La Tyrannie socialiste/Livre 2/Chapitre 15

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Ch. Delagrave (p. 102-106).
Livre II


CHAPITRE XV

Répartition de la richesse.


L’affirmation socialiste : Les pauvres deviennent plus pauvres, les riches plus riches. — Petite et grande propriété. — Caisses d’épargne. — Les titres nominatifs de rente. — La répartition des actions et obligations des Compagnies de chemins de fer. — Les obligations de la Ville de Paris. — Les obligations du Crédit foncier. — Les faiseurs de ruines. — La liquidation sociale. — « Rassurer les intérêts. »


— Progrès de la richesse ! oui, mais concentration en quelques mains, s’écrient les socialistes. Les pauvres deviennent plus pauvres, les riches plus riches ! et le Congrès d’Erfurt ajoute que les pauvres augmentent en nombre.

Après avoir démontré par des faits qu’il était faux que les ouvriers devinssent plus pauvres, nous allons montrer par des chiffres combien la fortune est démocratisée en France.

Au point de vue de la propriété foncière, la très petite propriété de 0 à 2 hectares compte 10.426.000 cotes, la petite propriété 2.174.000, la première représentant 74% et la seconde plus de 15% soit 90%. Il est vrai que, comme superficie, elle ne compte que pour 25% ; mais la moyenne propriété de 6 à 50 hectares compte pour 38%.

Mais et les valeurs mobilières ? D’après les discours socialistes, ne sont-elles pas toutes concentrées entre les mains de la haute finance ?

Les faits sont en contradiction avec ce préjugé, comme l’a montré M. Neymark dans une série d’études très documentées.

Nous ne parlons pas des 6 millions de livrets de caisses d’épargne, des 3 milliards qu’ils représentent ; des 450 millions de la caisse d’épargne postale. Mais la rente est répartie entre beaucoup de mains et ne dort pas, comme on le suppose, dans les coffres de capitalistes.

M. Tirard, ministre des finances, disait le 28 mars 1893 : — les titres nominatifs représentent 329.742.000 francs de la rente, les titres mixtes 11.388.000 francs, soit 341.130.000 ; les titres au porteur ne figurent que pour 87.159.000 francs.

La proportion des actions nominatives pour les compagnes de chemins de fer qui, comparée à l’ensemble des titres, n’a pas cessé de monter, s’établit de la manière suivante :

1889 Moyenne des titres
inscrits sur chacun
des certificats.
Est 46.13 15
Lyon 44.33 15
Midi 37½ 14
Nord 55.90 18
Orléans 54.72 16
Ouest 39.45 12

Si on multiplie ces chiffres par le cours du jour, on voit qu’ils représentent une fortune plus ou moins grande : mais ce n’est pas la richesse.

Sur les 30.155.446 obligations de chemin de fer, 20.887.614 sont nominatives soit 69 26%. Elles sont représentées par 639.914 certificats, ce qui donne comme moyenne de titres inscrits sur chacun d’eux 32 obligations, soit un capital de 13.600 rapportant annuellement 438 francs.

Quand, en janvier 1888, les titres au porteur de la Ville de Paris ont été renouvelés, on a pu s’assurer que plus de la moitié des intéressés possédaient seulement, soit une obligation entière, soit de 1 à 6 quarts d’obligations.

Les actions de la Banque de France qui valent 3.900 fr. se répartissent ainsi :

Nombre de possesseurs (1892)

Paris dans les
succurs.
Total Paris Succurs. Total.
10.848 17.083 27.731 97.572 84.928 182.500

Sur ces 182.500 actions, 58.129 sont la propriété d’établissements publics, de femmes mariées, de mineurs, d’interdits, d’incapables. Les capitalistes qui possèdent de 1 à 5 actions de la Banque de France, soit de 4.000 à 20.000 francs, sont numériquement la grande majorité.

Les 31.395 actionnaires du Crédit foncier possèdent en moyenne 11 actions chacun ; 7.129 n’en possèdent qu’une.

Ou trouve-t-on ces preuves d’appauvrissement et de misère que crée, depuis trois quarts de siècle, la société capitaliste, à en croire les docteurs du socialisme ? Mais ils ont raison quand ils parlent des dangers de ruine : et plus que tous autres ils seraient à même de les apercevoir, s’ils avaient conscience de l’œuvre qu’ils font. Quand ils ont passé dans une région pour y organiser la grève, que sont devenus les livrets de caisse d’épargne, et les valeurs qui s’infiltrent aujourd’hui partout, et que pouvaient posséder les travailleurs qu’ils ont condamnés à un loisir forcé ? que sont devenus les petits commerçants ruinés par les crédits qu’ils ont dû faire, les fournisseurs de ces petits commerçants qui ne peuvent rentrer dans leurs fonds ? que deviennent les petites banques chargées de papiers en souffrance ? Et si ces meneurs de grèves sont arrivés à atteindre dans sa prospérité une compagnie ou un industriel, en enlevant au capital une partie de son pouvoir producteur, ils enlèvent par cela même aux ouvriers, dont ils prétendent représenter les intérêts, une part de rémunération immédiate ou éventuelle. Déjà, pour le présent, ces faiseurs de ruine savent faire convenablement cette besogne qui n’est cependant que le prélude de la grande liquidation sociale.

Enfin, ils ont un moyen simple de faire une égalité de misère. Un antisémite et socialiste millionnaire, M. de Morès, l’a déjà proposé. Il suffit de répartir la fortune de la France entre tous ses habitants, à tant par tête : La fortune mobilière de la France est évaluée à 80 milliards : on pourrait commencer par là. Cela ferait 2.000 francs par tête, à la condition que les cours d’aujourd’hui voulussent bien se maintenir et ne pas s’effondrer dans le cataclysme, que provoquerait cette banqueroute : car une grande quantité de ces titres ne sont que des créances qui sont une fortune pour ceux qui les possèdent, mais n’ajoutent pas à la fortune du pays : tels sont les titres de la dette publique, les obligations de chemins de fer, les 3 milliards d’obligations du Crédit foncier, les 2 milliards et demi d’obligations sur les villes et les départements ! Ce serait un beau spectacle que celui de cette liquidation sociale !

Mais ceux qui, en l’attendant, pour amuser le tapis, pour flatter des passions, pour se faire suivre des impatients en leur jetant comme un os à ronger la Haute Banque, qui offrent comme programme immédiat la confiscation, avec ou sans compensation, des chemins de fer, des mines, des grandes sociétés, l’organisation d’une banque d’État, ne se doutent pas, dans leur ignorances dédaigneuse des chiffres que nous venons de citer, des perturbations et des inquiétudes qu’ils jettent dans l’opinion. Quand M. Constans a dit à Toulouse : — « Il faut rassurer les intérêts », ce mot a eu un profond retentissement dans tout le pays, parce qu’en dépit des affirmations des socialistes, malgré la loi d’airain des salaires, et autres spectres redoutables, la grande majorité des familles, en France, possède qui un morceau de terre, qui un livret de caisse d’épargne, qui une obligation de la ville de Paris, du Crédit foncier ou de chemin de fer ; et elles trouvent sinistres les plaisanteries et les menaces dont leur petit avoir est l’objet.