La Tyrannie socialiste/Livre 6/Chapitre 5

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Ch. Delagrave (p. 231-242).
Livre VI


CHAPITRE V

Le socialisme des patrons.


I. Part de responsabilité dans le mouvement socialiste. — Limitation des obligations du travailleur. Les institutions ouvrières. — D’où vient leur échec moral. — Trop de philanthropie. — « Administration paternelle. » — La docilité de l’ouvrier. — Pas de reconnaissance. — L’expérience de M. Cosserat. — Rapports des ouvriers et des patrons. — Le mot « Patron » est impropre. — II. Définition du contrat. — Le contrat de travail. — Sa limite. — Vendeur et acheteur de travail. — Antinomie erronée du capital et du travail. — Le salaire ne vient pas du capital. — III. Le travail. — L’article 1780. — La loi du 27 décembre 1890. — Elle doit supprimer la grève. — IV. Règles des institutions patronales.


I. — Les patrons ont leur très grande part de responsabilité aussi dans le mouvement socialiste, non pas que je leur reproche leur âpreté, leur dureté, et de ne pas s’être assez occupés de leurs ouvriers. Au contraire, je leur reproche de s’en être trop occupés, et en s’en occupant, d’avoir méconnu le véritable caractère du contrat de travail.

L’employeur n’est ni le directeur religieux, ni le directeur politique, ni le directeur intellectuel des travailleurs. Quand M. Chagot intervenait pour faire enterrer religieusement un ouvrier qui voulait être enterré civilement, il était dans son tort. Quand M. de Solanges se sert de sa situation d’administrateur des mines de Carmaux pour se faire élire député, qu’en résulte-t-il ? C’est que les mineurs prennent leur revanche trois ans après et choisissent M. Baudin pour messie.

Les travailleurs n’ont qu’une obligation à l’égard de leur patron : c’est l’œuvre de production pour laquelle ils reçoivent un salaire. Si le patron veut en exiger autre chose, il comment un abus : dans ce cas, il aboutit à la servilité, à la révolte ou à l’hypocrisie, et il prépare de terribles retours.

Si des patrons ont trop souvent méconnu cette vérité, c’est que la plupart en sont encore à la vielle conception du chef de tribu. Ils considèrent que les devoirs de leurs ouvriers sont aussi indéterminés que leurs propres droits. C’est en vertu de cette conception aussi qu’ils veulent être bienveillants et prendre en charge leur sort. Ils y ont poussés à la fois par générosité et en même temps par un intérêt que je caractérisais de la manière suivante, au Sénat, le 21 juillet 1890 :


Les grands industriels, les grands manufacturiers, les compagnies de chemins de fer avaient senti la nécessité de fortifier le contrat de travail du côté de leurs ouvriers, afin de ne pas être exposés à des abandons fortuits.

Ils avaient donc constitué des caisses de secours, des caisses de retraite, ils avaient créé des écoles avant l’établissement de l’instruction gratuite, lis avaient assuré aux ouvriers des soins médicaux ; enfin ils leur avaient donné des avantages matériels nombreux pour retenir autant que possible les travailleurs autour des établissements qui les employaient. Certes, je suis bien loin de contester tout le bien-être qui en est resulté, ni le progrès des institutions sociales qui ont eu cette origine. Mais, d’un autre côté, il faut bien se dire que ce progrès matériel a donné, sous certains rapports, une augmentation de pouvoir arbitraire à ceux qui l’avaient constitué, car plus ils entouraient de bien-être ceux qu’ils employaient, et plus, en même temps, ils se sentaient à l’aise à leur égard ; ils considéraient en effet que l’ouvrier était retenu par de tels intérêts, qu’il pouvait supporter plus facilement une plus forte dose d’arbitraire, parce qu’il hésiterait à renoncer à la sécurité assurée pour lui, pour sa femme, pour ses enfants par les institutions de prévoyance dont on l’avait entouré.

Il était utile, je crois, messieurs, de signaler ce contraste entre les institutions de bien-être matériel qui ont été établies par la grande industrie et les irritations que vous avez vu se produire de la part de ceux-là même qui profitaient de ces institutions ; situation qu’on traduit de la manière suivante : Vraiment, les ouvriers n’ont aucune reconnaissance du bien qu’on leur fait !

