommes que nous avons vus suivre des yeux la voiture, et qui depuis ce temps et pendant que Jean parlementait avec le portier s’était grossi de sept ou huit nouveaux individus.

Ces nouveaux arrivants avaient évidemment des intentions hostiles à l’endroit du carrosse.

Aussi, voyant les chevaux venir sur eux au grand galop, se mirent-ils en travers de la rue en agitant leurs bras armés de bâtons et criant : Arrête ! arrête !

De son côté, le cocher se pencha sur eux et les sillonna de coups de fouet.

La voiture et les hommes se heurtèrent enfin.

Les frères de Witt ne pouvaient rien voir, enfermés qu’ils étaient dans la voiture. Mais ils sentirent les chevaux se cabrer, puis éprouvèrent une violente secousse. Il y eut un moment d’hésitation et de tremblement dans toute la machine roulante, qui s’emporta de nouveau, passant sur quelque chose de rond et de flexible qui semblait être le corps d’un homme renversé, et s’éloigna au milieu des blasphèmes.

— Oh ! dit Corneille, je crains bien que nous n’ayons fait un malheur.

— Au galop ! au galop ! cria Jean.

Mais, malgré cet ordre, tout à coup le cocher s’arrêta.

— Eh bien ? demanda Jean.

— Voyez-vous ? dit le cocher.

Jean regarda.

Toute la populace du Buytenhof apparaissait à l’extrémité de la rue que devait suivre la voiture, et s’avançait hurlante et rapide comme un ouragan.

— Arrête et sauve-toi, dit Jean au cocher ; il est inutile d’aller plus loin ; nous sommes perdus.

— Les voilà ! les voilà ! crièrent ensemble cinq cents voix.

— Oui, les voilà, les traîtres ! les meurtriers ! les assassins ! répondirent à ceux qui venaient au-devant de la voiture, ceux qui couraient après elle, portant dans leurs bras le corps meurtri d’un de leurs compagnons, qui, ayant voulu sauter à la bride des chevaux, avait été renversé par eux.

C’était sur lui que les deux frères avaient senti passer la voiture.

Le cocher s’arrêta ; mais quelques instances que lui fît son maître, il ne voulut point se sauver.

En un instant, le carrosse se trouva pris entre ceux qui couraient après lui et ceux qui venaient au-devant de lui.

En un instant, il domina toute cette foule agitée comme une île flottante.

Tout à coup l’île flottante s’arrêta. Un maréchal venait, d’un coup de masse, d’assommer un des deux chevaux, qui tomba dans les traits.

En ce moment le volet d’une fenêtre s’entr’ouvrit et l’on put voir le visage livide et les yeux sombres du jeune homme se fixant sur le spectacle qui se préparait.

Derrière lui apparaissait la tête de l’officier presque aussi pâle que la sienne.

— Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! monseigneur, que va-t-il se passer ? murmura l’officier.

— Quelque chose de terrible bien certainement, répondit celui-ci.

— Oh ! voyez-vous, monseigneur, ils tirent le grand pensionnaire de la voiture, ils le battent, ils le déchirent.

— En vérité, il faut que ces gens-là soient animés d’une bien violente indignation, fit le jeune homme du même ton impassible qu’il avait conservé jusqu’alors.

— Et voici Corneille qu’ils tirent à son tour du carrosse, Corneille déjà tout brisé, tout mutilé par la torture. Oh ! voyez donc, voyez donc.

— Oui, en effet, c’est bien Corneille.

L’officier poussa un faible cri et détourna la tête.

C’est que, sur le dernier degré du marchepied, avant même qu’il eût touché la terre, le Ruart venait de recevoir un coup de barre de fer qui lui avait brisé la tête.

Il se releva cependant, mais pour retomber aussitôt.

Puis des hommes le prenant par les pieds, le tirèrent dans la foule, au milieu de laquelle on put suivre le sillage sanglant qu’il y traçait et qui se refermait derrière lui avec de grandes huées pleines de joies.

