La Tyrannie socialiste/Livre 6/Chapitre 6

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Ch. Delagrave (p. 243-246).
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Livre VI


CHAPITRE VI

Le militarisme, le protectionnisme et le socialisme


Deux types de civilisation. — Le type militaire. — La conquête de la paresse. — Le droit à l’apathie. — Le protectionniste et le socialiste. — L’un engendre l’autre.


Le développement du socialisme tient à deux causes : le militarisme et le protectionnisme.

Herbert Spencer a montré avec puissance l’antagonisme des deux types de civilisation : la civilisation militaire et la civilisation industrielle.

La civilisation guerrière est fondée sur l’obéissance passive de la masse aux ordres du chef, sur la hiérarchie établie d’autorité et les privilèges attribués à chaque rang social, sur la négation du droit de l’individu.

La civilisation productive est fondée sur l’initiative des citoyens ; elle acquiert son développement par leur travail et leur épargne. Elle a pour force motrice la concurrence.

Les deux civilisations sont contradictoires : et nous essayons le miracle de les faire coexister.

Chaque Allemand, chaque Français, reçoit, en passant à l’armée, l’empreinte du type de l’organisation militaire, bien plus facile à comprendre que les conditions de la liberté. Par besoin d’ordre, d’obéissance, et la recherche du moindre effort, il le transporte dans sa conception de la vie économique. Au fond, ces agités révolutionnaires ont un idéal de couvent ; et ce qu’ils indiquent comme but aux foules qui les suivent, c’est la conquête de la paresse. Ils leur demandent de se donner beaucoup de mal et même de donner des coups et d’en recevoir pour avoir droit à l’apathie : mais n’est-ce pas précisément la vie du sauvage guerrier qui méprise le travail ? et n’avons-nous pas là encore une preuve du côté régressif du programme socialiste ?

D’après les constatations que nous avons faites, le mot socialisme peut être défini : « l’intervention de l’État dans la vie économique du pays. »

— Mais alors, sont-ils socialistes, les hommes qui, au nom de l’intérêt de la propriété foncière, demandent des droits de douanes sur les blés, sur les avoines, sur les chevaux, sur le bétail, les bois, les vins ? Ceux qui, au nom des intérêts de « l’industrie nationale » et « du travail national », demandent des droits de douanes sur les cotons, les soies, les laines, les tissus de tous genres, les fers depuis les rails jusqu’aux plumes, les machines, les produits chimiques, et tous les objets quelconques, dus à l’industrie humaine ?

À cette interrogation, je réponds par l’affirmation la plus nette et la plus positive :

— Oui, vous êtes socialistes, grands et petits propriétaires, qui réclamez des tarifs de douanes, car que demandez-vous ? sinon l’intervention de l’État pour garantir les revenus de votre propriété. Que demandez-vous, industriels et manufacturiers de tous genres, qui réclamez des tarifs de douanes ? sinon l’intervention de l’État pour garantir vos bénéfices. Et que demandent les socialistes ? sinon l’intervention de l’État pour garantir aux ouvriers un maximum de travail, un minimum de salaire ? Et que demandez-vous tous, en définitive ? sinon l’intervention de l’État pour vous protéger tous contre la concurrence, concurrence du progrès du dehors — vous protectionnistes — concurrence de l’activité au dedans, — vous socialistes, à l’aide de quoi ? sinon en faisant peser, pour la fausser, sur la loi de l’offre et de la demande tout l’effort social, au profit arbitraire de telle ou telle catégorie de producteurs ou de travailleurs, et au détriment de l’ensemble des consommateurs et des contribuables qui sont tout le monde.

La conception des devoirs économiques de l’État est la même pour ce gros propriétaire foncier qui se déclare « conservateur », pour ce grand industriel qui a la haine des socialistes et pour ce socialiste misérable qui lance ses invectives haineuses contre la propriété et l’usine. Ils commettent la même erreur. Ils sont victimes de la même illusion. Ces gens qui se croient ennemis sont des frères en doctrine. De là vient que toute recrudescence du protectionnisme engendre une recrudescence de socialisme. Les socialistes de 1848 étaient les fils directs des censitaires protectionnistes de la Restauration et du gouvernement de Louis-Philippe.

Si des protectionnistes nient cette parenté intime, je place en face d’eux un socialiste qui leur dit :

— Vous demandez des droits de douane pour vous garantir des revenus ou des bénéfices. Vous invoquez les intérêts supérieurs de l’agriculture et du travail national. Soit. Vous m’avez même demandé de m’associer à vous pour cette besogne[1]. Mais quelle part m’en donnez-vous, à moi travailleur ? Vous réclamez le secours de « la société », je demande aussi à le partager, et avec d’autant plus de droit que « dans la société » je tiens, du moins au point de vue du nombre, une place plus large que la vôtre.

Devant ce langage, le protectionniste est d’autant plus obligé de rester muet que le socialiste pourrait encore ajouter :

— Pour vous protéger, vous frappez le blé, la viande, les vins, les matières indispensables à mon alimentation. À la douane, les tissus, les objets d’un usage commun, par conséquent le meilleur marché, ceux qui me sont destinés, supportent les droits les plus lourds. C’est donc sur mes besoins, et par conséquent sur mes privations, que vous demandez au gouvernement de garantir vos revenus et vos bénéfices. À mon tour, je me retourne et vous dis : Rendez-moi ce que vous me prenez ; je réclame ma part. Garantissez-moi mon salaire. Limitez mes heures de travail. Supprimez mes concurrents, comme les femmes. Supprimez le travail aux pièces qui peut être une incitation à une trop grande production à trop bon compte. Ceci est pour aujourd’hui ; mais demain il faudra que la propriété et l’usine soient entre mes mains seules. L’État sera le seul producteur, le seul commerçant, et tous les bénéfices seront pour moi.


  1. Lettre des grévistes de Lillebonne (Siècle, 7 juin 1893).