Et cependant ils n’étaient peut-être pas toujours complètement dans leur tort, parce qu’on leur avait fait payer cher, au point de vue moral, le bien-être dont on les avait gratifiés.


Et le 19 novembre 1891, je complétais ces explications à propos des grèves du Pas-de-Calais et je disais :


« Les compagnies houillères ont eu le très grand tort de vouloir faire trop de philanthropie.


Le Journal officiel constate « des exclamations ironiques à gauche », qui prouvent que ceux qui les poussaient n’avaient pas mieux compris ce que j’avais dit qu’ils ne comprendront probablement ce que je vais dire : et cependant, au point de vue des compagnies houillères, l’expérience est décisive.

M. d’Audiffret-Pasquier s’écriait lors de la grève d’Anzin : « Nous dépensons plus d’un million et demi en générosités pour nos ouvriers. Notre administration est paternelle. » Eh ! oui ; et c’est là le mal ! Les compagnies ont construit des corons où elles ont caserné leurs ouvrières. Elles ont établi des sociétés coopératives qu’elles administraient elles-mêmes. Elles ont fondé des sociétés de secours et de retraites.

L’ouvrier s’est aperçu qu’il n’avait pas de part réelle à l’administration de ces caisses. Il a vu qu’avec les sociétés coopératives, tout l’argent qu’il touchait de la compagnie y retournait, et quelquefois même qu’il ne touchait rien du tout. Enfin, dans les corons, il s’est senti sous la police de la compagnie qui s’est souvent occupée de l’instruction religieuse des enfants, des mœurs de la femme ou de la jeune fille. Une fois sorti de son travail, il a continué à se sentir dépendant.

On lui a retenu de l’argent pour la caisse de secours et de retraites. Il sait ce qu’il a payé : il ne peut pas comparer des avantages aléatoires ou lointains avec les charges qu’il connaît. Il a su que s’il quittait la mine ou s’il était renvoyé, il perdrait ses versements. Il s’est vu enchaîné à la mine, complètement à elle, et d’un autre côté, la direction de la mine n’osait pas le renvoyer pour qu’on ne l’accusât pas de vouloir le voler et le dépouiller de ce qu’il avait versé. Elle se chargeait ainsi d’ouvriers mécontents et quelquefois incapables. Enfin il a appris plus ou moins vaguement que la plupart de ces caisses n’étaient pas dans un bon état financier. De plus, il a accusé les compagnies de s’en servir pour leurs usages. Et sa méfiance, erronée en général, a été justifiée par le désastre de Bessèges et de Terrenoire.

Les Compagnies avaient fait de ces avantages un moyen d’action sur les mineurs. Elles avaient voulu les enrégimenter et les discipliner par ces procédés. Elles y sont admirablement parvenues, si admirablement qu’un jour la docilité des mineurs est allée à des agitateurs qui se sont mis à leur tête, et ils leur ont obéi comme ils obéissaient auparavant aux ingénieurs et aux agents de la compagnie.

En réalité, ces combinaisons de retraites avaient pour conséquence de transformer la durée à temps des services de l’employé en services à vie. L’ouvrier a senti cette chaîne, et si douce qu’elle fût, elle lui a semblé insupportable : de là, ces saccades violentes, son impatience qui vient de se traduire d’une manière saisissante à Amiens.


M. Cosserat, filateur, avait institué des caisses de retraites, de secours et d’épargne et une société coopérative. Ses ouvriers lui ont demandé la suppression de ces institutions. M. Cosserat les a invités à vouloir lui faire connaître leurs préférences par un vote qui a donné pour la suppression 552 voix contre 76[1].

Après un résultat de ce genre le patron dit : — « Les ouvriers ne sont pas reconnaissants. On a beau être bienveillant pour eux, ils ne vous en savent aucun gré ! »

Ils n’y sont pas obligés. Les employés doivent traiter avec les travailleurs au mieux de leurs intérêts, et les travailleurs réciproquement.

Les bons rapports personnels ne viennent que par surcroît. Ils peuvent faciliter les relations comme la bonne humeur, le bon caractère, la loyauté favorisent les affaires de commerce ou de finances ; mais il ne faut pas y attacher une autre importance ni leur donner un autre rôle.