Le jeune homme devint plus pâle encore, ce qu’on eût cru impossible, et son œil se voila un instant sous sa paupière.

L’officier vit ce mouvement de pitié, le premier que son sévère compagnon eût laissé échapper, et voulant profiter de cet amollissement de son âme,

— Venez, venez, monseigneur, dit-il, car voilà qu’on va assassiner aussi le grand pensionnaire.

Mais le jeune homme avait déjà ouvert les yeux.

— En vérité ! dit-il. Ce peuple est implacable. Il ne fait pas bon le trahir.

— Monseigneur, dit l’officier, est-ce qu’on ne pourrait pas sauver ce pauvre homme, qui a élevé Votre Altesse ? S’il y a un moyen, dites-le, et dussé-je y perdre la vie…

Guillaume d’Orange, car c’était lui, plissa son front d’une façon sinistre, éteignit l’éclair de sombre fureur qui étincelait sous sa paupière et répondit :

— Colonel van Deken, allez, je vous prie, trouver mes troupes, afin qu’elles prennent les armes à tout événement.

— Mais laisserai-je donc monseigneur seul ici, en face de ces assassins ?

— Ne vous inquiétez pas de moi plus que je ne m’en inquiète, dit brusquement le prince. — Allez.

L’officier partit avec une rapidité qui témoignait bien moins de son obéissance que de la joie de n’assister point au hideux assassinat du second des frères.

Il n’avait point fermé la porte de la chambre que Jean, qui par un effort suprême avait gagné le perron d’une maison située presqu’en face de celle où était caché son élève, chancela sous les secousses qu’on lui imprimait de dix côtés à la fois en disant :

— Mon frère, où est mon frère ?

Un de ces furieux lui jeta bas son chapeau d’un coup de poing.

Un autre lui montra le sang qui teignait ses mains, celui-là venait d’éventrer Corneille, et il accourait pour ne point perdre l’occasion d’en faire autant au grand pensionnaire, tandis que l’on traînait au gibet le cadavre de celui qui était déjà mort.

Jean poussa un gémissement lamentable et mit une de ses mains sur ses yeux.

— Ah ! tu fermes les yeux, dit un des soldats de la garde bourgeoise, eh bien je vais te les crever, moi !

Et il lui poussa dans le visage un coup de pique sous lequel le sang jaillit.

— Mon frère ! cria de Witt essayant de voir ce qu’était devenu Corneille, à travers le flot de sang qui l’aveuglait : mon frère !

— Va le rejoindre ! hurla un autre assassin en lui appliquant son mousquet sur la tempe et en lâchant la détente.

Mais le coup ne partit point.

Alors le meurtrier retourna son arme, et la prenant à deux mains par le canon, il assomma Jean de Witt d’un coup de crosse.

Jean de Witt chancela et tomba à ses pieds.

Mais aussitôt, se relevant par un suprême effort,

— Mon frère ! cria-t-il d’une voix tellement lamentable que le jeune homme tira le contrevent sur lui.

D’ailleurs il restait peu de chose à voir, car un troisième assassin lui lâcha à bout portant un coup de pistolet qui partit cette fois et lui fit sauter le crâne.

Jean de Witt tomba pour ne plus se relever.

Alors chacun de ces misérables, enhardi par cette chute, voulut décharger son arme sur le cadavre. Chacun voulut donner un coup de masse, d’épée ou de couteau, chacun voulut tirer sa goutte de sang, arracher son lambeau d’habits.

Puis quand ils furent tous deux bien meurtris, bien déchirés, bien dépouillés, la populace les traîna nus et sanglants à un gibet improvisé, où des bourreaux amateurs les suspendirent par les pieds.

Alors arrivèrent les plus lâches, qui n’ayant pas osé frapper la chair vivante, taillèrent en lambeaux la chair morte, puis s’en allèrent vendre par la ville des petits morceaux de Jean et de Corneille à dix sous la pièce.

