La Tyrannie socialiste/Livre 3/Chapitre 1

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Ch. Delagrave (p. 107-117).


LIVRE III

LA LÉGISLATION SOCIALISTE




la mise en œuvre des sophismes socialistes


Que l’homme obéisse à des actions réflexes héréditaires ou acquises par l’éducation, à la pression de son milieu ou qu’il agisse par décision personnelle, ses actes dérivent de ses conceptions. Nous avons passé en revue les sophismes : nous allons examiner leur mise en œuvre.





CHAPITRE PREMIER

Les trois-huit et le minimum de salaires.


I. Position de la question. — La déduction. — « Le moindre effort. » — Illusions. — Contradiction socialiste. — Le vrai motif. — II. La limitation légale des heures de travail dans le monde. — La loi et la jurisprudence aux États-Unis. — Proposition de loi faites en France. — III. Timidité. — Le petit patron. — Défense du suicide. — Le perturbateur. — L’ouvrier agricole. — Défense de travailler une minute et de gagner un sou en dehors des heures légales. — Retour en arrière. — La tentative du conseil municipal. — L’engrenage. — IV. Limitation des heures du travail. — Détermination du salaire. — Suppression du travail. — La surenchère démagogique.


I. — Si les docteurs du socialisme avaient dit à leurs clients : Nous te convions à faire une grève générale, le 1er mai, et, au besoin, des émeutes, parce que nous entendons que, dans le régime utopique que nous te proposons, nous soyons les maîtres de régler l’emploi de tes jours et de tes nuits, comme il nous conviendra, et comme il conviendra aux agents de police à la surveillance de qui tu seras soumis, il est probable que la plupart des travailleurs, loin de perdre une journée pour réclamer ce beau cadeau, l’auraient repoussé avec horreur.

Mais d’une habileté psychologique que je me plais à reconnaître, ces bons apôtres ont demandé à chaque travailleur : — Veux-tu ne travailler que huit heures au lieu de dix ou douze ? — Et je gagnerai autant ? — Plus ! — Beaucoup de travailleurs ont de la méfiance ; mais la méfiance finit par se traduire facilement en foi quand cette foi flatte nos désirs, nos passions et nos illusions.

L’homme cherche « le moindre effort » comme les objets « la moindre résistance ». Les socialistes donnent l’illusion que la loi peut le lui assurer par la limitation des heures du travail. Il est disposé à les croire et, s’il ne réfléchit pas un peu, il les croit et les salue comme des messies.

Dans l’enquête faite par la commission du travail en 1890, voici comment se répartissaient les réponses : sur 64 chambres de commerce, 54 contre toute réglementation ; sur 32 chambres consultatives des arts et manufactures, contre 25 ; sur 55 conseils de prudhommes, contre 55 ; sur 235 syndicats patronaux, contre 201 ; sur 410 syndicats ouvriers, 186 demandent la journée de huit heures sans heures supplémentaires ; 48 la journée de huit heures avec heures supplémentaires ; 2 une journée de moins de 8 heures sans heures supplémentaires ; 38 seulement repoussent ce cadeau.

Sans nous demander ce que valent et ce que représentent, et comme chiffres d’adhérents, et au point de vue légal, les syndicats ouvriers qui ont répondu, nous constatons qu’ils ont été séduits par la formule des trois huit : huit heures de travail, huit heures de repos, huit heures de sommeil. Trois huit ? pourquoi trois huit ? question de symétrie et nouvelle preuve du sérieux de la méthode des socialistes !

Dans les discussions au Conseil municipal de Paris en réponse à M. Léon Donnat, MM. Longuet et Vaillant, pour faire l’apologie de la limitation des heures de travail, disaient : « Une journée plus courte accroît la production ».

En même temps, M. Vaillant déclarait que la réduction des heures de travail « supprimerait la surproduction, le chômage et, en raréfiant le travail, augmenterait les salaires. »

Ces socialistes, avec leurs étonnants procédés de discussion, ne s’apercevaient pas que si leur première assertion est vraie, la seconde est fausse et vice-versa. Car si la réduction des heures de travail augmente la production, elle fait de la surproduction ; et si au contraire, elle la supprime, elle diminue la production.

Au lieu de se perdre dans des explications qui se retournent contre eux, les docteurs du socialisme feraient mieux de dire tout simplement : — Nous demandons la journée de huit heures et au-dessous pour flatter les désirs des naïfs qui nous écoutent et dont nous voulons faire l’instrument de notre pouvoir. Nous leur promettons qu’ils gagneront plus en travaillant moins, voilà l’important !