Je viens de me servir du mot employeur, traduction du mot anglais employer, beaucoup plus précis et plus juste que le mot patron qui doit disparaître de notre vocabulaire économique parce qu’il comporte d’un côté une idée de protection et de tutelle, d’un autre côté de soumission et de déférence qui altère le véritable caractère du contrat de travail, et la plupart des erreurs et des fautes commises vient de ce qu’il n’est pas bien déterminé dans l’opinion de ceux qui ont à l’appliquer.


II. — Acollas donne du contrat la définition suivante : « Le concours de une ou plusieurs volontés sur une même chose, en tant que ce concours produit un effet de droit »[2].

Nous acceptons cette définition qu’il applique, du reste, au contrat de louage.

Après avoir fait une peinture dramatique de la vie du mineur, il dit : « Assurément il peut sembler paradoxal de ranger un tel contrat parmi ceux qui favorisent l’autonomie de l’individu ; cependant, rien n’est plus exact ; si le mineur ne louait pas ses services, il chômerait et mourrait ; en louant ses services, il échange le risque de la mort à bref délai par la faim contre le risque d’une mort à plus long terme… Donc ce que fait le mineur en se louant favorise l’autonomie du mineur. »

On peut ajouter qu’il est libre de louer ou de ne pas louer ses services ; de chercher une autre occupation, etc. Mais l’important, c’est de bien spécifier que dans le contrat de louage, l’ouvrier n’aliène qu’une chose : son travail, et que sa personnalité en dehors de ce service reste tout entière intacte.

Chez les peuples primitifs, dans les maquignonnages des foires, encore dans les marchés de détail, aux halles, on entend vendeurs et acheteurs se dire : — « Faites ça pour moi ! Je vais vous le donner à tel prix, parce que c’est vous. » La personnalité est mêlée à l’acte de vente et au marchandage. Mais ces habitudes disparaissent au fur et à mesure du développement du commerce. Les vendeurs de blé d’Odessa, de San-Francisco ou de Chicago ne connaissent point personnellement leurs acheteurs de Londres, d’Anvers, de Paris ou de Marseille. Ce n’est point la sympathie ou l’antipathie pour tel ou tel qui fixe les cours d’achat et de vente et la Bourse du commerce. Il serait mal venu l’acheteur qui viendrait dire à un vendeur : — Je suis animé des meilleurs sentiments pour vous, je vous regarde d’un air paternel. Par conséquent, ayez de la reconnaissance pour moi et prouvez-le-moi, en me vendant au rabais.

Quand l’employeur et le travailleur se trouvent en présence, il ne faut voir que deux négociants : un vendeur et un acheteur de travail.

Combien vaut le travail ? Combien le vendeur de travail veut-il le vendre ? Combien l’acheteur de travail peut-il l’acheter ?

C’est à dessein que je ne mets pas en présence les deux termes sous lesquels habituellement on pose la question : d’un côté, le capital, de l’autre le travail ; car l’acheteur de travail ne représente pas le capital, il représente la consommation : il s’ingénie à faire un produit dont il n’a pas besoin personnellement et dont il croit que d’autres ont besoin. Ce n’est point avec son capital qu’il paye le salaire de ses ouvriers : ou si le fait se produit, malheur à l’industriel qui en est réduit là, car la faillite l’attend. C’est avec son crédit ou ses rentrées qu’il fait face à ses salaires.

C’est donc une grossière erreur de représenter l’employeur, comme l’incarnation du capital et d’y opposer le travail. Ce n’est point sur son capital que compte l’employeur pour payer ses ouvriers, mais sur la vente de ses produits. Il n’établit point le calcul de ses salaires sur la quotité de son capital, mais sur le prix de vente de sa marchandise. Un employeur n’achète point de travail en raison de sa richesse, mais en raison de la puissance de ses débouchés.

III. — Le contrat de louage de travail est un contrat comme un autre dont l’article 1780 du Code civil pose les vrais principes.

Art. 1780. — On ne peut engager ses services qu’à temps ou pour une entreprise déterminée.


J’ai cru qu’il était nécessaire de donner plus de garanties à ce contrat et j’ai contribué, comme ministre, à faire voter la loi du 27 décembre 1890, qui le complète de la manière suivante :


Le louage de service, fait sans détermination de durée, peut toujours cesser par la volonté d’une des parties contractantes. Néanmoins, la résiliation du contrat par la volonté d’un seul des contractants peut donner lieu à des dommages-intérêts.