Nous ne pourrions dire si à travers l’ouverture presque imperceptible du volet le jeune homme vit la fin de cette terrible scène, mais au moment même où l’on pendait les deux martyrs au gibet, il traversait la foule qui était trop occupée de la joyeuse besogne qu’elle accomplissait pour s’inquiéter de lui, et gagnait le Tol-Hek toujours fermé.

— Ah ! monsieur, s’écria le portier, me rapportez-vous la clef ?

— Oui, mon ami, la voilà, répondit le jeune homme.

— Oh ! c’est un bien grand malheur que vous ne m’ayez pas rapporté cette clef seulement une demi-heure plus tôt, dit le portier en soupirant.

— Et pourquoi cela ? demanda le jeune homme.

— Parce que j’eusse pu ouvrir aux messieurs de Witt. Tandis que, ayant trouvé la porte fermée, ils ont été obligés de rebrousser chemin. Ils sont tombés au milieu de ceux qui les poursuivaient.

— La porte ! la porte ! s’écria une voix qui semblait être celle d’un homme pressé.

Le prince se retourna et reconnut le colonel van Deken.

— C’est vous, colonel ? dit-il. Vous n’êtes pas encore sorti de la Haye ? C’est accomplir tardivement mon ordre.

— Monseigneur, répondit le colonel, voilà la troisième porte à laquelle je me présente, j’ai trouvé les deux autres fermées.

— Eh bien ! ce brave homme va nous ouvrir celle-ci. — Ouvre, mon ami, dit le prince au portier qui était resté tout ébahi à ce titre de monseigneur que venait de donner le colonel van Deken à ce jeune homme pâle auquel il venait de parler si familièrement.

Aussi, pour réparer sa faute, se hâta-t-il d’ouvrir le Tol-Hek, qui roula en criant sur ses gonds.

— Monseigneur veut-il mon cheval ? demanda le colonel à Guillaume.

— Merci, colonel, je dois avoir une monture qui m’attend à quelques pas d’ici.

Et, prenant un sifflet d’or dans sa poche, il tira de cet instrument, qui à cette époque servait à appeler les domestiques, un son aigu et prolongé, au retentissement duquel accourut un écuyer à cheval et tenant un second cheval en main.

Guillaume sauta sur le cheval sans se servir de l’étrier, et piquant des deux, il gagna la route de Leyde.

Quand il fut là, il se retourna.

Le colonel le suivait à une longueur de cheval.

Le prince lui fit signe de prendre rang à côté de lui.

— Savez-vous, dit-il sans s’arrêter, que ces coquins-là ont tué aussi M. Jean de Witt comme ils venaient de tuer Corneille ?

— Ah ! monseigneur, dit tristement le colonel, j’aimerais mieux pour vous que restassent encore ces deux difficultés à franchir pour être de fait le stathouder de Hollande.

— Certes, il eût mieux valu, dit le jeune homme, que ce qui vient d’arriver n’arrivât pas. Mais enfin ce qui est fait est fait, nous n’en sommes pas la cause. Piquons vite, colonel, pour arriver à Alphen avant le message que certainement les états vont m’envoyer au camp.

Le colonel s’inclina, laissa passer son prince devant, et prit à sa suite la place qu’il tenait avant qu’il lui adressât la parole.

— Ah ! je voudrais bien, murmura méchamment Guillaume d’Orange en fronçant le sourcil, serrant ses lèvres et enfonçant ses éperons dans le ventre de son cheval, je voudrais bien voir la figure que fera Louis le Soleil, quand il apprendra de quelle façon on vient de traiter ses bons amis MM. de Witt ! Oh ! soleil, soleil, comme je me nomme Guillaume le Taciturne ; soleil, gare à tes rayons !

Et il courut vite sur son bon cheval, ce jeune prince, l’acharné rival du grand roi, ce stathouder si peu solide la veille encore dans sa puissance nouvelle, mais auquel les bourgeois de la Haye venaient de faire un marchepied avec les cadavres de Jean et de Corneille, deux nobles princes aussi devant les hommes et devant Dieu.