II. — La limitation des heures de travail par la loi est une des conquêtes des socialistes de 1848. Mais en France, la loi du 9 septembre 1848 fixant la durée du travail à douze heures, en dépit de la loi du 16 février 1883 qui essaye de la revivifier n’aurait jamais été appliquée, si en fait, les mœurs n’avaient pas réduit, en temps normal, la durée de la journée de travail à ce chiffre ou à un chiffre inférieur. Quand une loi de ce genre est faite, on s’empresse de la cribler d’exceptions à travers lesquelles s’infiltre un peu de liberté qui la désagrège et la dilue, comme le décret du 17 mai 1851 complété par le décret du 3 avril 1883. Sauf en Suisse, où le travail est de onze heures et interdit, sauf exception, de 8 heures du soir à 5 ou 6 heures du matin, en Autriche, où la journée est de onze heures dans la grande industrie seulement, partout ailleurs le travail des hommes adultes est libre. En Angleterre, toutefois, au mois de mai 1893, malgré l’opposition des mineurs du Northumberland et de Durham, la Chambre des communes a adopté un bill limitant à huit heures le travail dans les mines. Aux États-Unis, la loi de 1868 a déclaré que, dans les chantiers fédéraux, la journée serait limitée à huit heures. Mais l’ouvrier est présumé connaître les règlements et les accepter par le fait même qu’il est employé et qu’il est payé : il en résulte que ce n’est pas la loi qui est appliquée, mais les us et coutumes des établissements dépendant du gouvernement des États-Unis. L’État de New-York adopta, en 1878, une loi semblable pour les travaux faits pour le compte de l’État ou des communes. La cour des appels de New-York a déclaré que non seulement l’ouvrier pouvait travailler plus, si cela lui convient, mais encore qu’il n’a pas droit à un salaire additionnel pour les heures en plus, parce que s’il a accepté de travailler dix heures, c’est qu’il trouve dans le salaire qui lui est donné, une compensation suffisante[1]. D’après cette jurisprudence, le contrat privé prime la loi qui disparaît devant lui.

Plusieurs députés, presque tous boulangistes, ont déposé diverses propositions de loi tendant à interdire aux hommes adultes de travailler autrement que ne le permettrait le législateur.

MM. Dumonteil et Argeliès se contentent de dix heures ; M. Goujon de huit heures dans les mines et de dix heures dans les usines et manufactures ; M. Ferroul ne demande huit heures que pour les ateliers mécaniques ; M. Basly, réclame huit heures dans les mines ; M. Chiché, pour tous les travaux adjugés pour le compte de l’État, des départements et des communes, huit heures avec minimum de salaire.


III. — Je dénonce la timidité de ces députés non seulement à l’égard du salarié ; mais pas un n’a osé pénétrer dans le petit atelier pour y surveiller le petit patron qui y travaille seul ou avec un ou deux ouvriers. Ils avaient pourtant l’exemple de sir John Lubbock qui, en 1888, proposait de frapper d’une pénalité le petit patron ou le petit marchand qui resterait dans sa boutique après huit heures du soir, au lieu d’aller à la taverne qui, elle, avait le privilège de rester ouverte plus tard. Sir John Lubbock déclarait qui si le petit patron travaillait trop, il commettait un suicide et que la société avait le droit de l’en empêcher. J’ai devant mes fenêtres un petit patron lithographe qui commet tous les jours ce suicide, grâce auquel il peut élever une demi-douzaine d’enfants ; s’il ne le commettait pas, que deviendraient ses enfants ? Et si la limitation des heures de travail a pour but d’empêcher la surproduction, n’est-il pas coupable ? Ne se rend-il pas coupable d’une concurrence déloyale à l’égard de ses concurrents qui ont moins d’énergie, de persistance dans le travail et apportent moins d’économie dans leur existence ? Je signale tous ces éléments perturbateurs de la tranquillité de ceux qui veulent obtenir et dépenser de larges salaires, sans les gagner ; et je demande à leurs députés d’avoir le courage de formuler leur thèse, non pas dans des propositions atténuées comme par une mauvaise honte, mais dans des propositions nettes, précises et claires.

Ils devront y comprendre aussi les ouvriers agricoles, qui, lorsque l’orage menace les foins, lorsque les moissons sont mûres et que le temps est incertain, lorsque les vendanges sont prêtes, se livrent à un surmenage, incompatible avec l’hygiène du repos et avec la théorie de la raréfaction du travail.

MM. Watson, Harford, Henry Tait, secrétaires des diverses unions d’ouvriers de chemin de fer en Angleterre, ont déclaré nettement devant une commission de la Chambre des communes « que personne ne devrait être autorisé à gagner un sou une fois ses huit heures terminées et que celui qui, rentré chez lui, emploierait ses heures de loisir à faire des chaussures pour un magasin devrait être puni[2]. »

Il faudra en revenir à ces statutes of labourers qui au xvie siècle, réglèrent, en Angleterre, le prix et la durée de la journée de l’ouvrier, les heures de son lever et de son coucher, le nombre et la quantité de ses repas. Regnaud Saint-Jean d’Angely avait déterminé aussi, en 1806, l’heure et la durée des repas et le nombre des heures de travail des ouvriers du bâtiment à Paris. Le Conseil municipal de Paris a essayé de revenir à ces mesures policières dans son cahier des charges du 27 avril 1887, décidant que, dans tous les travaux dits pour le compte de la ville, la journée de travail serait réduite à neuf heures et le salaire minimum celui fixé par la série des prix de 1881-1882. Cette délibération fut annulée par le décret du 17 mars 1888, le Conseil d’État entendu. Par délibération du 2 mai de la même année, le Conseil municipal continua d’insérer les mêmes prescriptions dans ses cahiers des charges et repoussa comme adjudicataires, le 10 juillet, un entrepreneur de maçonnerie qui avait offert les rabais les plus forts, mais qui n’acceptait pas les clauses de ce cahier des charges. M. Floquet, alors ministre, eut la faiblesse d’approuver cette adjudication qui, sur recours des entrepreneurs de travaux publics, a été annulée par le Conseil d’État le 21 mars 1890.