Pour la fixation de l’indemnité à allouer, le cas échéant, il est tenu compte des usages, de la nature des services engagés, du temps écoulé, des retenues opérées et des versements effectués en vue d’une pension de retraite et, en général, de toutes les circonstances qui peuvent justifier l’existence et déterminer l’étendue du préjudice causé. Les parties ne peuvent renoncer à l’avance au droit éventuel de demande des dommages-intérêts en vue des dispositions ci-dessus.

Les contestations auxquelles pourra donner lieu l’application des paragraphes précédents, lorsqu’elles seront portées devant les tribunaux civils et devant les cours d’appel, seront instruites comme affaires sommaires et jugées d’urgence.


Cet article donne des garanties à l’ouvrier, à l’employé qu’il ne peut être renvoyé brutalement : mais en même temps, il supprime la grève instantanée à la condition que les employeurs sachent s’en servir et que les tribunaux l’appliquent avec fermeté.

Quand les ouvriers, comme à Roubaix, quittent le travail en refusant de se conformer au délai de 15 jours que comportent les usages de la place ; quand des mineurs ou des métallurgistes, du jour au lendemain, ne rentrent pas ; quand des employés ayant droit à des retraites, comme ceux des manufactures de l’État quittent le travail ; quand d’autres, après avoir pris certains engagements les rompent, il est indispensable que les employeurs aient recours à l’article 1780 et fassent condamner les grévistes à des dommages-intérêts. C’est ainsi qu’ont agi avec juste raison les verriers du Rhône. Pour assurer le recouvrement de ces dommages, ils peuvent demander un cautionnement à leurs ouvriers. Qu’ils fassent payer ou ne pas payer les dommages-intérêts, c’est une question secondaire : mais le point important, c’est de bien démontrer au travailleur que le contrat de travail n’est pas un vain mot, mais une réalité, et qu’une des parties ne peut le rompre selon ses caprices et sa fantaisie.

Les idées sont encore si peu dégagées que quand des ouvriers se sont mis en grève, en général l’employeur semble considérer que le contrat tient toujours. Il se met à parlementer avec des délégués de « ses » ouvriers : et ils ne le sont plus, du moment qu’ils ont quitté leur atelier ou leur chantier.

L’employeur doit considérer que le contrat de travail est rompu et que tout gréviste ne fait plus partie du personnel de son établissement et poser pour règle qu’il reprendra ou ne reprendra pas, à son choix, les ouvriers qui ont quitté le travail.

La réintégration n’est pas plus un droit pour le gréviste qu’un vendeur ne pourrait forcer un acheteur à prendre une marchandise, qu’il aurait refusé de lui livrer, après l’avoir promise.

Un des inconvénients des « maisons ouvrières, » c’est qu’en présence d’une grève, l’employeur, qui loge ses ouvriers, se trouve dans la situation suivante : quand ils rompent le contrat de travail, il ne peut les mettre à la porte. Il conserve donc dans ses locaux, chez lui, autour de ses ateliers ou de ses puits, une population qu’il ne peut pas changer et qui empêche les ouvriers étrangers de venir.


IV. Le socialisme patronal a développé l’esprit, le besoin de protection chez les travailleurs et leur aptitude à accepter les théories du collectivisme. En multipliant leurs points de contact, avec l’employeur, il a multiplié les difficultés, les froissements, les mécontentements et les prétextes à mécontentements.

Les patrons qui veulent tout prévoir pour leurs ouvriers les rendent imprévoyants et ingrats : au lieu de développer leurs qualités intellectuelles et morales, ils les atrophient et les corrompent.

Pour moi les règles que doivent suivre les employeurs à l’égard des institutions de prévoyance se réduisent à celles-ci :

1o Sociétés de secours mutuels. Libéralités, soit : mais administration complètement remise aux mains des intéressés.

2o Les accidents, sauf le cas de lourdes fautes, à la charge des employeurs.

3o Livrets individuels de caisses de retraites, pouvant toujours être remis à l’ouvrier, ou sur sa demande ou selon les convenances de l’employeur.

Si l’industriel veut intéresser l’ouvrier à son entreprise, il faut que celui-ci soit toujours au courant de sa situation.

Toute institution qui a pour résultat d’aliéner l’indépendance réciproque de l’employeur et de l’employé et de rendre indéfini et immuable le contrat de travail est mauvaise.




  1. La Réforme économique, 23 avril 1893.
  2. Acollas, Manuel de Droit civil, t. II, p. 718.