La Tulipe noire/XII

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Calmann Lévy (p. 123-127).


XII

L’EXÉCUTION.


Cornélius n’avait pas trois cents pas à faire hors de la prison pour arriver au pied de son échafaud.

Au bas de l’escalier le chien le regarda passer tranquillement ; Cornélius crut même remarquer dans les yeux du molosse une certaine expression de douceur qui touchait à la compassion.

Peut-être le chien connaissait-il les condamnés et ne mordait-il que ceux qui sortaient libres.

On comprend que plus le trajet était court de la porte de la prison au pied de l’échafaud, plus il était encombré de curieux.

C’étaient ces mêmes curieux qui, mal désaltérés par le sang qu’ils avaient déjà bu trois jours auparavant, attendaient une nouvelle victime.

Aussi, à peine Cornélius apparut-il qu’un hurlement immense se prolongea dans la rue, s’étendit sur toute la surface de la place, s’éloignant dans les directions différentes des rues qui aboutissaient à l’échafaud, et qu’encombrait la foule.

Aussi l’échafaud ressemblait à une île que serait venu battre le flot de quatre ou cinq rivières.

Au milieu de ces menaces, de ces hurlements et de ces vociférations, pour ne pas les entendre sans doute, Cornélius s’était absorbé en lui-même.

À quoi pensait ce juste qui allait mourir ?

Ce n’était ni à ses ennemis, ni à ses juges, ni à ses bourreaux.

C’était aux belles tulipes qu’il verrait du haut du ciel, soit à Ceylan, soit au Bengale, soit ailleurs, alors qu’assis avec tous les innocents à la droite de Dieu, il pourrait regarder en pitié cette terre où on avait égorgé MM. Jean et Corneille de Witt pour avoir trop pensé à la politique, et où on allait égorger M. Cornélius van Baerle pour avoir trop pensé aux tulipes.

L’affaire d’un coup d’épée, disait le philosophe, et mon beau rêve commencera.

Seulement restait à savoir si comme à M. de Chalais, comme à M. de Thou, et autres gens mal tués, le bourreau ne réservait pas plus d’un coup, c’est-à-dire plus d’un martyre, au pauvre tulipier.

Van Baerle n’en monta pas moins résolument les degrés de son échafaud.

Il y monta orgueilleux, quoiqu’il en eût, d’être l’ami de cet illustre Jean et le filleul de ce noble Corneille que les marauds amassés pour le voir avaient déchiquetés et brûlés trois jours auparavant.

Il s’agenouilla, fit sa prière, et remarqua non sans éprouver une vive joie qu’en posant sa tête sur le billot et en gardant ses yeux ouverts, il verrait jusqu’au dernier moment la fenêtre grillée du Buytenhof.

Enfin l’heure de faire ce terrible mouvement arriva : Cornélius posa son menton sur le bloc humide et froid. Mais à ce moment malgré lui ses yeux se fermèrent pour soutenir plus résolument l’horrible avalanche qui allait tomber sur sa tête et engloutir sa vie.

Un éclair vint luire sur le plancher de l’échafaud : le bourreau levait son épée.

Van Baerle dit adieu à la grande tulipe noire, certain de se réveiller en disant bonjour à Dieu dans un monde fait d’une autre lumière et d’une autre couleur.

Trois fois il sentit le vent froid de l’épée passer sur son col frissonnant.

Mais, ô surprise !

Il ne sentit ni douleur ni secousse.

Il ne vit aucun changement de nuances.

Puis tout à coup, sans qu’il sût par qui, Van Baerle se sentit relevé par des mains assez douces et se retrouva bientôt sur ses pieds quelque peu chancelant.

Il rouvrit les yeux.

Quelqu’un lisait quelque chose près de lui sur un grand parchemin scellé d’un grand sceau de cire rouge.

Et le même soleil, jaune et pâle comme il convient à un soleil hollandais, luisait au ciel, et la même fenêtre grillée le regardait du haut du Buytenhof, et les mêmes marauds, non plus hurlants mais ébahis, le regardaient du bas de la place.

À force d’ouvrir les yeux, de regarder, d’écouter, van Baerle commença de comprendre ceci.

C’est que monseigneur Guillaume prince d’Orange, craignant sans doute que les dix-sept livres de sang que van Baerle, à quelques onces près, avait dans le corps ne fissent déborder la coupe de la justice céleste, avait pris en pitié son caractère et les semblants de son innocence.

En conséquence, Son Altesse lui avait fait grâce de la vie. — Voilà pourquoi l’épée, qui s’était levée avec ce reflet sinistre, avait voltigé trois fois autour de sa tête comme l’oiseau funèbre autour de celle de Turnus, mais ne s’était point abattue sur sa tête et avait laissé intactes les vertèbres.

Voilà pourquoi il n’y avait eu ni douleur ni secousse. Voilà pourquoi encore le soleil continuait à rire dans l’azur médiocre, il est vrai, mais très supportable des voûtes célestes.

Cornélius, qui avait espéré Dieu et le panorama tulipique de l’univers, fut bien un peu désappointé, mais il se consola en faisant jouer avec un certain bien-être les ressorts intelligents de cette partie du corps que les Grecs appelaient trachelos et que nous autres Français nous nommons modestement le col.

Et puis Cornélius espéra bien que la grâce était complète et qu’on allait le rendre à la liberté et à ses plates-bandes de Dordrecht.

Mais Cornélius se trompait, comme le disait vers le même temps Mme de Sévigné, il y avait un post-scriptum à la lettre, et le plus important de cette lettre était renfermé dans le post-scriptum.

Par ce post-scriptum, Guillaume, stathouder de Hollande, condamnait Cornélius van Baerle à une prison perpétuelle.

Il était trop peu coupable pour la mort, mais il était trop coupable pour la liberté.

Cornélius écouta donc le post-scriptum, puis, après la première contrariété soulevée par la déception que le post-scriptum apportait :

— Bah ! pensa-t-il, tout n’est pas perdu. La réclusion perpétuelle a du bon. Il y a Rosa dans la réclusion perpétuelle. Il y a encore aussi mes trois caïeux de la tulipe noire.

Mais Cornélius oubliait que les Sept Provinces peuvent avoir sept prisons, une par province, et que le pain du prisonnier est moins cher ailleurs qu’à la Haye, qui est une capitale.

Son Altesse Guillaume, qui n’avait point, à ce qu’il paraît, les moyens de nourrir van Baerle à la Haye, l’envoyait faire sa prison perpétuelle dans la forteresse de Loewestein, bien près de Dordrecht, hélas ! mais pourtant bien loin.

Car Loewestein, disent les géographes, est situé à la pointe de l’île que forment, en face de Gorcum, le Wahal et la Meuse.

Van Baerle savait assez l’histoire de son pays pour ne pas ignorer que le célèbre Grotius avait été renfermé dans ce château après la mort de Barneveldt, et que les états, dans leur générosité envers le célèbre publiciste, jurisconsulte, historien, poète, théologien, lui avaient accordé une somme de vingt-quatre sous de Hollande par jour pour sa nourriture.

— Moi qui suis bien loin de valoir Grotius, se dit van Baerle, on me donnera douze sous à grand’peine, et je vivrai fort mal, mais enfin je vivrai.

Puis tout à coup frappé d’un souvenir terrible :

— Ah ! s’écria Cornélius, que ce pays est humide et nuageux ! et que le terrain est mauvais pour les tulipes !

Et puis Rosa, Rosa qui ne sera pas à Loewestein, murmura-t-il, en laissant tomber sur la poitrine sa tête qu’il avait bien manqué de laisser tomber plus bas.