Que ceux qui croient servir les intérêts des travailleurs fassent une enquête sur la manière dont a fonctionné ce cahier des charges. Ils verront que les travailleurs — nous parlons de ceux qui travaillent — cherchaient tous les moyens d’éluder ces prescriptions. Ils trouvaient que le chômage de l’hiver, la gelée, les intempéries, réduisaient bien assez leurs journées dans une année, sans que la puissance tutélaire, mais malfaisante du Conseil municipal, vînt s’y ajouter. Comme les entrepreneurs faisaient venir de l’extérieur de Paris la pierre, le bois, le fer tout ouvré, le Conseil municipal, pour compléter sa besogne, demandait qu’ils fussent arrêtés à l’octroi, afin de protéger « le travail parisien » dans les conditions où il l’avait réglé !

On voit l’engrenage : limitation des heures de travail, fixation d’un minimum de salaires, douane à l’intérieur du pays.

Plus logiques, les délégués de la manifestation du 1er mai, que la commission du travail de la Chambre des députés eut le tort de recevoir, demandèrent : journée de huit heures avec minimum de salaire qui serait déterminé par les Bourses du travail, les syndicats ou corporations d’ouvriers.

Les auteurs des diverses propositions, déposées à la Chambre des députés pour répondre à ces desiderata n’ont pas osé les reproduire complètement. Ils sont dans leur tort.


IV. — Limiter les heures de travail et raréfier la production, bien ; mais si l’employeur diminue le salaire proportionnellement, les travailleurs y trouveront-ils leur compte ? La déception ne sera-t-elle pas cruelle ? Pourquoi donc le législateur n’interviendrait-il pas pour l’empêcher ? Du moment qu’il se reconnaît le droit d’intervenir dans un contrat privé pour régler la durée du travail, pourquoi ne fixerait-il pas la quotité du salaire ?

Les théoriciens de la limitation des heures de travail ne demandent pas toutefois que l’État fixe lui-même ce salaire. Ils demandent qu’il leur remette le soin de le fixer eux-mêmes.

Les patrons, qui payeraient, n’auraient, dans ce système, rien à voir dans le taux du travail.

Il ne leur resterait qu’une ressource pour échapper à la ruine : ce serait de fermer leurs ateliers et de laisser les ouvriers jouir « de la raréfaction du travail » qui, selon M. Vaillant, aurait « pour résultat de faire hausser les salaires, » à moins qu’elle ne les supprimât.

Si la loi impose à une usine une diminution de travail et une majoration de salaire, que nous évaluons, par exemple, à cent mille francs pour six mois, et si, en raison de ce double jeu, non seulement, elle n’a plus de bénéfices, elle ne peut plus payer les intérêts de son capital, mais se trouve en perte, que fera-t-elle ? Elle fermera tôt ou tard ; et les ouvriers qui y touchaient des salaires, où les retrouveront-ils ? La porte de l’usine est close. Son outillage n’est plus que de la ferraille. Les docteurs du socialisme ont atteint complètement leur but : ils n’ont pas réduit seulement le travail à huit heures ; ils ne l’ont pas seulement réduit à six heures, comme le demandent M. Vaillant et les Trades-unions australiennes ; à quatre heures, comme le réclame M. Hyndmann, allemand de Londres ; à trois heures, comme M. Pablo Lafargue ; à deux heures, comme le réclamait M. Reinsdorf devant le tribunal de Leipsig et comme le réclame M. J. Noble de New-York ; à une heure et demie, comme l’exige M. le Dr Joynes ; mais à zéro, chiffre qui défie toute surenchère. Les travailleurs seront soustraits à tout surtravail ruineux et à tout surmenage antihygiénique. Pour eux, le repos sera obligatoire. Ils n’auront plus à se plaindre de l’excès de travail : le travail se sera dérobé : et ils auront beau lui faire appel, ils l’auront si bien frappé qu’il aura disparu.

Voilà le sort, avec la loi de huit heures, que réservent aux véritables travailleurs les charlatans qui, s’imposant à eux comme leurs défenseurs, sont leurs pires ennemis.


  1. Voir Rapports sur les conditions du travail. États-Unis, p. 17 et 19.
  2. Cité par Chailley-Bert. (Journal des Débats, 18 avril 1893.)